Après avoir présenté les facteurs porteurs de réforme, à la fois idéologiques et économiques, nous décrivons dans cette section les nouvelles règles véhiculées par le modèle promu par la Banque Mondiale au début des années 1990 qui s'appuient à la fois sur de nouveaux principes d'évaluation et de nouveaux principes de gestion avant de les confronter aux pratiques dans la section suivante, à travers l'analyse du cas de Buenos Aires.
2.1. Une nouvelle qualification de la ressource et de l'accès à l'eau
La conférence de Dublin en 1992 marque l'introduction de la valeur économique de l'eau, qui se transforme en un bien que l'on peut échanger et faire circuler. Le quatrième principe de la "déclaration de Dublin sur l'eau dans la perspective d'un développement durable" stipule que "l'eau, utilisée à de multiples fins, a une valeur économique et devrait donc être reconnue comme bien économique". Il poursuit : "En vertu de ce principe il est primordial de reconnaître le droit fondamental de l'homme à une eau salubre et une hygiène adéquate pour un prix abordable. La valeur économique de l'eau a été longtemps méconnue, ce qui a conduit à gaspiller la ressource et à l'exploiter au mépris de l'environnement. Considérer l'eau comme un bien économique et la gérer en conséquence, c'est ouvrir la voie à une utilisation efficace et à une répartition équitable de cette ressource, à sa préservation et à sa protection."
La qualification de l'accès à l'eau est plus ambiguë, car on voit dans le même temps s'affirmer une rhétorique des besoins essentiels (basic needs) et une rhétorique des droits (ONU, 2002). Une dernière règle concerne la séparation entre la propriété de la ressource et la gestion de la ressource, qui permet de séparer clairement le pouvoir politique qui fait les grands choix structurants, du pouvoir économique d'exécution et de gestion. CemOA : archive ouverte d'Irstea / Cemagref
2.2. De nouveaux principes d'évaluation : efficacité et participation des usagers
Les deux nouveaux principes d'évaluation promus par le modèle de la Banque Mondiale sont ceux d'efficacité et de participation des usagers.
L'efficacité se décline principalement en efficacité technique (réduction des pertes d'eau, réduction des sureffectifs, diminution des coûts d'exploitation) et efficacité économique (équilibre des recettes et dépenses, recouvrement des coûts). L'évaluation s'accompagne alors d'indicateurs de performances classiques : taux de pertes, nombre de personnel pour 1000 branchements, taux de recouvrement des factures, ratio ventes d'eau /dépenses d'exploitation, taux de desserte, etc.
La participation des usagers recouvre différents registres. Elle est d'abord une façon de renforcer les "capabilités30" des usagers : on parle alors d'empowerment. Mais elle est aussi tout simplement une injonction faite aux communautés pour qu'elles intègrent le modèle marchand (voir Partie III pour une analyse plus approfondie). Elle fait partie des discours dès le début des années 1990, même s'il faudra attendre plusieurs années en réalité pour que ce discours se retrouve dans les pratiques.
2.3. De nouveaux principes de gestion
Le modèle de réforme préconisé par la Banque Mondiale comporte quelques principes de gestion issus du New Public Management :
une régulation de la qualité clairement séparée de l'organisme opérateur, avec collecte et diffusion d'informations afin de stimuler la concurrence entre opérateurs ;
une régulation économique basée sur une structure tarifaire garantissant le recouvrement des coûts complets (c'estàdire, audelà des coûts d'exploitation, les coûts d'investissement à long terme et les coûts d'accès à la ressource), et une transparence dans les subventions accordées ;
la promotion du secteur privé, acteur du changement grâce à un système d'incitations adapté, et qui amène un financement.
