• Aucun résultat trouvé

4. Discussion

4.2 La mise en récit de discours singuliers

Le « médiactivisme » (D. Cardon et F. Granjon, 2005) se caractérise par les activités mili- tantes de création et de diffusion de l’information. Deux tendances médiactivistes se côtoient dans le discours militant. La contre-expertise de type watchdog soumet l’espace journalistique à un re- gard critique et contre-expert. Le développement de discours subjectifs qui pratiquent l’humour et le détournement est un autre type de discours militant. L’opposition au projet MDO a été l’occasion pour les opposant·e·s de développer ces deux types de discours parfois entremêles.

4.2.1 La contre-expertise des opposant.e.s

« L’une des conditions de succès d’une mobilisation réside dans la diffusion par ses promo- teurs de représentations alternatives ». Les mouvements sociaux doivent être capables de « présen- ter des dossiers techniques élaborés, lestés de chiffres et de propositions alternatives » (E. Neveu, 1999). Autrement dit pour pouvoir exister dans l’espace médiatique, les militant·e·s doivent faire la preuve de leur contre-expertise afin de pouvoir argumenter contre le projet contre lequel ils luttent. La difficulté réside dans la visibilité. Internet offre de nombreuses possibilités d’expressions à tra- vers entre-autre les plateformes de RSN. L’utilisation de ces canaux numériques a la particularité de permettre aux militant·e·s de diffuser leurs propres informations de manière autonome selon les lo- giques décrites par P. Dahlgren (2000) : « one to many » ou « many to many ». Ils peuvent donc se passer des filtres des médias journalistiques. Le WWF et ODQ possèdent leurs propres sites inter- net, une chaîne Youtube et un compte Tweeter respectifs. La JAG a fait le choix d’investir unique- ment les plateformes de (RSN) comme Youtube, Tweeter, Facebook. AZAD s’est limitée à la créa- tion d’une page Facebook et d’un fil whatsapp militant. Par ailleurs, le projet MDO présente toutes les caractéristiques pour favoriser une contre-expertise militante : une thématique spécialisée – un projet minier industriel aux enjeux environnementaux et socio-économiques importants – et une lutte minoritaire à priori écartée de l’agenda médiatique (D. Cardon et F. Granjon, 2013). Le WWF est une organisation à portée internationale qui bénéficie de moyens financiers et de réseaux impor- tants. Cette ONG a pu commander une étude sur les impacts économiques et environnementaux du projet dont les conclusions sont à l’opposé des promesses tenues par le promoteur et ses allié·e·s. Cette étude a été la base du discours de contre-expertise militant. Le WWF lui-même a communi- qué sur ce point en vulgarisant cette étude dans la vidéo La montagne qui gâche la forêt. La vidéo qui utilise des arguments chiffrés et argumenté a bénéficié d’un nombre de vue importants sur You- tube et Facebook, les deux principales plateformes de RSN. Les arguments sont repris par l’en- semble des opposant·e·s mais aussi dans les médias à portée nationale. Ainsi, les vidéos éditées par Loopsider ou Le Monde analysées ici ont repris des extraits de cette vidéo preuve d’un écho journa- listique favorable.

Mais investir les RSN ne garantit pas forcément une visibilité importante. Les mouvements doivent donc entrer dans des stratégies auto-promotionnelles complexes (D. Cardon et F. Granjon, 2013). Pour être reconnus sur internet il est nécessaire d’avoir la reconnaissance des autres inter- nautes. Au sein même de l’espace militant, domine des acteurs qui sont plus centraux car plus proches de l’espace public dominant. Les acteurs situés dans la périphérie ont une plus grande diffi- culté à se faire entendre. Le WWF, organisation à portée internationale qui bénéficie de moyens fi- nanciers importants et Max Bird qui a une communauté de followers elle aussi importante ont eu une audience bien plus large dans l’espace public que les activistes d’AZAD, militant·e·s altermon- dialistes qui prônent une certaine radicalité politique et économique dans leur discours. Ces trois ac- teurs n’ont pas le même public. Les premiers, qui ont frôlé voire dépassé le million de vues, s’adressent à un public large aux profils hétérogènes. Les seconds, qui ont au mieux dépassé les 6000 vues, s’adressent avant tout à un public a minima sensibilisé voire acquis à l’idéologie alter- mondialiste. Pour autant, l’ensemble de ces acteur/trice·s utilisent dans leurs discours l’humour et les références à la culture populaire.

