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Mobilité, processus d’européanisation et d’érosion des sociétés nationales

UNE ENQUETE COMPARATIVE EXPLORATOIRE

1. Mobilité, processus d’européanisation et d’érosion des sociétés nationales

Notre travail n’a pas pour origine les travaux sur les cadres au sens français du terme (cf l’ouvrage fondamental de Boltanski, 1982, Groux, 1983, Bouffartigues, 2001, Cousin, 2004), qui ont essentiellement pour origine les cadres au travail.

Notre intérêt pour les cadres supérieurs a pour point de départ nos travaux de sociologie urbaine dans des villes européennes (Bagnasco, Le Galès, 1997, Kazepov, 2004, Le Galès, 2003) notamment en Italie à Milan (Andreotti, 2006 à paraître), en France et en Grande-Bretagne; les travaux sur la ségrégation sociale et les processus de gentrification (Préteceille, 2002, Butler et Robson, 2001, Hamnett, 2004, et Savage et al., 2005) ainsi que les travaux sur les transformations des sociétés européennes (Crouch, 1999, Mendras, 1994, les publications de l’Observatoire du Changement Social en Europe).

Les sociétés européennes demeurent pour une large part des sociétés nationales construites pendant des périodes plus ou moins longues, structurées par des formes diverses

d’Etat-nation depuis au moins le XIXème siècle. Les processus d’intégration, de différenciation

sociale, de création des catégories et des hiérarchies se sont développés dans ce cadre. Pour différentes raisons qui ne sont pas évoquées ici, une partie de la littérature sociologique suggère que ce processus touche à sa fin. Alors que les études européennes étaient dominées par la question de l’intégration politique, une sociologie de l’intégration européenne est en

train de se constituer qui nous paraît centrale pour analyser le changement social1.

Notre argument de départ est le suivant : les processus de mondialisation et d’européanisation modifient les hiérarchies sociales nationales, en termes de prestige, de rapport au politique, de revenus mais aussi de valeurs.

Nous avons essayé de documenter et d’analyser par ailleurs les processus d’érosion des sociétés nationales. En effet, au sein de l’Europe occidentale, chaque société nationale a connu sa propre trajectoire, son propre développement en s’opposant les unes aux autres. Les différences de langues, de structures sociales, de cultures n’ont fait que se renforcer avec le

développement de l’Etat-nation tout au long du XXème siècle. On retrouvait bien le processus

Wébérien de double mouvement 1) de renforcement des frontières et de différenciation avec l’extérieur qui s’accompagne de l’organisation d’un ordre interne, et 2) d’homogénéisation progressive d’une société nationale…et ce, malgré les relations internationales ou le commerce international.

Pourtant, le processus de renforcement continu des sociétés nationales depuis plus d’un siècle touche peut-être à sa fin. Les réseaux transnationaux, les processus de mondialisation et d’européanisation, les demandes d’autonomie des villes et des régions remettent en cause le modèle de société nationale toujours plus homogène. Ces processus d’européanisation ou de globalisation sont contestés, variés, très inégalement avancés d’un secteur à l’autre, d’un endroit à l’autre, parfois déconnectés les uns des autres. Les sociétés, y compris les sociétés urbaines, s’organisent désormais dans l’interaction entre des échelles variées, enchevêtrées, parfois contradictoires. Cette modification des échelles s’analyse en partie en lien avec les transformations du capitalisme.

Un courant théorique interprète ces processus comme une transformation fondamentale des sociétés proposant de prendre au sérieux l’hypothèse de la formation d’une société mondiale, et en ce qui nous concerne éventuellement des éléments de société européenne. Autrement dit, la dynamique des flux, des interactions, des stratégies d’acteurs collectifs et individuels est telle que la société aujourd’hui serait en voie de recomposition à l’échelle mondiale à partir des processus de mondialisation. Des systèmes sociaux seraient en voie de constitution qui ne seraient plus articulés dans le cadre des Etats-nations. La culture, les représentations, les mouvements sociaux (y compris environnement et droits de l’homme), le capitalisme, c’est-à -dire les forces à l’avant garde de ces processus s’évadent des Etats-nations (exit). L’échelle mondiale serait ainsi le nouveau niveau de structuration des grands conflits (culturels et sociaux) des intérêts, et de leur régulation – par exemple pour les mouvements sociaux.