30 Selon Amartya Sen, chaque individu dispose d'un stock variable de capabilités, conçues comme les possibilités que lui ouvrent à la fois les biens premiers dont il jouit et ses capacités propres, dans un contexte déterminé. CemOA : archive ouverte d'Irstea / Cemagref
Le modèle promu par la Banque Mondiale dans les années 1990 amène donc à redéfinir les rôles des trois acteurs "classiques" que sont les collectivités locales, les opérateurs et les usagers, et à introduire un nouvel acteur, le régulateur, garant de la qualité du service et contrôlant le tarif. On observe ainsi :
une redéfinition du rôle de l'Etat central, qui décentralise la gestion aux collectivités locales, mais définit le cadre de régulation de la qualité du service ;
une restructuration de l'opérateur qui devient autonome du pouvoir politique local et introduit des principes de gestion entrepreunariale ;
l'introduction de mécanismes de marché via des contrats de concession ou d'affermage remportés par des opérateurs privés sur appel d'offres.
2.4. La promotion du Partenariat PublicPrivé (PPP)
L'expansion de la logique marchande passe par une assimilation du modèle précédent qui reposait essentiellement sur la collectivité publique. Cela passe d'abord par le langage : plutôt que de parler de privatisation, on parle de Partenariat PublicPrivé, pour distinguer entre le modèle où l'on vend les infrastructures à une société privée (privatisation complète, ou divestiture), et celui où la collectivité publique reste propriétaire des infrastructures et est responsable des choix structurants. Le rôle de la collectivité publique est donc important. Dans un premier temps, on ne remet pas non plus en cause l'organisation du service en un monopole ni la vision du service qui passe par un objectif de branchement individuel au réseau pour tous : c'est en cela que le PPP reste imprégné d'une logique d'intérêt général. La promotion du PPP est aujourd'hui l'objet d'un large consensus, tant de la part des pouvoirs publics que des opérateurs privés. Mais ce consensus repose peutêtre sur le flou qui entoure la notion, qui regroupe une grande diversité de situations (voir Encadré II5). CemOA : archive ouverte d'Irstea / Cemagref
Encadré II5 Diversité des partenariats publicprivé : essai de typologie A l'origine du PPP
La notion de PPP a une double origine : d'une part, le terme naît aux EtatsUnis et au RoyaumeUni, au milieu des années 1970, pour des problématiques de renouvellement urbain, et dans un contexte de réduction des dépenses publiques ; d'autre part, le terme est un nouvel habillage du modèle français de gestion déléguée des services publics locaux. Si la gestion déléguée existe depuis des siècles, elle n'a été réinterprétée en termes de partenariat que depuis quelques années. On insiste alors sur la durée et sur la confiance dans les relations de partenariat (Lorrain, 1998). Le PPP n'a pas de contenu juridique clairement défini : il va d'une association informelle au contrat, en passant par la création d'une structure mixte. On ne peut donc en donner que des définitions pratiques et descriptives. Au sens large, le PPP s'étend à des coopérations informelles, alors qu'au sens étroit, il implique une formalisation par contrat ou formation d'une société. Une grande diversité de PPP Même si les formes juridiques du PPP peuvent être diverses, on identifie globalement trois formes de PPP parmi les expériences européennes et américaines : l'association plus ou moins informelle, suscitée par les autorités locales ou par le gouvernement central, l'association formelle, soit par la voie d'un organisme créé sur la base d'une loi et relevant du droit public, soit dans des sociétés relevant du droit privé, le partenariat réalisé par contrat. Les domaines d'intervention du secteur privé sont également très variés, et l'on peut identifier une multitude de catégories parmi les expériences européennes et américaines : la prestation des services publics locaux sous la responsabilité des collectivités locales ; la réalisation d'infrastructures (routes, barrages) ; la réalisation de projets d'aménagement et de renouvellement urbain menés à bien soit par les autorités locales, soit par une organisation créée à cette fin ; l'élaboration de politiques publiques avec la création d'organismes mixtes ; la Private Finance Initiative pour la réalisation et la gestion d'équipements essentiellement publics ; l'octroi de permis d'urbanisme de manière contractuelle entre les collectivités qui sollicitent des projets d'équipements publics, et les promoteurs qui offrent ces équipements. Une double entrée par le domaine d'intervention et le degré de formalisation permet d'esquisser une typologie des PPP tels qu'ils ont été développés en Europe et aux EtatsUnis. a) Le PPP comme stratégie d'action
