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Le modèle anglais de sécularisme : une laïcité alternative ?

A. Que Signifie Laïcité ? Le Sens

4) Le modèle anglais de sécularisme : une laïcité alternative ?

Pour clarifier la définition de laïcité, il convient d’abord de séparer, sans faire une catégorisation définitive, ce concept du concept de sécularisation, qui est plus social que juridique. Une catégorisation stricte n’est pas exigée car aujourd’hui le processus de laïcisation est en interaction avec celui de sécularisation.

Pour autant, il faut préciser que la laïcité exprime une situation juridique établie, et la laïcisation ou la sécularisation affirment les conséquences d’un processus politique et social. Selon M. Erdoğan, la laïcité, qui est différente de la sécularisation ou du sécularisme, n’est pas un phénomène sociologique mais un principe politique et juridique126.

Selon B. Tanör, la laïcité d’origine française, est une conception combative et militante du principe de laïcité127. Quant au sécularisme, celui-ci est évolutif mais pas révolutionnaire. Il exprime ainsi que la France, en tant qu’état laïque en Europe, constitue une exception. Dans son livre intitulé La Religion dans la démocratie, M. Gauchet parvient à une déduction intéressante en attribuant la laïcité aux pays de tradition catholique reconnaissant une rupture avec Rome, et la sécularisation à l’Europe protestante128.

Pourtant, il faut préciser que les deux concepts peuvent créer des conséquences similaires, lorsqu’ils tentent, non pas de décrire une situation de fait, mais lorsqu’ils visent à créer un processus de démocratisation en instaurant l’égalité et la liberté (de conscience) des citoyens.

126 Mustafa Erdoğan, Demokrasi Laiklik Resmi İdeoloji, Liberte Yayınları, Ankara, 2000, 2ème Édition, p.292.

127 Bülent Tanör, « Laiklik, Cumhuriyet ve Demokrasi », in Laiklik ve Demokrasi, Ibrahim Ö. Kaboğlu

(éd.), pp. 25-28, Pour le résumé en français: pp. 250-251.

128 Marcel Gauchet, (1998), op. cit., pp. 19-20. « D’un côté, une Europe de la laïcisation, dans des pays

catholiques caractérisés par l’unicité confessionnelle, où l’émergence d’une sphère publique dégagée de l’emprise de l’Église romaine n’a pu passer que par une intervention volontariste, voir chirurgicale, du pouvoir politique ». (Ibid., p.19).

37 a) La laïcisation et la sécularisation : une distinction ambiguë

D’après J. Baubérot, la laïcisation présente deux caractéristiques : d’une part la séparation progressive de diverses fonctions de la vie publique entre deux entités et, d’autre part, l’affranchissement de ces fonctions de la tutelle de l’État. Ceci est différent de la laïcité en tant que principe, processus instauré par des choix politiques à travers différentes lois votées et mises en œuvre. En d’autres termes, la sécularisation, tout comme la laïcisation, est le fruit de diverses mutations sociales et de processus culturels qui ne sont pas décrétés.

Alors, en acceptant la laïcité comme un principe juridique et politique, il est possible de dire que la laïcisation correspond plutôt, en ce sens à la dimension institutionnelle de la sécularisation129. L’évolution de ces deux concepts peut se traduire par une disparition naturelle de la religion comme instance de socialisation, liée à l’autonomisation et au développement de nouvelles instances de socialisation. À la lumière de cette définition, il apparaît que le processus de laïcisation tend à fonctionner comme un accélérateur

institutionnel de la sécularisation.

Malgré cela, soulignons que M. Barbier considère la sécularisation et la laïcisation comme deux concepts synonymes130 : la religion devient, à son sens, un sujet de conscience dans la conception de la laïcité puisque « l’État n’intervient pas en matière

religieuse et les confessions n’exercent aucune influence sur les affaires publiques ».

Cette conception de la laïcité n’est pourtant pas toujours réalisable en raison de l’existence d’une surveillance étatique sur la religion et sur les domaines qui leur sont communs, comme l’enseignement et l’éthique. Par conséquent, cette compréhension de la laïcité ne permet jamais « une séparation totale entre l’État et la religion ».

Enfin, il est possible de dire que le Royaume-Uni, possédant une religion officielle et une reine à la tête de son Église, n’est pas un état laïque au sens juridique, mais est un état qui a connu une laïcisation/sécularisation de ces institutions et est donc devenu un état séculier (plutôt que laïque), respectant les libertés individuelles et la pluralité religieuse.

129 Jean Baubérot, Laïcité 1905-2005, entre passion et raison, Seuil, Paris, 2004, en particulier dans le

chapitre 4, « Médecine, école : laïcisation et sécularisation ».

130 De plus, l’approche de Barbier est l’un des exemples qui considère la sécularisation et la laïcisation

comme des concepts synonymes. Il trouve qu’au sens large, la laïcité «désigne la séparation entre la

religion et les réalités profanes » qui se réfère à un processus de séparation « qu’on appelle laïcisation

38 Voilà pourquoi il est essentiel de ne pas confondre les mots laïcité, sécularisme et laïcisation. Néanmoins, il faut préciser que même pour les états ayant adopté juridiquement le principe de la laïcité, il existe des ruptures considérables quant à l’application du principe. Par exemple, la direction des affaires religieuses turque, qui est une institution religieuse organisée dans un état laïque, qui ne représente que la majorité sunnite du pays, ne permet ni l’application d’une stricte séparation, ni une neutralité vis-à-vis des croyances religieuses.