4.2.2 Humour, mèmes et détournements

L’humour contribue à l'évolution de la culture politique médiatique (R. Milner, 2013). « L’humour, la parodie et le remix constituent désormais autant de manières d’agir dans l’espace public pour y propulser des messages à forte visibilité, en essayant d’alerter et d’intervenir sur les représentations dominantes. » (D. Cardon et F. Granjon, 2013). La contestation au projet MDO est marquée par les nombreux traits d’humour dont deux nous ont particulièrement marqués : les memes et les détournements vidéos. L’utilisation de ces processus serait l’une des conséquences de l’affaiblissement des frontières entre information et divertissement (ibid.).

Les memes ne sont pas seulement de l’humour sur internet. Ils ont une fonction d’appropria- tion et de résistance aux messages des médias de masse dominants (Huntington, 2013). Même si nous n’en avons trouvé que peu d’exemples, ils constituent un élément symbolique de lutte et de compréhension du monde donné par les opposant·e·s au projet. Quand Max Bird fait référence au dab, il ne fait pas seulement de l’humour, il permet aussi au spectateur de faire une pause dans l’ar- gumentation qui lui est proposée tout en agrégeant sa communauté autour de lui. Dans la vidéo « La Montagne qui gâche la forêt », la référence littéraire et filmique au Seigneur des anneaux est un processus argumentatif qui compare la quête de l’or à la folie de vouloir posséder ce que l’on ne peut posséder. Cependant, si l’on ne possède pas les codes culturels, il est difficile de les com- prendre. C’est pourquoi, les memes s’appuient sur une culture populaire largement partagée par la jeunesse. Ils sont des « éléments fondamentaux des nœuds panmédiatiques36 » (R. Milner, 2013)

Les deux détournements vidéo d’AZAD conservés pour le corpus témoignent eux aussi de la volonté de se référer à une culture populaire. La mine du roi Macron est le détournement d’une in- terview réalisé par Guyane la 1re, le média dominant en Guyane. Higway to hell est celui d’une vi- déo promotionnelle de la CMO. Ils se fondent sur la critique radicale et frontale de la vision poli- tique et économique promue par l’entreprise CMO et E. Macron. Ils témoignent de l’ancrage dans la critique expressiviste de ces militant·e·s (D. Cardon et F. Granjon, 2013). Mais ces détourne- ments s’appuient aussi sur un humour corrosif, voire cynique. Citant P. Dahlgren, Ryan Milner (2013) nous rappelle que l’humour permet de supprimer les artifices, de mettre en évidence les in-

cohérences et, de manière générale, de contester l'autorité des discours politiques37. Pour L.A. Lieu- vrouw (ibid), « les projets de médias alternatifs/activistes ont un sens aigu de l’ironie et de l’hu- mour, particulièrement dans leur appropriation des images de cultures populaires et les idées pour avancer des propositions alternatives de sens38 ». Dans le cas des militant·e·s d’AZAD, ils apparaît que les détournements jouent ces rôles de façon complètement assumée et consciente.

Quoiqu’il en soit, l’utilisation de l’humour, des memes, des détournements correspondent à une tendance médiactiviste forte liée à un contexte particulier. En effet, la sphère de l’information et celle de la culture de masse sont de plus en plus proches (ibid.). Les répertoires d’action d’aujour- d’hui se basent sur le happening, la lutte festive, la « guerre sémiotique » voire l’action directe dans lesquels les militant·e·s se donnent le droit à la dérision, au détournement symbolique et au chahut parodique. H. Jenkins nomme cette tendance qui combine participation pop et l’engagement poli- tique « photoshop for democracy » (R. Milner, 2013). Enfin les collectifs de petite taille sont sou- vent ceux qui sont à l’origine d’actions à forte dimension parodique et humoristique (D. Cardon et F. Granjon, 2013). Les productions militantes étudiées ici et prises dans leur ensemble répondent à l’ensemble de ces critères. L. Van Zoonen (Milner, 2013) affirme que la culture populaire doit être vue comme une ressource compétente pour la citoyenneté politique car elle produit de la compré- hension et du respect pour les voix populaires et permettent à des individus de devenir citoyen·ne·s. Or le mouvement anti-MDO a permis d’entendre des voix citoyennes habituellement minorées dans l’espace public : celles des autochtones.