Le PPP est une relation stable fondée sur une communauté d'intérêts entre une collectivité publique et des partenaires privés sur la base d'un projet. Mais c'est également une stratégie d'action, qui permet de renouveler pour les deux acteurs leurs approches. La définition d'une stratégie se fait en fonction d'un contexte avec ses contraintes (voir Tableau II4). C'est en intégrant les contraintes auxquelles sont confrontés les gouvernements et les entreprises privées que l'on peut arriver à définir le PPP comme une stratégie d'action. CemOA : archive ouverte d'Irstea / Cemagref
Tableau II4 Le PPP : une réponse à des contraintes et des objectifs Contraintes Objectifs Pouvoirs publics Réduction du domaine d'intervention de l'Etat Maîtrise des déficits publics
Attirer les investissements privés dans les opérations de développement ou de renouvellement urbain
Améliorer la gestion et favoriser la modernisation des services publics
Mobiliser des capitaux pour le financement d'infrastructures sans alourdir la dette publique ni la fiscalité
Soutenir la création ou l'expansion des entreprises
Entreprises privées Accès limité à certains projets jugéstrop risqués par le marché
Etendre les marchés ou les conserver en période de restriction des dépenses publiques Reporter sur le secteur public des risques ou des charges liées à certains projets que le marché aurait écartés Amortir les aléas des cycles de marché Tableau établi par l'auteur La question du transfert des risques mérite d'être abordée, car l'un des arguments avancés par les pouvoirs publics pour le recours au PPP est le transfert de risques vers le secteur privé – cette prise de risque garantissant une gestion efficace. Or pour le secteur privé, le recours au PPP ne signifie pas toujours un désengagement des finances publiques : l'intérêt pour les entreprises privées est la possibilité de financer des projets longs et coûteux, avec des garanties publiques, et un partage du financement.
b) Les fonctions du PPP : établir une solidarité entre la puissance publique et le secteur privé et mutualiser les risques
La première fonction du PPP est d'établir une interdépendance et une solidarité entre l'engagement de la puissance publique et celui du secteur privé. Cette solidarité est le support d'une mutualisation des risques.
Cette solidarité se forme sur la base d'un projet, avec deux notions importantes : celle de durée du partenariat et celle de confiance. L'interdépendance des objectifs ne signifie par que les objectifs soient communs, car les acteurs ont des logiques d'action très différentes, l'un recherchant une rentabilité et un taux de profit, l'autre recherchant un "optimum collectif" qui se traduit économiquement, et socialement. Mais elle signifie que les objectifs de l'un ne peuvent pas être atteints, au moins durablement, sans que les objectifs de l'autre puissent l'être également. En ce sens il est impropre de comprendre le rôle de la puissance publique CemOA : archive ouverte d'Irstea / Cemagref
dans le cadre d'un PPP comme uniquement celui d'un régulateur ou d'un garant partiel. Il y manquerait la solidarité d'intérêts qui fonde un PPP.
La deuxième fonction du PPP est la mutualisation des risques. L'évaluation des risques est donc un point central des contrats, qui répartissent "au mieux" les risques, c'estàdire que le risque est assumé par la personne la plus apte à le maîtriser. La réalité est plus complexe, car in fine la répartition des risques est souvent différente de celle qui avait été prévue dans le contrat. Dès lors que survient une crise, la solidarité d'intérêts oblige les pouvoirs publics à assumer in fine l'ensemble des risques qui avaient été transférés vers le privé pour garantir une gestion efficace : de nombreux exemples illustrent malheureusement ce cas censé être exceptionnel.
Mais globalement, la mutualisation des risques, même si elle ne constitue pas d'assurance réciproque, permet des projets que ni les pouvoirs publics ni les entreprises privées n'auraient pu entreprendre séparément avec leurs propres ressources, dans un environnement contraint. Cette notion de solidarité d'intérêts et de mutualisation des risques est une notion centrale permettant d'expliquer le succès des PPP des années 1990.
Dans la section suivante, nous confrontons ces principes à la réalité en analysant le cas de Buenos Aires, une des plus grosses concessions, signée en 1993. CemOA : archive ouverte d'Irstea / Cemagref