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Les meetings et les réunions publiques : du Modern-Cinéma au Majestic

Les lieux de réunions publiques constituent des lieux éminemment politiques du fait de leur localisation, de leur situation, de leur fréquentation, en d'autres termes, de leur centralité.

Un certain Constant, commis des PTT, est l'organisateur de la réunion communiste au Modern- Cinéma tenue le dimanche 21 mai 1922, comme l'indique La Dépêche Algérienne. Cet ancien combattant, membre de l'Association républicaine des anciens combattants (ARAC), dont le secrétaire est Henri Barbusse et qui regroupe près de 100 000 adhérents, prône un pacifisme de combat.

« J'affirme avec l'honneur que personne n'a crié : « A bas les morts! » ce qui ne signifie rien.

Cependant, de 250 300 poitrines est sorti ce cri : « A bas la guerre! » N'était-ce point à cause d'elle que ces morts défilaient? »148.

Dans une lettre du 29 novembre 1935 adressée à Sylvain Halff, Albert Confino évoque la tenue d'une réunion publique au Majestic, organisée par le président des Croix de feu, Brice, dont l'antisémitisme est dénoncé. En effet, à la suite de l'entretien entre le grand-rabbin, Eisenbeth, et le chef du cabinet du gouverneur, Chevreux, Sylvain Halff rencontra à Paris le gouverneur général de l'Algérie afin de l'entretenir de montée des actes antisémites à Alger149.

De même, des papillons datant de 1936 rapportent l'organisation de meetings dans le cadre de la campagne législative :

« CITOYENS

Dimanche matin l'insulteur COSTON annonça une réunion Boulevard Baudin. Le citoyen BATAILLON et ses amis sont partis de Bab-el-Oued où ils donnaient eux-mêmes une réunion et sont allés porter la contradiction, ils ont fait voter un ordre du jour flétrissant l'antisémitisme par les 800 Électeurs réunis par l'insulteur COSTON, où était donc à ce

147 HABERMAS Jürgen, L'intégration républicaine. Essais de théorie politique, Op. Cit. 148 Archives AIU. Fonds Serge Lazarus : Comité juif algérien des études sociales. 149 Archives AIU. Fonds Serge Lazarus : Comité juif algérien des études sociales.

moment le candidat FIORI?Pourquoi n'est-il pas allé lui aussi protester Boulevard Baudin. Électeurs Jugez FIORI

Hier mardi à 2h42 un ami de COSTON a tiré des coups de revolver sur un ouvrier. Pendant que cet enfant du peuple se débat contre la mort, place de Chartres, FIORI n'a pas honte de faire couler l'anisette. FIORI a choisi pour trinquer gaiment [sic] cette heure de deuil. Électeurs Jugez FIORI »150.

Dans le numéro 20 de 1936, le bulletin de la FSJA rapporte le déroulement d' « Une réunion de la Fédération des Sociétés Juives d'Algérie », à Alger, le 14 janvier 1936, à 18 heures, sous la présidence de E. Mesguich, président de la FSJA.

« Le Bulletin de la Fédération a souligné avec satisfaction la franche déclaration faite au

sein d'une réunion Croix de Feu d'Algérie et par laquelle Me Jean Bricaut sut, en des paroles vraiment françaises, répudier l'odieux antisémitisme et déclarer ignoble la conduite des dirigeants allemands qui firent effacer des stèles funéraires les noms des soldats juifs allemands morts pour la défense de leur ingrate Patrie.

Nous n'avons cesser de travailler à tout ce qui doit rapprocher les éléments de la population, à repousser les atteintes à la foi, à la pensée d'autrui […]

Aux différents congrès ou conférences qui, cet été, se sont tenus à Lucerne, nous avons eu le plaisir de déléguer notre jeune compatriote André Akrif, membre de la Fédération. »151. Dans son édition du dimanche 19 avril 1936, LaDépêche Algérienne évoquel'organisation d'une réunion publique le 18 avril. C'est au cours de cette réunion tenue à Blida que le colonel de La Roque des Croix de Feu appelle à voter pour les quatre circonscriptions du département d'Alger dans le cadre des élections législatives des 26 avril-3 mai 1936. Casimir de La Roque rappela donc à Blida sa volonté de ne pas s'associer au candidat antijuif, Henri Coston (première circonscription d'Alger), avant d'inviter les adhérents du mouvement à porter leurs voix sur les candidats : Léonide Bertin, entrepreneur, conseiller général, issu de l'URDS, pour la première circonscription d'Alger ; Lucien Richier, colonel en retraite, adjoint au maire, républicain national, pour la deuxième

circonscription ; André Mallarmé, député sortant, ancien ministre, issu de la gauche radical, pour la troisième ; et Maurice Dourin, agriculteur, républicain national, la quatrième152. L'appel du colonel de La Roque des Croix de Feu, mouvementultra-nationaliste, témoigne de sa volonté de fédérer par- delà les clivages politiques traditionnels. Les réunions publiques représentent ainsi tout autant des vecteurs que des lieux de la politisation favorisant l'inclusion dans la vie politique d'une grande vitalité mais aussi d'une grande violence au milieu des années trente. C'est au cours de ces réunions publiques que sont placardées des affiches (imprimées pour la plupart chez ARFI (4, rue Champlain, à Alger153)), dont le contenu rend compte des rivalités et des antagonismes politiques et

idéologiques dans une violente surenchère. Ainsi, une affiche électorale des Croix de Feu témoigne non seulement des rivalités politiques mais aussi de la violence du discours politique. Dans cette affiche, placardée lors d'une réunion publique tenue à Alger, avant le premier tour des élections législatives (le 26 avril 1936), Casimir de La Roque, après avoir appelé à voter pour le candidat de la gauche radicale dans la troisième circonscription d'Alger, invite finalement ces adhérents à se détourner de ce vote au nom de son attachement à la liberté et aux valeurs républicaines. Le colonel de La Roque y qualifie André Mallarmé de « laquais » et d' « infâme »154. Les principes

républicains de l'unité, de la liberté et du patriotisme dominent dans les discours eu égard à celui