4.2.3 L’expression d’une identité autochtone amérindienne

Le mouvement social contre le projet MDO a permis aux militant·e·s autochtones amérin- die·ne·s d’accéder à l’espace public dominant dans les médias français à portée nationale et interna- tionale qui ont couvert cette lutte. Cette couverture médiatique a aidé à construire une identité pu- blique (E. Neveu, 1999) plus valorisée que celle véhiculée habituellement. L’image construite dans ces médias est celle de gardien·ne·s de la terre, écologistes avant l’heure, seul·e·s aptes à préserver la forêt amazonienne, lanceuses et lanceurs d’alerte contre l’extraction minière intensive. Dans leur « lutte pour la visibilité », (M. Dalibert et al., 2016) les peuples autochtones ont bénéficié d’une couverture gratifiante. L’espace public dominant est bien « un site de propositions identitaires, de construction de communautés imagées, de causes, de porte-parole. » (Neveu, 1999).

Dans le corpus choisi, l’affirmation des identités autochtones amérindiennes passe par l’uti- lisation de la langue et la mise en scène des locuteurs/trices. Le chanteur Teko Makan porte un nom de scène teko et chante dans cette langue. Christophe Yanuwana Pierre et Amandine Mawalum Ga- lima affirment leur appartenance à la nation Kali’na par le port de bijoux qui les identifient à cette nation mais aussi en mettent en avant leur nom kali’na. Patrick Chareaudeau (2001) a interrogé le rôle identitaire de la langue et des discours. Pour lui « les membres d’une communauté linguistique sont comptables de l’héritage qu’ils reçoivent du passé » dont la langue serait le pilier. Cette der- nière est « nécessaire à la constitution d’une identité collective [elle] garantie la cohésion sociale d’une communauté ». Cependant, le même auteur nous rappelle que le rapport entre langue et iden- tité est complexe. Pour lui, ce sont les discours qui témoignent des spécificités culturelles : les ma-

37 “strip away artifice, highlight inconsistencies, and generally challenge the authority of official political discourse” (p.9)

38 “alternative/activist media projects have an acute sense of irony and humor, especially in their appropriation of

nières de parler, d’employer les mots, de raconter, d’argumenter. « Les communautés se construisent autour de valeurs symboliques qui les inscrivent dans des filiations historiques di- verses » qu’il nomme « communautés de discours ». Après l’étude de l’ensemble de ce corpus, il apparaît une communauté de discours des peuples autochtones qui affirment et démontrent une spi- ritualité, une vision du monde ainsi qu’un rapport à l’histoire de la Guyane fondamentalement diffé- rents de la vision occidentale. Ce sont des populations qui se vivent et se pensent colonisées depuis 500 ans. Leur panoplie interprétative (W. Gamson, A. Modigliani, 1989) est celle dite de l’harmo- nie avec la nature dans un registre de discours (G. Carbou, 2015) qui oscille entre le mystique et scientifique dans un discours de lutte et de résistance.

La controverse sociale sur le projet Montagne d’Or a été l’occasion de voir se confronter un ensemble de discours aux thèmes précis qui relèvent de panoplies interprétatives différentes voire contradictoires. Les acteur/trice·s du débat ont développé des stratégies multiples. Ainsi les promo- teurs du projet ont avant tout investi l’espace public guyanais quand l’ensemble des opposant·e·s ont cherché à toucher un public le plus large possible aussi bien en Guyane qu’en France hexago- nale. Pour cela, ils ont développé des registres de discours hétérogènes allant de la contre-expertise à la critique contre-hégémonique.