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Migration de la déformation à l’échelle d’une chaîne de montagne et à l’échelle d’une

I. LES FORMATIONS SUPERFICIELLES DANS MES TRAVAUX DE RECHERCHE

5. Les formations superficielles marqueurs de la tectonique active

5.2 Migration de la déformation à l’échelle d’une chaîne de montagne et à l’échelle d’une

Dans les chaînes de montagne tectoniquement actives, la migration de la déformation au cours des millions d’années est un processus bien connu par les géologues. Sa caractérisation à l’échelle du Quaternaire, voire de l’Holocène, l’est beaucoup moins. Pourtant, c’est sur cette échelle de temps que ce processus a des implications majeures concernant l’aléa sismique. La migration de la déformation résulte généralement de l’évolution spatiale des forces de volume, qui dérivent de la construction de la topographie par les mouvements verticaux le long des failles. En fonction de la masse des reliefs qui se créent et de la géométrie des structures qui les supportent, nous pouvons observer des « sauts » de l’activité tectonique à l’échelle de la chaîne ou à l’échelle des zones de faille. L’analyse des formations superficielles permet d’établir quelles sont les structures potentiellement sismogènes et d’en quantifier l’activité.

Dans le cadre d’une collaboration avec l’Université de Jammu et le Wadia Institute (Inde), et avec l’IRSN et l’Université de Bourgogne (France), nous avons étudié ce phénomène dans le nord-ouest Himalaya, dans l’état indien du Jammu et Cachemire (Figure 32). Les résultats de cette étude ont été en partie publiés dans un article à EPSL (Vassallo et al., 2015) et en partie soumis dans un article en relecture à Geology (Vassallo et al., soumis).

Dans cette région, peu étudiée à cause de la longue inaccessibilité due au conflit entre Inde et Pakistan, trois chevauchements majeurs à vergence sud-ouest ont accommodé une grande partie du raccourcissement produit au travers de la chaîne par la convergence Inde-Eurasie au cours des derniers millions d’années. C’est également dans cette région qu’un gap sismique de ~200 km de long perdure depuis le grand séisme du Cachemire de 1555 AD. Les mesures de réseaux GPS dans le nord-ouest Himalaya permettent de déterminer un raccourcissement actuel d’environ 1,4 cm/an dans cette région et montrent que les failles principales sont à présent bloquées (Schiffman et al., 2013 ; Jade et al., 2014 ; Jouanne et al., 2014). Cela implique un déficit de glissement de 6-7 m depuis le dernier événement. Il est donc essentiel d’identifier les structures actives et de caractériser leur fonctionnement au cours des derniers milliers d’années afin de déterminer les possibles localisations des futurs tremblements de terre et estimer leurs magnitudes maximales et périodes de retour. En effet, les villes de Srinagar et Jammu, qui comptent au total presque deux millions d’habitants, ainsi que les grands barrages hydroélectriques sur les rivières Chenab et Jhelum sont particulièrement concernés par le risque sismique.

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En étudiant les formations superficielles qui traversent les structures potentiellement actives nous avons pu mettre en évidence leur chronologie et déterminer les taux de raccourcissement à travers de celles-ci sur les dernières dizaines de milliers d’années. Le Main Boundary Thrust, le chevauchement le plus interne associé à un fort relief dans le toit, est scellé par plusieurs dépôts quaternaires, qui sont donc postérieurs au dernier épisode de déformation.

Le plus ancien, d’après deux charbons datés par 14C à la base du dépôt, est un cône alluvial qui

s’est formé il y a environ 30 ka (Figure 33). Nous pouvons en déduire que, même en considérant des séismes avec des périodes de retour très longues, cette faille n’est plus active dans la région. Par conséquent, l’escarpement qui lui est associé correspond soit à une activité tectonique plus ancienne soit à l’érosion différentielle entre les formations du toit, plus compétentes, et celles du mur, moins compétentes.

