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Le capitalisme de libre marché, en vigueur jusque dans les années 1920 dans plusieurs pays, dont le Canada, les États-Unis et la plupart des pays développés, avait mené à la pire crise économique de l’histoire du capitalisme : la Grande Dépression des années 1930. Pour y faire face, les gouvernements, à divers degrés et de plusieurs manières, allant du New Deal au nazisme en passant par l’étatisation complète des moyens de production, ont eu recours à l’État pour pallier les insuffisances des « lois » du marché. C’est ce que l’économiste Karl Polanyi avait appelé « la Grande Transformation ». Désormais, et jusqu’aux années 1970, le marché serait plus ou moins encastré dans le système social plutôt que l’inverse.

À partir de la fin des années 1970 mais de façon plus déterminée dans les années 1980 et 1990, le néolibéralisme a exprimé la volonté des forces dirigeantes des pays développés de lancer une offensive pour libérer le capital des contraintes que lui avait imposées la Grande Transformation : privatisations, déréglementations,

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libre-échange, mondialisation, financiarisation, responsabilité personnelle, déficit zéro, attaques envers les programmes sociaux ont caractérisé la période dans laquelle nous nous trouvons encore. Mais la pandémie de COVID-19 a provoqué la plus grave crise économique depuis la Grande Dépression. Les conséquences sur l’emploi, le niveau de vie, les approvisionnements, la santé publique, le budget des États, le travail, sont considérables. Cette crise constitue, à mes yeux, le coup le plus sévère porté au néolibéralisme, forme spécifique de gestion du capitalisme à l’échelle mondiale, nationale et locale. Le premier coup de semonce a été la crise financière de 2008-2009, « premier grand choc mondial de l’ère néolibérale », pour reprendre l’expression de Gilbert Achcar : elle a forcé les États à se porter au secours du cadre général d’accumulation, notamment en renflouant des entreprises industrielles et des sociétés financières (Achcar, 2020). Le deuxième est la crise environnementale, plus particulièrement le changement climatique, qui incite également les États, en dépit de leurs réticences, à imposer des politiques jugées contraignantes aux yeux des défenseurs du « libre marché ».

Plusieurs avaient cru que l’État-nation avait perdu la bataille contre la mondialisation néolibérale. Mais depuis les débuts de la pandémie, les gouvernements agissent dans le sens contraire des prescriptions du néolibéralisme, telles que formulées depuis des décennies par les grandes organisations internationales comme le FMI, l’OMC et la Banque mondiale, les milieux des affaires et les think tanks à leur service. Le FMI lui-même semble avoir changé de discours, appelant tous les pays à renforcer leurs systèmes de santé, au moyen de « dépenses supplémentaires dans divers domaines » (Fonds monétaire international, 2020 juin). L’État jouit d’une certaine revalorisation dans le discours public. Autrefois accusé de tout ce qui allait mal – « l’État n’est pas la solution aux problèmes, l’État est le problème », disait le président Reagan – il devient l’instrument indispensable pour surmonter la crise. Aucune autre institution ne pourrait imposer des mesures que le secteur privé, laissé à lui seul, aurait été incapable de respecter sous la pression de la concurrence et du risque de la faillite. Aucune autre institution ne concentre autant de moyens d’atténuer les conséquences du ralentissement brutal de l’activité économique. C’est encore lui qui dispose de toutes les ressources nécessaires pour maintenir la paix sociale, non seulement en recourant à la matraque, mais surtout en redistribuant la richesse et en assurant le maintien des services sociaux. La paix sociale constitue une préoccupation constante des gouvernements. Dans les pays de l’OCDE (37 pays, dont les plus développés), l’incidence de la pandémie sur l’emploi a été dix fois plus grande que celle de la crise financière de 2008-2009 (OCDE, 2020).

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Partout, le nouveau discours témoigne de préoccupations accrues pour un certain providentialisme. Au Canada et au Québec, elles se manifestent par certaines dépenses dans les services sociaux, par le soutien au revenu et par une certaine forme de nationalisme économique comme l’achat local, (le fameux «panier bleu»), des mesures pour conserver les sièges sociaux, ou une volonté de réduire la dépendance à l’égard de certaines marchandises stratégiques produites à l’étranger. Alors qu’un régime de revenu minimum garanti est réclamé en vain depuis longtemps, le gouvernement fédéral n’a pas hésité à verser une Prestation canadienne d’urgence (PCU) pour les salariés, les travailleurs autonomes, les travailleurs saisonniers et une autre, moindre, pour les étudiants (PCUE). Les pêcheurs indépendants et les équipages ont eu droit à des mesures spécifiques. Les personnes sans-abri ont pu bénéficier du programme « Vers un chez-soi ». De son côté, le gouvernement du Québec a décidé d’augmenter le salaire des préposés aux bénéficiaires des CHSLD de 18 %, « même sans l’accord des syndicats » (La Presse canadienne, 2020). Une telle mesure était réclamée depuis des années par la

