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1.3 Un idéal type normatif

1.3.1 Un modèle cohérent ?

La théorie du ménage public de Musgrave (1959c) constitue-t-elle un mo- dèle cohérent ? Buchanan (1960b) en fait sa critique principale à Musgrave. D’un point de vue strictement individualiste, Buchanan n’a pas tort. Le concept de besoin méritoire, puis de bien méritoire, introduit une incohérence. La construction logique de la théorie de Musgrave des trois fonctions de l’État suit en apparence une approche déductive (top-down) à partir de prémisses posées a priori (au sens familier). Dans le modèle de Samuelson (1954) dont Musgrave reprend en partie le raisonnement, la nature des biens collectifs est posée mathématiquement. Musgrave (1959c) choisit plutôt de les définir en fonction du critère de non-exclusion. C’est à partir de ce critère technique qu’est logiquement défini le concept idéal de bien social. Ce n’est que dans un deuxième temps qu’on identifie des services publics qui correspondent (dans une certaine mesure) à cette définition idéale. De même, la conceptualisation des attributions publiques en trois fonctions (à chacune desquelles on attribue un budget) n’est pas directement induite à partir de l’observation du fonc- tionnement réel des administrations publiques. Toutefois, le concept de besoin méritoire, lui, n’est pas déduit à partir de prémisses a priori. On peut dire que les prémisses, ou les fondations éthiques du concept ne sont même pas claires pour Musgrave lui-même dans les années 1950 et 1960s (voir chapitre 4). Le concept de besoin méritoire a plutôt été pensé comme un idéal type construit à partir de l’observation des attributions publiques des États contemporains25

. Lorsqu’il rédige sa Theory, Musgrave a déjà plusieurs années d’expérience de travail à la Réserve Fédérale américaine (1941-1947) et il a aussi fait par-

24. « It remains to note two points of methodology, both traced to Max Weber’s towering figure in my early years. First, there is his concept of ‘ideal type’ as a rational and consistent set of actions directed at achieving a normative goal. » (Musgrave, 1999, p. 35).

25. L’idéal type cadre mal avec la distinction épistémologique anglaise entre induction et déduction. Comme l’explique Tribe (1995, p. 91), Weber étudie les phénomènes dans leur historicité, mais il insiste également sur le processus d’abstraction dans la construction idéale typique, sans pour autant verser dans la formalisation mathématique. En cela, Musgrave lui sera fidèle.

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tie de plusieurs comités d’expertise fiscale aux États-Unis et à l’étranger. Le concept de bien méritoire appréhende différentes responsabilités de l’État en- vers le bien-être des citoyens qui ne peuvent être subsumées dans la catégorie de bien social (ou bien collectif) (voir Chapitres 2 et 3). Pour que la théorie soit utile à la rationalisation des politiques budgétaires, il lui faut des concepts qui puissent appréhender l’ensemble des fonctions potentiellement légitimes de l’État. Il y a donc un premier niveau d’incohérence, ou de pluralisme métho- dologique dans la formation des concepts de la théorie. Néanmoins, c’est un souci de réalisme et d’utilité de la théorie qui guida Musgrave : « A realistic view of the fiscal scene cannot avoid the many instances where policy seems to interfere with rather than respond to individual preferences » (Musgrave et Musgrave, 1984).

Je montre maintenant que cette incohérence est causée par les transforma- tions méthodologiques de la première moitié du vingtième siècle. Dès sa thèse de doctorat, Musgrave s’intéresse déjà au fonctionnement budgétaire de l’État et à son effet sur le bien-être de la population. Il se place du point de vue de l’État (voir chapitres 2, 3, 4). Mais cette perspective ne pose pas problème dans sa thèse de doctorat parce qu’il récuse volontiers la réduction de ce point de vue à des évaluations individuelles26.

La nature des besoins sociaux est soulevée par Musgrave comme un pro- blème dans la comptabilisation des bénéfices des biens publics (Musgrave, 1937, p. 121). En effet, dans la mesure où certains besoins sont satisfaits par des biens indivisibles qui profitent à tous également, il devient difficile d’en évaluer l’effet sur le bien-être des individus qui composent la communauté. À la suite de Sax (1924b), Musgrave (1937) nomme ces besoins des ‘besoins proprement sociaux’ (social wants proper) : « [I]n the case of certain goods and services supplied by Public Economy it is not possible to divide up the total benefit into partial benefits enjoyed by the individual taxpayers » (Musgrave, 1937, p. 120). Mus- grave suppose qu’il existe des besoins individuels et des besoins proprement sociaux. La plupart des premiers sont satisfaits par le marché, mais l’économie publique peut satisfaire soit des besoins sociaux, soit des besoins individuels (p. 335).