B

Figure 32 :

A) Carte structurale simplifiée du nord-ouest Himalaya avec les structures tectoniques principales. MCT = Main Central Thrust, MBT = Main Boundary Thrust, MWT = Medlicott-Wadia Thrust, MFT = Main Frontal Thrust ; B) Coupe crustale du transect indiqué en A. MHT = Main Himalayan Thrust, PT = Panjal Thrust.

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Figure 33 : A) Carte des formations superficielles qui traversent le MBT le long de la vallée de l’Ans river, aux pieds du massif du Pir Panjal. Dans le rectangle, le site décrit en B et en C ; B) Profils topographiques près du village de Budil le long d’un tributaire de l’Ans river et de son cône alluvial, à travers de l’MBT, obtenus par GPS cinématique ; C) Vue sur le cône alluvial de Budil non déformé par le MBT. D’après Vassallo et al. (2015).

Le Main Frontal Thrust, le chevauchement himalayen le plus externe, n’émerge pas en surface dans cette région. Cependant, il produit un relief d’anticlinal de rampe de plusieurs centaines de mètres de haut (the « Frontal Anticline »). Les reliques d’une terrasse d’abrasion perchée au sommet de l’anticlinal, en discordance sur les dépôts molassiques des Siwaliks, permettent d’estimer le raccourcissement associé à cette structure par l’ « excess area method » (Hossack, 1979) (Figure 34). Selon une coupe transversale à l’anticlinal, nous avons quantifié l’aire soulevée sous l’enveloppe, représentée par la surface d’abrasion de la terrasse (A = 2.3 ±

0.5 km2), et estimé la profondeur du plan de décollement (D = 9 ± 1 km) à partir de profils

sismiques (Srinivasan and Khar, 1996). Ces résultats nous ont permis de calculer un raccourcissement (S) de 212 ± 68 m depuis le soulèvement de la terrasse. Ce soulèvement, qui

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a provoqué l’abandon de la terrasse par l’incision verticale de la Chenab, selon une double

datation OSL et 10Be aurait commencé vers 24 ± 1 ka. Nous pouvons ainsi calculer un taux de

raccourcissement sur cette période le long du Main Frontal Thrust de 9.0 ± 3.2 mm/an.

Figure 34 : Coupe du Frontal Anticline, relief créé par le raccourcissement accommodé par le Main Frontal Thrust (Vassallo et al., 2015). La terrasse d’abrasion perchée au sommet de l’anticlinal est un marqueur du plissement actif qui permet de calculer un taux de raccourcissement associé à cette structure.

Entre les deux structures que je viens de présenter, à 20 km du front de la chaîne, un escarpement de plusieurs centaines de mètres, à forte pente vers le sud, est associé au Medlicott-Wadia Thrust (Thakur et al., 2010). Dans la région de Riasi, cette rampe fait chevaucher les calcaires précambriens du Lesser Himalaya sur les molasses des Siwaliks et sur les alluvions quaternaires de la rivière Chenab et de son tributaire Nodda (Figure 35). Cela implique que le déplacement cumulé sur ce chevauchement est de l’ordre de plusieurs kilomètres. Ces observations morpho-structurales signifient également que l’escarpement a bien une origine tectonique et qu’il s’est construit au cours du Quaternaire.

La zone de faille a une largeur qui peut aller jusqu’à 2 km et l’escarpement hectométrique est formé par plusieurs escarpements décamétriques, chacun associé à un segment de faille inverse (Figure 36). La morphologie et la géométrie en coupe déterminée par cette zone de faille est particulièrement bien visible sur le cône alluvial de la Nodda et dans l’incision produite dans le cône par ce même cours d’eau. Par ces observations, nous pouvons constater que l’activité tectonique la plus récente est concentrée sur les deux segments les plus externes, là où les dépôts du cône sont déformés jusqu’en surface. Pour caractériser l’activité

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tectonique long-terme et court-terme nous nous sommes intéressés à la déformation à l’échelle de l’escarpement hectométrique et à l’échelle des deux escarpements décamétriques externes.