FTQ et la CSN. Le premier ministre a même déclaré songer à nationaliser des CHSLD privés (Sioui, 2020). Des aides financières d’urgence sont distribuées pour diverses situations liées à la pandémie, notamment pour les organismes communautaires dont le rôle est devenu plus indispensable que jamais. Outre les oppositions péquiste et solidaire, favorables à toutes ces mesures, l’opposition libérale elle-même, prompte aux politiques austéritaires lorsqu’elle était encore au pouvoir, allait jusqu’à demander que les services de psychologie fassent partie du régime public d’assurance-maladie (Lévesque, 2020).

L’entreprise privée reçoit également sa part des deniers de l’État dans cette relance aux accents keynésiens. Les grands travaux d’infrastructure font déjà partie du paysage québécois avec plusieurs grands chantiers : réfection de routes et d’autoroutes, de viaducs, construction de mégas-hôpitaux, projets d’expansion du transport en commun. À ce qui existait déjà s’ajoutent diverses mesures de soutien fédéral aux entreprises petites (Compte d’urgence pour les petites entreprises et l’Aide d’urgence du Canada pour le loyer commercial), moyennes (Programme de financement sur les marchés intermédiaires) et grandes (Crédit d’urgence pour les grands employeurs).

Il est évidemment trop tôt pour conclure à un virage. Il arrive que, par défaut, des adeptes du néolibéralisme acceptent un « moment keynésien » comme nécessité pour remettre l’économie sur les rails et revenir ensuite le plus rapidement possible au laissez-faire. La crise financière de 2008-2009 en constitue un exemple éloquent (Ponsot et Marie, 2020). L’endettement des États a vite stimulé le recours à l’austérité budgétaire dans les programmes sociaux, sans mesures concrètes pour

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réduire l’écart entre les riches et les pauvres, qui s’est accru. Mais sur le plan idéologique, on peut aisément soumettre pour hypothèse que le néolibéralisme ne jouit plus de l’élan qui fut le sien dans les années 1980 et 1990, notamment avec l’effondrement de l’URSS et des régimes apparentés, sans compter les réactions différenciées incarnées par les Gilets jaunes français, le Brexit ou les succès du candidat démocrate Bernie Sanders, aux États-Unis, même s’il n’a pas remporté l’investiture de son parti.

Cette démonstration de force va sans doute laisser des traces. Elle est en train de démontrer que la volonté politique peut soustraire les pouvoirs publics aux forces du marché libre. Ce début involontaire d’une possible Grande Transformation, pour reprendre l’expression de Karl Polanyi, s’inscrira-t-il dans la durée ? Le Québec ne saurait à lui seul persister dans ce virage apparent sans que les États décisifs de l’économie mondiale aillent dans cette direction, notamment en révisant les accords commerciaux qui ont amoindri l’impact des politiques publiques et, surtout, en contrôlant les flux financiers. Comme tous les autres, le gouvernement Legault donne des signes contradictoires. Si les dépenses de l’État sont appelées à jouer un plus grand rôle, rien d’indique, pour l’instant, qu’il en résultera une redistribution plus équitable de la richesse et un renforcement de l’État-Providence, et encore moins un « changement de paradigme » dans la conception de l’économie même si, pour l’instant, il s’y voit contraint. Tout dépendra du rapport de force à l’échelle nationale et internationale. Pour l’instant, les gouvernements agissent par le recours à l’endettement. Dans le discours du Trône du 23 septembre 2020, le gouvernement Trudeau a réitéré son intention de poursuivre dans cette voie et d’aller de l’avant avec de nouveaux programmes sociaux. Il reste à voir combien de temps durera une telle situation et quels segments de la population seront appelés à contribuer. La crise va durer quelques années, d’après certains (Boissieu, 2020; Achcar, 2020). Pour le Canada, le FMI prévoit une contraction du PIB de l’ordre de 8,4 % en 2020, suivie d’une croissance de 4,9 % en 2021 (Fonds monétaire international, 2020 juin). Même si on connaît les limites des prévisions économiques, il n’en demeure pas moins qu’elles conditionnent le comportement des États qui prennent bonne note que le retour au niveau d’avant la crise est une question d’années. Comme le précise le FMI,« [u]ne relance budgétaire à grande échelle peut prévenir un recul plus marqué de la confiance, augmenter la demande globale et éviter un ralentissement encore plus marqué. Toutefois, ce n’est probablement qu’une fois l'épidémie atténuée et les populations libres de se déplacer qu’une relance de ce type produirait réellement ses effets » (Fonds monétaire international, 2020 avril).

