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LES CADRES ET L’ACTION COLLECTIVE : UN RAPPORT AMBIVALENT

2. Quelle action collective pour les cadres ?

2.2. D’autres formes d’action ?

Si l’on ne doit pas forcément attendre des cadres qu’ils calent leurs actions sur le modèle de celles qui ont émaillé l’ère industrielle, quelles sont celles qu’ils peuvent éventuellement développer ? Quelques pistes peuvent être évoquées.

En premier lieu, sans qu’il s’agisse d’une action collective à proprement parler et pour mentionner une forme relativement classique, on peut rappeler que les cadres peuvent utiliser leur vote lors des élections professionnelles pour formuler un mécontentement. Le vote « protestataire » n’est pas propre aux élections politiques et existe également en entreprise. En reportant leurs voix sur les syndicats qualifiés d’oppositionnels ou de contestataires (CGT et SUD), comme cela pu être le cas dans un certain nombre d’entreprises publiques ces dernières années, de la SNCF2 à EDF, les cadres expriment ainsi régulièrement leur doute ou leur méfiance à l’égard des politiques menées par leur entreprise, sans avoir à l’exposer trop ouvertement ni rompre la relation de « loyauté » qui les lient à leur propre hiérarchie.

Ensuite, leur répertoire d’action, même s’il se distingue en partie de celui des autres salariés, prend tout de même en compte les éléments du contexte social, institutionnel, politique et législatif dont il fait partie intégrante. Sur le plan des luttes sociales, celui-ci est notamment marqué par un déplacement du conflit, de l’entreprise vers d’autres scènes sociales, mais aussi du collectif vers l’individuel. Cette individualisation du conflit prend elle-même deux formes : celle de l’intériorisation, marquée par les phénomènes de désengagement et de retrait par rapport au travail, liés à la montée de l’action contrainte et des situations de surexposition des personnes ; celle de la juridiciarisation des conflits, qui va de pair avec la juridiciarisation plus globale des relations sociales. Cette juridiciarisation des conflits s’illustre en partie par la croissance des litiges prud’homaux en croissance continue depuis plus d’une quinzaine d’années [Lepley, 2005]. Cette augmentation serait encore plus importante pour les cadres, « le nombre d’affaires traitées par les sections d’encadrement des conseils des prud’hommes [étant] passé de 14094 en 1982 à 25095 en 1994, soit une croissance supérieure à 52%, dix points au-delà de l’accroissement de la population concernée pendant la même période » [Livian, 2001, p. 52]. Ces contentieux ont essentiellement pour objet la rupture du contrat de travail et les licenciements (74%), et sont à corréler au développement de la pratique des

2 Lors des élections pour les DP et CE de la SNCF en mars 2004, la CGT a obtenu 47,14% des suffrages, soit 5 points de plus par rapport à 2002 et a progressé de 6,46% chez les cadres et de 7,42% chez les techniciens et agents de maîtrise.

départs négociés (le recours prud’homal venant exprimer l’échec de la négociation). Mais trois autre points doivent être soulignés : « les conditions courantes de la relation d’emploi, alors que le cadre continue à travailler dans l’entreprise, représentent quand même plus du quart de l’ensemble des recours » ; les licenciements pour faute grave arrivent en deuxième place (19%) dans la répartition par nature des litiges ; les contentieux concernent des secteurs d’activité de plus en plus variés [Livian, 2001, p. 53]. S’il informe de l’évolution de la relation des cadres avec leur employeur, l’accroissement du recours prud’homal chez ces derniers attestent également de la préoccupation qu’ils accordent au droit et à son respect. Cette importance prise par la question des droits, au-delà de la seule catégorie des cadres, est d’ailleurs une des tendances de la conflictualité contemporaine. Chez ces derniers néanmoins, et particulièrement chez les plus jeunes, elle pourrait constituer l’un des moteurs de l’engagement [Guillaume, 2004].

« Les transformations dans les entreprises engendrent une grande variété de types

d’entreprises qui définissent autant de nouveaux espaces de relations de travail » (Supiot & al., 1999, p. 161). Cette modification de la nature et de la forme de l’entreprise entraîne une modification parallèle du salariat dont les frontières deviennent de plus en plus difficiles à saisir, notamment en raison de l’élargissement et de la complexification du critère de la subordination juridique. Cette évolution n’a pas épargné les cadres, comme l’a constaté la CFDT il y a quelques années, qui a noté un accroissement du nombre des indépendants et des professionnels se situant dans les « frontières floues » du salariat [CFDT, 2001]. Cette double évolution n’est bien évidemment pas sans impacter la représentation collective de ces salariés, qui est rendue extrêmement difficile en raison de leurs statuts particuliers et leur situation d’isolement. Doit-on en conclure qu’en sortant des rets du salariat « traditionnel », ils se privent du même coup de ses formes d’action ? Alain Supiot répond par la négative à cette question qui constate la montée en puissance de l’action collective des travailleurs indépendants, ce qui le conduit à plaider la reconnaissance du « droit d’action collective à tous les travailleurs indépendants en situation de "parasubordination " » [2001, p. 696].

