• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 2. LES PERCEPTIONS DE LA CENTRALE NUCLÉAIRE : ENTRE

3. Trajectoires personnelles et santé perçue

1.1 La centrale : une infrastructure imposante au sens propre, comme au figuré

1.2.1 La mise à distance face au danger

Premièrement, le fait de vivre à proximité de la centrale implique pour beaucoup une mise à distance du danger, donc de la présence de la centrale qui incarne ce danger. Différents mécanismes psychologiques peuvent alors se mettre en place : la minimisation du risque est courante. Zonabend avait déjà pointé la mise en évidence par des riverains.e.s d’autres risques auxquels ils/elles pouvaient être confrontés, consistant alors à faire exister le risque nucléaire parmi les autres risques, sans le considérer comme plus dangereux : « Dès lors, si toutes les précautions sont prises, comment admettre ou croire que l’on risque encore quelque chose et pourquoi, au demeurant, faudrait-il lutter, réellement ou psychologiquement, contre un péril hautement improbable… Bien moins probable en tout cas que les risques quotidiens, comme le risque automobile pris par chacun et dont on se moque. À toute question sur le danger encouru, n’est-il pas répondu qu’il est moins dangereux de travailler à l’usine ou de vivre à côté, que de prendre sa voiture tous les matins ? » (1989, p.14). Ici, le risque automobile, nous l’avons observé est utilisé comme un rempart à la peur que peut constituer le danger nucléaire ; une habitante de Chinon explique :

« Franchement ça ne m'inquiète pas, je suis pas, j’ai pas l'impression d'être à côté d'un danger.. maintenant je me dis "ben toute façon, il y a aussi la fatalité" c’est-à-

dire qu’il pourrait y avoir un accident, mais comme je peux avoir un accident de voiture, ou découvrir une maladie » (F, 52 ans, enseignante)

Sont alors mis sur un même plan les risques auxquels on peut être confronté individuellement (maladie, accident de voiture…) – bien que les facteurs les provoquant n’incombent pas nécessairement à l’individu – et les risques davantage collectifs, sur lesquels les riverain.e.s n’ont absolument aucune prise. Le risque d’accident de voiture a aussi été évoqué par une habitante de Chinon, inquiète des incidences du nucléaire sur la santé, dont le fils intervient (dans le cadre de son travail dans le secteur du bâtiment) sur des opérations de surveillance et de vérification du béton dans le cœur de la centrale. Elle pense pourtant qu’il a plus de risques d’être affecté par un accident de voiture que d’être exposé à la radioactivité lors des missions qu’il doit réaliser dans la centrale. Ces exemples illustrent à quel point les processus psychologiques de relativisation du risque permettent de s’affranchir de l’inquiétude que pourrait/peut générer la présence de la centrale.

Le fait de « vivre avec » – dans la double signification que cela admet à savoir « vivre avec » la centrale et « vivre avec » le risque qui lui est lié – qui est énormément souligné au cours des entretiens, est donc inhérent au fait de minimiser, de relativiser la place du risque que représente la centrale nucléaire (« halo effect » dont nous parlions précédemment).

De plus, nous avons constaté chez certain.e.s habitant.e.s la mise en valeur des effets de la centrale sur leur quotidien en terme de pratiques : elle est en effet « utilisée » pour connaître la météo locale, se repérer dans l’espace … On peut alors la considérer comme « un point de repère » au sens des travaux de Lynch (les « landmarks » correspondant aux points de repères) sur les représentations mentales des villes américaines. Ici « vivre avec » veut donc dire substituer le risque à l’invention d’une signification nouvelle, spatialement. Deux habitantes vivant sur les hauts de Chinon (desquels on voit la centrale, à 7kms, au loin) racontent :

- « en fait on utilise avec mon compagnon ou avec mes enfants la centrale, on regarde la panache de la vapeur et on se dit "ah tiens aujourd'hui c'est du vent d'ouest donc il va peut être pleuvoir ou tiens aujourd'hui c'est du vent d'est ou tiens là y a pas de vent" » (F, 52 ans, enseignante)

- « alors quand on monte là haut, il fait tellement beau aujourd’hui que l'évaporation ça se voit pas quoi, mais sinon... c'est marrant parce qu'on a appris à

vivre avec, on la regarde et puis même mon fils quand il y a ...à 4 ans "ah les nuages de la centrale nucléaire", on passe devant, ça fait partie de la vie en fait » (M, 34 ans, ouvrière dans la viticulture)

La première citation souligne l’usage nouveau qui est conféré à la centrale : elle sert en effet à anticiper la météo, qu’on devine alors grâce au panache, qui donne alors le sens du vent, par exemple.

La deuxième citation met l’accent sur le caractère « structurant » que revêt la centrale dans l’apprentissage de l’espace vécu d’un enfant : elle est perçue comme un point de repère permettant d’appréhender le paysage quotidien et fait partie des éléments utilisés pour se représenter l’espace et s’y repérer.

Une autre habitante, du Néman, la considère aussi comme un point de repère : ‘

« Quand on est perdu au milieu des vignes, on se dirige avec la fumée de la centrale, non, mais c’est bête, mais je pense qu’on fait tous pareil. On regarde la centrale "elle est où ?" et puis on se dirige par rapport à ça » (S, 34 ans, pharmacienne)

De plus, plusieurs enquêté.e.s nous racontent que leur perception du danger s’est atténuée à mesure qu’ils/elles vivaient sur le territoire : « vivre avec » est donc une réalité qui s’insère dans un processus. La temporalité est donc une variable explicative au fait de s’accommoder au fait de vivre près de la centrale. En effet, les quelques enquêté.e.s qui ont souligné la crainte ressentie à leur arrivée sont des militant.e.s écologistes dont les convictions antinucléaires ont largement façonné la perception de la centrale et leur représentation du risque. Une habitante de Saint Benoît la Forêt, arrivée dans la région pour s’installer avec son mari, il y a trente ans, et sensible aux questions écologiques – de par les valeurs transmises dans sa famille – raconte :

« oui ça m'embêtait, mais la vie est plus forte que tout... SI j'avais dû te le raconter, quand je passais là bas, je fermais mes fenêtres et tout, voilà, je connaissais pas, j'étais pas du coin... » (A, 60 ans)

Un autre, le responsable d’un magasin de produits biologiques (de la chaîne « Biocoop ») de la région, explique aussi la crainte générée par la centrale à son installation dans la région, il y a 40 ans :

« l'angoisse est complètement partie, je veux dire, les premières années, c'était vraiment, boule au ventre, c'était j'en avais peur et petit à petit on a des copains,

des amis qui y travaillent aussi, donc ... » (B, 60 ans, habitant de Ligré, commune hors du PPI jusqu’en juin 2019)

Dans leurs récits, on distingue une rupture dans leur perception de la centrale : l’habitude a succédé à la peur, l’angoisse, ressentie physiquement. On constate donc bien ici que l’accommodation, au sens psychologique du terme, a opéré, malgré leurs convictions fondamentalement écologistes et antinucléaires ; la logique de mise a distance a bien opéré, mais avec le temps. La conscience du risque n’a pas disparu, mais l’inscription de la centrale dans le paysage, son intégration dans l’espace (social) vécu a atténué la perception du danger.