Comment cette comparaison des bénéfices est-elle possible ? Musgrave ré- pond que l’État peut homogénéiser les besoins a priori hétérogènes en les

26. Les paragraphes qui suivent sont adaptés d’un article présenté au colloque de l’Asso- ciation internationale Walras en septembre 2015 (Desmarais-Tremblay, 2015).

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ramenant à un dénominateur commun, l’importance sociale :

The comparison is rendered possible by reducing both types of wants to a common denominator, thus rendering the aggregate body of wants homogeneous. The government, if deciding to satisfy ‘individual wants’ looks at the latter from the point of view of social necessity, i.e., they are satisfied qua social’ – not qua individual’ wants. While, therefore, from the point of view of the individual household, the total system of wants appears non-homogeneous (consisting of individual and social wants), from the point of view of Public Economy the total system of wants is homogeneous (consis- ting of social wants proper and socially interpreted individual wants) (Musgrave, 1937, p. 336)27.

Ainsi, l’économiste peut supposer qu’une échelle sociale des besoins (schedule of social wants) a préalablement été établie par le décideur public. C’est donc une hypothèse analogue à celles des préférences individuelles données, mais pour l’agent de l’économie publique (p. 337)28

.

En ce qui concerne les dépenses de transfert qui se font en nature, Musgrave (1937) affirme qu’il y a plusieurs cas où l’évaluation individuelle du besoin sous-estime leur valeur sociale :

[There exists] a large number of public expenditure items, aiming at the satisfaction of individual wants, but proceeding on the basis of social, rather than individual, evaluation of such wants. Instead of housing, a free supply of educational, medical or sanitary ser- vices could have been chosen as examples. Not only may in certain instances the individual evaluation of such services be below the social one, but it may actually be zero or negative. [...] The socio- logical process in back of the formulation of social value scales is far more intricate than that of the simple arithmetical addition of items of individual evaluation. (p. 348-349)

Or, contrairement à ce qu’il adviendra des besoins méritoires dans les années

27. Voir également Musgrave (1941b, p. 322 n 5).

28. Schäffle affirmait que le travail de classification des besoins était du ressort de l’homme d’État, alors que Ritschl défendait l’idée que c’est la communauté qui doit décider des besoins à satisfaire ( Musgrave 1937, p. 53 et p. 61). Musgrave, quant à lui, se contente de dire que la construction de ce classement est le fruit d’une analyse sociologique (p. 337). Pour une critique réductionniste du concept de valeur sociale, voir Schumpeter (1909), également référencé par Musgrave.

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1960, l’interprétation sociale de certains besoins individuels ne pose pas de pro- blème méthodologique pour Musgrave en 1937. En adoptant le point de vue du planificateur de l’économie publique, Musgrave n’est pas contraint de réduire toute forme d’évaluation sociale à des évaluations individuelles subjectives.

Cependant, dans la foulée des aspirations néo-positivistes, de Pareto à Sa- muelson, en passant par Robbins, l’individualisme méthodologique gagna du terrain29

. Les modes de raisonnement de l’économie de marché néo-classique vinrent à s’imposer à la conceptualisation économique de la sphère publique et des choix collectifs. Dans sa Theory, Musgrave (1959c) tente de se conformer à l’individualisme méthodologique. Il admet désormais que les biens qui satisfont les besoins sociaux sont évalués par les individus eux-mêmes :

The basic precept of our analysis has been that public wants, the sa- tisfaction of which is provided through the budget, are an inherent part of the preference patterns of the individual members of the community. In this respect they do not differ from private wants, the satisfaction of which is provided through the mechanism of the market. As a conceptual matter, individual demand schedules for services supplied in the satisfaction of public wants may be derived from the indifference pattern of individual preferences–as demand schedules for services supplied in the satisfaction of private wants are derived. The basic problem in the theory of public economy, therefore, is not that social wants are generated in some different and mysterious fashion (Musgrave, 1959c, p. 133-134).

Ainsi, Musgrave admet désormais que les besoins sociaux sont homogènes aux besoins privés ; ils font tous deux partie de la même échelle de préférences individuelles. Mais il n’en va pas ainsi des besoins méritoires qui, a priori, ne respectent pas les préférences individuelles parce que, selon l’interprétation courante, ils sont identifiés ‘d’en haut’, par le décideur public. Le concept de besoin (bien) méritoire est donc incohérent avec l’approche individualiste qui caractérise les besoins sociaux, à la suite de Samuelson (1947b, 1954). Il constitue un relent du point de vue social irréductible adopté par Musgrave dans sa thèse en 1937 (voir Chapitres 2 et 4)30

.

29. Un des enjeux méthodologiques est la critique des comparaisons interpersonnelles. Le point de vue social adopté par Musgrave nécessite une forme de comparaison. Dans la mesure où ces comparaisons ne sont plus acceptables, il ne reste que la perspective individualiste. Sur ce, voir chapitre 4.

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