1.4 Magnétorésistance tunnel : modèles théoriques
1.4.5 Modèle de Butler
Parmi ces travaux, on retiendra ceux sur le système Fe/MgO/Fe, menés indépendamment
par Butler [42] et Mathon et Umerski [43]. Tous deux sont basés sur des modèles et calculs
ab-initio (suivant une approche légèrement différente), et prédisent des TMR allant jusqu’à 1000
% à température ambiante.
Le point commun à tous ces résultats est le rôle crucial joué par la qualité cristalline des
couches qui constituent les jonctions. Plus précisément, il s’agit de jonctions tunnel épitaxiées,
c’est-à-dire préparées par un procédé permettant de faire croître des cristaux, où les atomes
s’empilent de manière ordonnée. La qualité cristalline des couches est généralement très bonne,
ce qui fait que l’on doit prendre en compte la périodicité du réseau sur les propriétés de transport
des électrons. Les électrons ne sont plus considérés comme libres, mais sont soumis au potentiel
périodique résultant de l’ordonnancement régulier et périodique des atomes du matériau,
agen-cement qui possède une certaine symétrie. Il faut donc avoir recours au formalisme des ondes
de Bloch. Leur fonction d’onde se décompose comme suit :Ψ(k, r) = u(k, r)e
ikr˙, oùu(k, r)
est une fonction qui possède la périodicité du réseau, c’est à dire qu’elle a la propriété suivante :
u(k, r) = u(k, r+R),Rétant la périodicité du potentiel.
Nous allons décrire dans les grandes lignes ce qui se passe dans le cas du système Fe / MgO
/ Fe. On ne s’appesantira pas ici sur le détail des méthodes de calcul. Le problème est traité de
manièreab initio: aucune donnée empirique n’entre en ligne de compte ; seule la position des
atomes dans la maille cristalline est considérée dans les calculs. Ces derniers sont réalisés avec
des codes de calcul spécifiques. Pour une description plus détaillée de ces travaux, ainsi que de
la physique sous-jacente, on pourra consulter (par exemple) les thèses de Jérôme Faure-Vincent
[44] et de Pierre-Jean Zermatten [45].
Le modèle dit de Butler consiste à considérer un modèle de transport à plusieurs canaux
de conduction indépendants. Chacun d’entre eux est associé à un état de Bloch de symétrie
particulière, et on suppose que seuls les électronsk
//= 0participent à la conduction. Les taux
d’atténuation dans la barrière sont différents pour chacune des symétries, ce qui conduit à une
conduction privilégiée pour certaines d’entre-elles. Les états assurant la conduction ne sont pas
les mêmes pour les porteurs de spin majoritaire et minoritaire, ce qui conduit à un contraste
important de la conduction totale en fonction de la configuration magnétique relative des deux
électrodes magnétiques.
Système Fe/MgO/Fe(100)
Pour de fortes épaisseurs de MgO, le transport tunnel est principalement assuré par les
électrons de vecteur d’onde k
//= 0, c’est à dire ceux de direction perpendiculaire au plan
(100) du Fe, qui possède une structure cristalline de type bcc (body centered cubic, cubique
centré en français). Dans l’espace réciproque, cela correspond au segmentΓ-H dans la zone de
Brillouin à 3 dimensions, et au pointΓ dans la zone de Brillouin à 2 dimensions. On va donc
s’intéresser à la structure électronique dans cette direction, notée par convention∆.
FIG. 1.13 – A gauche, zones de Brillouin de volume, et de surface (100) pour le Fer. La
direc-tion ∆est celle du segment Γ-H. Illustration tirée de [46], cité dans [44]. A droite : bandes
calculées, pour les états de spin majoritaire et minoritaire, dans le Fe(001) suivant la direction
Γ-H. L’énergie est indiquée en eV au-dessus du niveau de Fermi.
Les états de Bloch sont notés∆
i, en référence à leur représentation irréductible
correspon-dante. La théorie des groupes permet d’indexer ces états en fonction des propriétés de symétrie
des orbitales électroniques associées. En l’occurrence, ici, les orbitales correspondantes aux
états ∆
isont laissées invariantes par toute transformation de symétrie ∆. Le tableau 1.1
in-dique les correspondances entre états et orbitales. Par la suite, on parlera de « symétrie ∆
i»,
ou « d’électrons de symétrie∆
i» pour désigner les états de Bloch associés à la représentation
irréductible∆
i.
Le calcul des structures de bandes du fer (figures 1.13 et??) montre qu’au niveau de Fermi,
les états présents sont∆
1, ∆
5,∆
20pour les électrons de spin majoritaire, et ∆
5, ∆
2,∆
20pour
1.4. Magnétorésistance tunnel : modèles théoriques
FIG. 1.14 – Représentation de la structure de bandes électroniques des deux populations de
porteurs, pour le fer bcc. La zone en surbrillance correspond à la direction ∆. Les bandes
correspondant aux porteurs majoritaires sont tracées en trait plein, celle pour les porteurs
minoritaires sont tracées en pointillés. Image extraite de [47], cité dans [7]
ceux de spin minoritaire. Ce résultat est important dans la compréhension des propriétés de
magnétorésistance tunnel. En effet, il ne peut y avoir tunnel pour un canal de symétrie donnée
que s’il y a un état disponible dans la seconde électrode, de même symétrie. Dans le cas présent,
on voit qu’en configuration antiparallèle, un électron de symétrie∆
1ne peut pas traverser la
barrière par effet tunnel faute d’état disponible dans l’électrode réceptrice (en supposant que
l’électron ne subisse pas de processus de diffusion susceptible de modifier sa symétrie).