Selon une logique à peu près semblable, on s’est également interrogé sur les conséquences sur l’action collective de la progression de l’intéressement et de l’actionnariat salarié dans les entreprises, celle-ci risquant de produire chez ces derniers une sorte de conflit d’intérêt préjudiciable à la mobilisation. Or, les conflits d’Elf-Aquitaine et de Hewlett-Packard ont appris deux choses à ce sujet. D’une part, que les salariés-actionnaires n’étaient pas à l’abri des licenciements. Mais d’autre part, qu’ils pouvaient également se mobiliser comme en a témoigné la fronde menée par plusieurs centaines de salariés actionnaires d’Elf-Aquitaine contre la politique menée par Philippe Jaffré. Ce type d’intervention est rendue possible par deux évolutions majeures. La première est subie et est liée à la financiarisation croissante des entreprises qui place les cadres dans une situation nettement plus incertaine que par le passé, ces derniers témoignant assez largement de leur perte de maîtrise sur les politiques et les décisions engageant leur entreprise. La seconde est nettement plus dynamique et est reliée au déplacement de leur loyauté à l’égard des directions d’entreprises vers le travail lui-même. Ce déplacement est important dans sa forme comme dans son contenu, parce qu’il rend possible

la mise à distance et l’élaboration d’une parole critique reposant sur une dimension d’expertise qui privilégie la logique productive sur la logique spéculative.

Grands utilisateurs des NTIC, les cadres peuvent-ils se servir de ces outils lors d’actions revendicatives ? Là encore, le conflit d’Elf-Aquitaine de 1999 permet de répondre par l’affirmative à cette question. Les grévistes paralyseront les systèmes de communication du groupe pendant près d’un mois et demi. De fait, il faut désormais compter sur l’extraordinaire capacité du réseau en matière de conflits collectifs de travail constate Jean-Emmanuel Ray qui détaille les possibilités offertes par les NTIC sur ce plan [2003]. Concernant les cadres, il semble qu’elles renforcent surtout les conflits individuels sous la forme des phénomènes de retrait, les outils de communication permettant certes la mise à disposition mais également la mise à distance. Cependant, il convient d’être prudent dans l’interprétation de ce retrait. Il

permet tout autant « d’échapper à la surcharge de travail et à l’envahissement du

professionnel sur la vie privée, que de s’extraire de la pression du court terme pour réaliser l’exigence de réflexion propre à toute position stratégique [Delteil, Génin, 2004]3.

Enfin, des travaux récents mettent l’accent sur l’engagement des cadres sur le terrain des valeurs éthiques, civiles et sociétales. Selon Guy Groux, « les référentiels éthiques ou déontologiques risquent de façonner de plus en plus les modes divers de l’engagement des cadres dans la cité » [2001]. La question est de savoir si cet engagement peut avoir pour cadre l’entreprise et concerner des décisions ou des consignes prises à l’intérieur de cette dernière. Certains le pensent qui notent de la part des cadres un recours accru au droit d’opposition. On peut être moins optimiste en remarquant que ce droit relève davantage de la revendication que de la pratique réelle, et que les cadres estiment peser faiblement sur les choix économiques, financiers, sociaux, écologiques de leur entreprise. Dés lors, la question de l’engagement citoyen des cadres peut se poser d’une autre façon. Les études sur les nouvelles formes de militance insistent depuis quelques années sur le phénomène du multi-engagement, les acteurs pouvant combiner plusieurs registres d’affiliation et d’action. Dans ce contexte, les cadres ne peuvent-ils pas s’investir dans des formes d’engagement pluriels et en partie antinomiques, dans le travail à l’intérieur de l’entreprise, en faveur d’actions citoyennes à l’extérieur. Il ne s’agit pas de dessiner ici la figure d’un cadre schizophrène qui laisserait ses valeurs au vestiaire une fois entré dans son univers de travail. Il s’agit plutôt d’utiliser les apports des travaux sociologiques contemporains qui remarquent la fragmentation de la société actuelle en sphères diversifiées et en partie autonomes, l’acteur, au « moi dissocié », devant se partager entre toutes ces sphères et surtout « bricoler » afin de donner du sens à ses

« pratiques au sein même de cette hétérogénéité » [Dubet, 1994]. Cette situation

d’intermédiation qui donne lieu à un exercice permanent de conciliation ne forme-t-il pas le quotidien des cadres ?

La difficile analyse du rapport entre les cadres et l’action collective provient du fait que l’on fait trop peu la différence entre aspiration et engagement. L’une relève de la représentation et l’autre de l’action. Pour importante qu’elle soit, la première ne remplace pas la seconde.

Autrement dit, les cadres peuvent majoritairement se prononcer en faveur de l’action collective sans pour autant sauter le pas. Malgré les indications des sondages d’opinion, la présence des cadres dans les mobilisations contemporaines n’apparaît pas encore comme un phénomène totalement avéré. Ce constat ne concerne pas uniquement l’action collective traditionnelle. Quelle que soit la forme d’action envisagée, les cadres montrent une attitude incertaine pour ne pas dire ambiguë. Comme si le poids de la déstabilisation engendrée par une telle conversion demeurait trop forte au regard de leur place et de leur rôle dans les entreprises, et de l’idée qu’ils s’en font. Le durcissement constaté des relations de travail dans les entreprises, elles-mêmes en pleine mutation, changera-t-il la donne ?

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LES CADRES ET LE MARCHE : QUELQUES ENSEIGNEMENTS