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Les plus pessimistes croiront sans doute que tout reviendra à la situation antérieure. Pour ma part, j’estime que la pandémie a produit un électrochoc qui accentue la prise de conscience de la nécessité de confiner le néolibéralisme aux ouvrages d’histoire de la pensée économique et d’opérer une nouvelle Grande Transformation, dont la nature exacte nous est encore inconnue. Si on décide de revenir au statu quo ante COVID-19, il faudra convaincre la population que « There is no alternative » (TINA), pour reprendre l’expression popularisée par Margaret Thatcher. Il s’avèrera tout aussi nécessaire de contrer un discours dénonçant le saccage opéré dans le système de santé publique et la non-contribution des milieux de la haute finance. La culture de la dette demeure certes encore bien ancrée dans les esprits, mais l’État vient tout de même de démontrer sa toute-puissance en préservant le cadre macro-économique d’ensemble et en parant au plus pressé, notamment par le soutien du revenu, des directives contraignantes et l’intervention directe dans l’économie (Martin et Savidan, 1994). La crise de 2008- 2009 a été suivie, dans plusieurs pays, de politiques d’austérité. Le gouvernement Couillard (2014-2018) en a fait son axe principal en matière de politiques publiques. Mais il a subi le sort que l’on connaît. Celui de François Legault se trouvera-t-il en mesure d’aller dans la même direction sans en subir les contrecoups politiques et électoraux? Il est permis de penser qu’à l’instar de celles qui l’ont précédée, la crise actuelle ouvre de nouvelles perspectives.

72 Références

Achcar, Gilbert (2020), « Self-Extinction of Neoliberalism? Don’t Bet on It. », New Politics, 24 avril 2020, https://newpol.org/self-extinction-of-neoliberalism- dont-bet-on-it/

Boissieu, Christian de, (2020, juillet),« Les nouvelles frontières de l’État-providence », dans Abashi Shamamba L’économiste, no, 5814,

https://www.leconomiste.com/ article/1065410-les-nouvelles-frontieres-de-l- etat-providence.

Fonds monétaire international, (2020, juin) Mise à jour des perspectives de l’économie mondiale, p. 12. file:///C:/Users/Michel/Downloads/WEOFRE202006.pdf

Fonds monétaire international, Perspectives de l’économie mondiale, (2020, avril) p. 2. file:///C:/Users/Michel/Downloads/execsumf%20(1).PDF

OCDE (2020), OECD Employment Outlook 2020 : Worker Security and the COVID-19 Crisis, Éditions OCDE, Paris, p. 37, https://doi.org/10.1787/1686c758-en. La Presse canadienne, (2020),« Salaire des préposés : les propos de Legault font

bondir les syndicats », https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/ 1695050/legaultsalaire-preposes-beneficiaires-syndicats-chsld-coronavirus Lévesque, Fanny (2020), « De l’aide psychologique pour tous, plaide le PLQ », La

Presse, 9 mai 2020. https://www.lapresse.ca/covid-19/2020-05-09/de-l-aide- psychologique-pour-tous-plaide-le-plq

Martin Patrice et Savidan Patrick. La culture de la dette, Montréal, Boréal, 1994. Ponsot, Jean-François et Marie Jonathan (2020, juin), « Relance économique :

sommes-nous tous vraiment devenus keynésiens ? », The Conversation, 9 juin 2020. https://theconversation.com/relance-economique-sommes-nous- vraiment-tous-devenus-keynesiens-140097

Sioui Marie-Michèle (2020), « Québec songe à nationaliser des CHSLD privés », Le Devoir, 25 avril 2020. https://www.ledevoir.com/politique/ quebec/577668/point-de-presse-legault-24-avril

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Détenteur d’un doctorat en science politique (UQAM), Michel Roche est professeur de science politique au Département des sciences humaines et sociales de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC). Spécialiste de la politique russe au sujet de laquelle il a publié des ouvrages et des articles dans diverses revues, il s’intéresse également à la question nationale au Québec et à l’économie politique.

PARTIE 3

UNE CRISE À VISAGE