Filtrage des symétries par la barrière
Le MgO, quant à lui, est un isolant à gap direct (ce gap mesure environ 8 eV). Il cristallise
dans une structure de type NaCl (maille cubique), avec un paramètre de maillea = 0.421 nm
pour le MgO massif.
En considérant des barrières tunnel MgO épaisses, le transport tunnel a lieu surtout dans
la direction perpendiculaire au plan du Fe(001), ce qui nous autorise à ne considérer, dans un
premier temps, que les électrons de symétries∆(pour lesquelsk
//= 0).
Les considérations précédentes sur la structure électronique des électrodes permettent
d’abou-tir au calcul des densités d’états des électrons qui participent au processus de conduction par
effet tunnel (tunnel density of states, ou TDOS) [42]. Cette quantité peut être interprétée comme
la probabilité que les électrons d’une symétrie donnée ont de traverser la jonction. Les
résul-tats de ces calculs sont reproduits sur la figure 1.15. La densité d’érésul-tats des électrons tunnel est
Etat de Bloch Orbitales électroniques
∆
1s,p
z,3d
z2∆
23d
x2−y2∆
203d
xy∆
5p
x,p
y,3d
xy,3d
yzTAB.1.1 – Récapitulatif des états de Bloch et de leurs orbitales électroniques correspondantes,
pour le Fe bcc.
calculée en fonction de l’épaisseur de MgO dans la structure Fe/MgO/Fe, et ce pour les
diffé-rents porteurs, de spin majoritaire et minoritaire. Ces calculs sont effectués pour des électrons
de vecteur d’ondek
//= 0.
FIG. 1.15 – Calculs de la densité d’états des électrons participant au processus de conduction
tunnel, pour les symétries ∆
i. En haut : densités d’états pour les porteurs de spin
majori-taire (droite) et minorimajori-taire (gauche). En bas, densités d’états pour la configuration parallèle
(gauche) et anti-parallèle (droite). Document extrait de l’article [42]
On voit clairement les taux d’atténuation différents dans la barrière pour les différentes
sy-métries. Au niveau de Fermi prédominent les électrons∆
1, ∆
5, ∆
20pour les porteurs de spin
majoritaires,∆
5,∆
2et∆
20pour les porteurs de spin minoritaires. Le filtrage à proprement
par-ler a donc lieu dans la barrière : les∆
1qui conservent leur symétrie après avoir passé l’interface
subissent une atténuation relativement faible, alors que les autres ont une atténuation bien plus
prononcée. Il en résulte que les états∆
1dominent la conduction pour l’état parallèle.
1.4. Magnétorésistance tunnel : modèles théoriques
Pourquoi les états de symétrie sont ils atténués de manière différente dans la barrière ? Il y
a deux explications à considérer :
– Il y a une première sélection des états de Bloch dans l’électrode émettrice, du fait des
propriétés cristallines de la couche de fer. La symétrie dans le plan (x,y) des électrodes
impose des oscillations de la fonction de Bloch (et, plus précisément, de sa composante
Ψ(x, y) dans le plan). Cela se traduit par une modulation périodique dek
//(et donc de
dans la barrière), qui est fonction du nombre de nœuds deΨ(x, y). Par exemple, pour les
orbitaless, la fonctionΨ(x, y)ne s’annule pas dans le plan, au contraire des orbitalesp
etd. Pour ces dernières, il y aura une augmentation du taux de décroissance dans le plan.
Ainsi s’explique le taux d’atténuation pour les symétries : faible atténuation pourκ
∆1(pas
de nœuds dans le plan (001)), puis, dans l’ordre, plus élevée pour∆
2etκ
∆5(orbitales en
xet en y), puis ∆
20(orbitales en xy). On trouvera une description plus complète de ce
phénomène dans [48].
– L’autre explication est l’existence des MIGS (metal induced gap states) dans la barrière
[49]. Dans un isolant, il n’y a normalement pas d’états électroniques au niveau de Fermi,
à la différence d’un métal où la bande de conduction se trouve au niveau de E
F. Grâce
à l’effet tunnel, ces états électroniques du métal peuvent cependant pénétrer dans
l’iso-lant. Il y a donc des états évanescents du métal qui se propagent dans la barrière, avant
de s’atténuer après une certaine distance (de l’ordre de quelques monocouches). Ils sont
décrits par des bandes complexes dans le MgO. C’est la structure de ces bandes
com-plexes (calculée dans l’article, pourk
//= 0) qui fait apparaître les différences des taux
d’atténuation pour les différentes symétries. Dans l’ordre, on aκ
∆1<κ
∆5<κ
∆20