Ces dynamiques bouleversent les sociétés nationales et contribuent à une nouvelle répartition des inégalités. Pourtant, les Etats-nations ne disparaissent pas, ils deviendraient seulement moins pertinents dans la structuration des groupes sociaux, des conflits, des représentations, des répertoires d’action, des intérêts. Reprenant Weber et Hirschman, S.Bartolini, (1998) insistent sur le fait que la forme de l'Etat moderne "the case in which a strongly differentiated internal hierarchical order manages to control the external territorial and functional boundaries - and to correspondingly reduce exit options - so closely as to insulate domestic structuring processes from external influence....is simply the contingent historical result of specific configuration” (Bartolini, 1998, p. 9). Au-delà des cas d' “ exit ” les plus tranchés (par exemple sécession), des processus d’européanisation ou de mondialisation offre aux groupes sociaux les plus favorisés, ou les plus mobiles une capacité

relative d'échapper aux contraintes des sociétés nationales soit, par l’exit soit, le plus souvent

par des dynamiques d’exit partielles. Par hypothèse, presque mécaniquement, l'implication

dans la contestation de cet ordre national risque de décroître pour les groupes qui disposent de ces capacités d’exit.

En d’autres termes, à condition de ne pas employer le modèle analytique d’Hirschman au sens le plus strict, plus les pressions extérieures existent et participent de la formation de la société, par exemple la société nationale, plus les opportunités existent pour des groupes, des organisations, des individus de jouer sur l’exit et moins sur « voice ».

Evidemment, ces capacités sont très inégalement réparties. Ceux qui ont le plus d'intérêt et de capacités à s’affranchir des contraintes du système constituent la plus grande menace potentielle soit pour la société nationale comprise dans ses interdépendances, soit pour l'autorité de l'Etat. Ces groupes peuvent obtenir des capacités supplémentaires d'influence pour faire évoluer le rapport de force et le système en leur faveur, par le simple fait de la possibilité “ d’exit ”. Ce processus produit donc une transformation importante pour

les sociétés nationales et les sociétés urbaines. Partielle, limitée, la capacité d’exit, de sortie du

système de ces individus et groupes fait peser des pressions fortes sur les sociétés nationales et réduit potentiellement les interdépendances entre groupes sociaux au sein d’une société nationale. Si comme le montrait E.Gellner, la société moderne nationale se caractérisait par le volontarisme des élites pour imposer une culture nationale et mobiliser l’ensemble de la société, condition nécessaire pour le développement économique et pour gagner des guerres, soit une interdépendance entre groupes sociaux, cette contrainte est désormais beaucoup moins forte. L’intérêt des groupes les plus mobiles pourrait être tout au contraire de se désengager totalement ou partiellement des sociétés nationales et d’inscrire leur trajectoire individuelle ou collective dans des réseaux professionnels mondialisés et des territoires particuliers, certaines villes, qui leur seraient favorables.

Par conséquent, des groupes sociaux, des individus, des organisations ont dans une certaine mesure une capacité d’évasion (exit) qui peut s’exercer soit à l’encontre de la ville, soit à l’encontre de la société nationale au sein de laquelle ils s’inscrivent. A l’inverse, d’autres groupes n’ont ni les ressources ni la possibilité d’échapper à leur ville, à leur quartier. Education, mobilité, voyages, réseaux professionnels, liens sociaux divers, donnent aux premiers, la possibilité de s’évader en partie (ou pour un temps) des contraintes sociales associées à une ville. La différenciation des espaces d’interaction ouvre le champ des possibles pour les individus, en termes d’appartenance et de négociation de leur inscription dans tel ou tel espace. Les individus peuvent, en principe, en partie choisir ou négocier leur appartenance territoriale, politique ou sociale, leur degré d’investissement et d’interaction.

Mobilité et individualisation permettent des logiques de choix, d’elective belonging (Urry,

2005, Savage and al., 2005).

La société globale est pour l’instant largement virtuelle, des réseaux professionnels, des images, des gens mobiles, les flux contribuent à donner une image qui mobilise certains groupes.

Travailler sur les cadres supérieurs nécessite par conséquent de prendre en compte ces tensions : les réseaux transnationaux, les ancrages locaux, la comparaison des sociétés nationales et une société européenne en formation, les inégalités et les mobilités. Nous souhaitions apporter quelques éléments aux deux hypothèses générales suivantes :

 Les recompositions des sociétés nationales (dont certains éléments viennent d’être

esquissés) entraînent des processus nouveaux, approfondis ou renouvelés de différenciation sociale qui ne s’inscrivent pas seulement dans un cadre national.

 La mobilité internationale devient un élément déterminant de processus de différenciation sociale, un élément de distinction, de clivage entre différents groupes sociaux

2. Les cadres supérieurs (Upper middle classes) développent-ils des stratégies