En ce sens nous pensons, sans référence à une définition académique, que le mot

laïcisation nous donne un aperçu plus intense, qui prône une abstraction totale de la

religion, alors que la sécularisation peut être graduelle ou partielle.

Le mot sécularisation est utilisé davantage dans le langage courant et académique dans un contexte social alors que la laïcisation est un phénomène politique qui reflète l’état juridique des institutions.

Selon Maclure et Taylor, « la laïcisation est le processus à la faveur duquel l’État

affirme son indépendance par rapport à la religion, alors que l’une des composantes de la sécularisation est l’érosion de l’influence de la religion dans les pratiques sociales et dans la conduite de la vie individuelle. Si la laïcisation est un processus politique qui s’inscrit dans le droit positif, la sécularisation est plutôt un phénomène sociologique qui s’incarne dans les conceptions du monde et les modes de vie des personnes »131

Malgré cela, Marcel Gauchet conteste la pertinence descriptive des deux catégories de

laïcisation et de sécularisation ; bien qu’elles aient « leur emploi à leur niveau », elles

n’ « épuisent pas le fond du problème » et « dépeignent adéquatement la surface »132. Pour éviter toutes sortes de confusions découlant des nuances entre les deux concepts, il nous suffit de connaitre la distinction superficielle entre la laïcisation d’un régime politique et la sécularisation d’une société.

Pour avoir une approche plus pertinente il n’est pas nécessaire de chercher à formuler une définition mot-à-mot. En revanche, nous devons essayer de trouver les points

communs entre la laïcité et le sécularisme, sans les catégoriser strictement. Cette

approche peut nous aider à harmoniser les sens des processus dérivés du sens de ces deux concepts.

131 Jocelyn Maclure, Charles Taylor, op. cit., p.24. À ce sujet voir également : Charles Taylor, A Secular

Age, The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge (Mass.), 2007.

39 b) La Laïcité et le sécularisme : deux catégories distinctes ou un esprit

commun ?

À la lumière de la conception de Maclure et Taylor, malgré le fait que le sens de laïcité et de sécularisme ne soient pas identiques, il est possible de comprendre dans un « esprit commun » les deux, sans se heurter à la nécessité d’une séparation stricte de l’Église et de l’État ou sans exigence d’une expression manifeste du principe juridique de la neutralité de l’État. Les deux penseurs les définissent dans une conception large, comme les « régimes de laïcité » des régimes politiques qui visent à réaliser les principes de respect égal et de liberté de conscience133.

Bien que la laïcité soit un principe juridique qui exprime la neutralité de l’État, cette neutralité en pratique, n’est pas toujours absolue, même dans les États qui reconnaissent la laïcité comme un principe juridique. En ce sens, pour protéger les socles de la société démocratique, les « états laïques » comme la France et la Turquie poussent parfois les limites de cette neutralité.

En Turquie, l’État depuis sa fondation, jusqu’à une époque récente (la situation a changé avec l’arrivée au pouvoir de l’AKP), a cherché à adopter une position active contre les religions pour pouvoir assurer l’égalité des citoyens dans un environnement où il n’existerait aucune religion dominante au niveau social.

Si nous interprétons ensemble la laïcité avec l’esprit de la démocratie, il faut reconnaitre le même respect à tous les citoyens et garantir que l’État soit l’État de tous les citoyens, un état neutre par rapport aux religions et à toutes les pensées philosophiques ou convictions. Alors, il est possible d’admettre que la séparation de l’Église et de l’État représente une démarche importante, représentant la neutralité de l’État afin d’assurer la pluralité dans la société.

De nos jours, l’État libéral démocratique considère les individus comme des « agents

moraux autonomes » libres de choisir leur propre conception de « la vie bonne »134. Les modèles de laïcité combattante de France (surtout de la IIIème République) et de Turquie (le Kémalisme), bien que cherchant à garder une neutralité envers les religions, n’ont pas pu rester neutres au point de ne pas imposer une conception du monde et du bien135.

133 Jocelyn Maclure, Charles Taylor, op. cit., p.36.

134 Ibid., pp. 23-25.

40 Ceci était visible en Turquie lors de la période du parti unique, qui tentait de forcer la sécularisation de la société sans laïciser pour autant la structure de l’État, en conservant des institutions étatiques religieuses comme la direction des affaires religieuses, et en forçant les individus à adopter une interprétation étatique de la religion musulmane. Pour éviter cela, les démocraties contemporaines veillent à assurer une neutralité envers toutes les religions et croyances ou philosophies non-religieuses, sans imposer une sécularisation au niveau social.

Pour garantir l’égalité entre les citoyens, l’État démocratique ne doit pas favoriser une religion ou une doctrine philosophique morale. L’État démocratique doit avoir la capacité de justifier l’impartialité de ses décisions136. En ce sens, « les raisons justifiant

son action doivent être (« laïques ») ou (« publiques »), c’est-à-dire dérivées de ce que nous pourrions appeler [selon J. Rawls] une « morale politique minimale », et potentiellement acceptables pour tous les citoyens »137.

Bien qu’il ne reconnaisse pas juridiquement le principe de neutralité religieuse, un état démocratique doit être neutre en ses actes pour garantir l’égalité de tous les citoyens. La sécularisation et la laïcité peuvent être étudiées dans un contexte harmonieux exprimant le point commun de tous les citoyens, sauf si la sécularisation se réalise par le biais d’un processus naturel et ne constitue pas un aspect étatique imposé de la laïcité.

Enfin, il n’existe pas de laïcité alternative nommée sécularisme, mais deux notions qui visent des conséquences similaires, qui se nourrissent et s’enrichissent de la force « cratos » du peuple, « démos » signifiant la « démocratie ».

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