Figure 35 : A) Un des segments du Medlicott-Wadia Thrust (MWT) mettant en contact les calcaires précambriens sur les alluvions quaternaires ; B) Coupe à travers de la zone de faille réalisée à partir des données morphologiques et structurales. D’après Vassallo et al. (2015).

Dans le premier cas, afin de pouvoir déterminer un taux de raccourcissement, nous avons caractérisé le déplacement vertical accommodé au travers de la zone de faille, la période sur laquelle cette déformation s’est produite, et le pendage des failles en profondeur. D’abord, l’analyse de la morphologie et les données topographiques obtenues par GPS cinématique ont permis de déterminer un déplacement vertical cumulé de 150 ± 30 m depuis la formation du cône. Ensuite, la datation de deux niveaux sableux du cône par OSL, à des profondeurs respectives de 55 m et de 6 m, a fourni des âges de 14 ± 2 ka et 15 ± 1 ka. Le recouvrement entre les intervalles des âges de ces échantillons, proches de la base et de la surface du cône, suggère que le cône s’est formé rapidement. Nous avons ainsi considéré raisonnable l’approximation d’attribuer cette datation à l’abandon de la surface. Enfin, l’extrapolation du pendage des différents segments de faille observés dans l’incision de la Nodda, sur plusieurs dizaines de mètres de haut, indique la présence d’un segment unique vers 0.5-0.8 km de profondeur, avec un pendage d’environ 45°N. Ces résultats nous ont permis de calculer un taux de raccourcissement sur les derniers ~14 ka de 11.2 ± 3.8 mm/an, qui font du Medlicott-Wadia Thrust la structure la plus rapide de la région.

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Figure 36 : Vue de l’escarpement hectométrique du Medlicott-Wadia Thrust à Riasi et des deux segments de faille les plus externes associés à des escarpements décamétriques (Vassallo et al., soumis).

Les taux de raccourcissement obtenus pour le Main Frontal Thrust et pour le Medlicott-Wadia Thrust montrent que ces deux chevauchements sont tous les deux très actifs dans le contexte nord-ouest himalayen. La déformation quaternaire dans cette partie de la chaîne est donc caractérisée par un comportement qui est alternativement en-séquence et hors-séquence. Il n’est d’ailleurs pas exclu que ces deux chevauchements puissent casser en même temps lors de très gros événements déclenchés sur le décollement principal.

Figure 37 : Escarpements tectoniques sur les segments de faille les plus externes, profil topographique sur le cône alluvial de la Nodda, et localisation des tranchées (Vassallo et al., soumis).

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L’identification de ces structures sismogènes est une donnée essentielle pour pouvoir aller plus loin dans l’estimation de l’aléa sismique dans la région. L’étape suivante est la caractérisation de la paléosismicité pour chacune d’entre elles. Le Main Frontal Thrust est une structure aveugle, il est donc difficile de déterminer son histoire sismique par une approche directe. A l’inverse, le Medlicott-Wadia Thrust atteint et déforme la surface. Nous avons donc ouvert et étudié deux tranchées au travers des deux segments de faille les plus externes, identifiés comme les plus récemment actifs, la Scorpion Fault et la Rain Fault (Figures 36 et 37). Ces segments se trouvent à 500 m de distance et sont associés à des escarpements tectoniques respectifs de 23 ± 2 m et de 17 ± 2 m. Les deux tranchées ont été réalisées avec un excavateur dans les parties inférieures des escarpements (quatre jours et 25 m de long pour la première, trois jours et 16 m de long pour la seconde). Les logs sédimentaires ont mis en évidence dans chaque tranchée différentes ruptures, qui sont associées à des glissements co-sismiques compris entre 80 cm et plus de 4-5 m (Figure 38).

Figure 38 : Logs des deux tranchées paléosismologiques sur la Scorpion Fault et sur la Rain Fault (Vassallo et al., soumis). Les âges 14C sont tous calibrés.

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En se basant sur les relations géométriques entre horizons sédimentaires et ruptures, et grâce à quatorze datations 14C sur charbons et niveaux organiques, nous avons proposé un scénario possible pour chaque segment (Figure 39).

Figure 39 : Scénarios possibles pour expliquer les observations et les datations dans les deux tranchées (Vassallo et al., soumis).

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Ces reconstructions impliquent l’occurrence d’au minimum cinq événements sismiques distincts depuis ~3500 BC : deux pour la Scorpion Fault et trois pour la Rain Fault. La dernière rupture est compatible avec le grand séisme du Cachemire de 1555, dont la trace en surface était inconnue jusqu’à maintenant. Un événement s’est produit autour de 1000 BC sur les deux segments de faille. S’il s’agissait du même séisme, cela impliquerait que la déformation localisée en profondeur sur un seul segment peut se distribuer en surface sur plusieurs segments qui se situent à plusieurs centaines de mètres de distance. Autrement dit, ce scénario représenterait une source potentielle de sous-estimation des glissements co-sismiques dans les études paléosismologiques sur les grands chevauchements, comme dans le contexte himalayen.

En considérant la hauteur des escarpements, le pendage des failles et les glissements co-sismiques observés, nous constatons que d’autres séismes sur ces deux segments ont dû se produire au cours de l’Holocène pour construire cette topographie cumulée. Par conséquent, même si la déformation dans cette zone de faille migre globalement vers l’extérieur, les deux segments de faille les plus externes restent tous les deux actifs pendant plusieurs milliers d’années. Ce schéma reprend exactement, à une échelle plus réduite, ce qui se produit à l’échelle de la chaîne sur une période de quelques millions d’années. Il semblerait donc que la mécanique à l’origine de ces phénomènes soit relativement indépendante des échelles et des matériaux : de quoi réjouir et en même temps donner à réfléchir aux modélisateurs analogiques qui s’intéressent à la déformation ?

Le taux de raccourcissement au niveau du Medlicott-Wadia Thrust déduit des glissements co-sismiques est plus faible que celui déterminé par l’analyse géomorphologique. Ce déficit de glissement apparent peut s’expliquer de deux façons :

1) Une partie de la déformation pourrait être diffuse à l’échelle de la zone de faille et non-détectable dans les tranchées. Dans ce cas le déficit de glissement co-sismique serait limité à la période postérieure au dernier séisme. En considérant le taux géomorphologique, il s’élèverait à 5 ± 2 m et la faille se rapprocherait donc du seuil de rupture observé pour les glissements co-sismiques majeurs.

2) Des glissements significativement plus élevés, nécessaires pour rattraper le déficit long-terme, pourraient se produire lors de méga-séismes avec des périodes de retour supérieurs à ~3500 ans. L’occurrence de ce genre de séismes est d’ailleurs débattue le long de tout l’arc himalayen, où l’on constate des déficits de déformation sismique sur de vastes zones (e.g. Bilham et al., 2001 ; Stevens and Avouac, 2016).

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Il est évident que les conséquences en termes d’aléa sismique sont très différentes selon le scénario. Ces résultats soulignent l’importance d’une approche sur plusieurs échelles de temps et d’espace, sans laquelle nous ne pourrions pas déceler des anomalies ou des variations dans le comportement sismique des failles. Parallèlement à cette étude, nous avons installé en 2012 un réseau GPS temporaire dense au nord de cette faille dans le cadre d’un projet piloté à ISTerre par François Jouanne. Nous espérons ainsi, à terme, mieux comprendre la rhéologie du prisme d’accrétion himalayen dans cette région et localiser plus précisément l’extension de la zone de blocage sur le décollement. Cela permettra de mieux contraindre la surface de rupture maximale lors d’un gros séisme.

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