150 Archives ANOM. Série F 14 Police et maintien de l'ordre.

151 Archives AIU. Fonds Serge Lazarus : Comité juif algérien des études sociales. 152 Archives AIU. Fonds Algérie 1C 1 à 6 : Antisémitisme.

153 Archives de la wilaya d'Alger. Fonds Cartes. Alger, 1931. 154 Archives ANOM. Série F 14 Police et maintien de l'ordre.

prononcé par Elbaze Mouche qui insiste sur ces thématiques à forte charge républicaine avec en toile de fond la licité de la présence française en Algérie.

« Nous sommes tous […] Catholiques, musulmans et Juifs, la même croyance en un même

Dieu […] Tous les Français sont nationalistes puisqu'ils placent la France au-dessus de tout. Les nationalistes ne doivent pas oublier que seule l'Union fait la force, et en pratiquent l'Union, ils feront la preuve qu'ils sont de « bons Français ». […] le vrai « Patriotisme » n'est pas le monopole de personne ; et les vrais patriotes sont ceux qui savent s'unir et se grouper autour du drapeau tricolore […] « Français debout ! », clame-t-on depuis quelques jours ; mais, debout contre quoi ? Debout contre qui ? Contre des frères, au sein d'une même Patrie ? Quelle aberration ! […] Dans notre France, il ne doit y avoir qu'un même désir de fraternité de tous ses enfants pour que la République soit forte […] et respectée de tous.

Vive la France républicaine. Vive l'union de ses enfants ! Vive l'Algérie ! »155.

La thématique du patriotisme pacifique occupe une place de plus en plus importante dans les discours politiques, ce qui contraste avec le patriotisme belliciste de l'extrême-droite antisémite, témoignant en cela de la volonté de paix sociale tout autant que d'unité nationale. Ainsi, une affiche électorale évoque le grand rassemblement pacifique organisé notamment par Georges Bessière pour les élections législatives de 1936. Ce grand rassemblement pacifique, organisé le samedi 25 avril 1936, soit un jour avant le premier tour des élections législatives, vise à unifier les Algérois au-delà des clivages politiques et idéologiques ainsi que des différentes composantes sociales et culturelles constitutives de la société coloniale. L'affiche précise que ce défilé de protestation pacifique, « muette et digne », au départ, à 15 heures, de la place du Gouvernement à Alger jusqu'au

monument aux morts156 vise à rassembler symboliquement les infirmes, les mutilés de guerre, les indigents, les femmes et les enfants, qui doivent précéder le cortège. L'affiche indique que trois écharpes doivent être portées par trois jeunes filles : la catholique en bleu, la juive en blanc, et la musulmane en rouge. Sept camions automobiles, destinés à recueillir des vêtements, des chaussures, des meubles, des vivres ou encore du linge distribués le soir-même aux chômeurs, doivent suivre le cortège157. Ce moment témoigne à bien des égards de la politisation des exclus de la citoyenneté : « indigènes », femmes, enfants. L'espace public devient le lieu de la politisation par excellence. Ce grand rassemblement pacifique montre ainsi comment des exclus des droits civiques et politiques s'approprient l'espace public politisé. La thématique du pacifisme se trouve désormais associée à celle de la lutte contre l'antisémitisme, comme l'atteste une affiche électorale de Bernard Lecache, président de la LICA (Ligue Internationale contre le Racisme et de l'Antisémitisme ou le Fraternité des Peuples Section Maison-Carrée). Bernard Lecache, écrivain (« fils spirituel de Séverine », comme le souligne l'affiche), orateur reconnu, candidat aux élections législatives de 1936 à Alger, organisa un grand meeting public et contradictoire le lundi 15 mars 1936, à 20 heures 30, à l'El Dorado Cinéma, afin de sensibiliser les Algérois à la démocratie ainsi qu'à la lutte contre le racisme et l'antisémitisme158.

Dans son numéro 54 de juin-juillet 1939, le bulletin revient sur l'affaire de l'imam Bendali

Mahmoud Kahoul, muphti à la grande mosquée d'Alger, mort le 2 août 1936 d'un violent coup de poignard en plein cœur. Cet article titré « La Justice s'est prononcée. Nos amis : le Cheikh SI TAIEB EL OKBI et M. ABBAS TURQUI ont été acquittés » indique que se tenait au stade

155 Archives ANOM. Série F 14 Police et maintien de l'ordre. 156 Archives de la wilaya d'Alger. Fonds Cartes. Alger, 1931. 157 Archives ANOM. Série F 14 Police et maintien de l'ordre. 158 Archives ANOM.Série F 14 Police et maintien de l'ordre.

municipal, à quelques kilomètres du lieu du crime, une réunion éminemment importante : 50 000 hommes étaient réunis pour entendre les délégués musulmans rendre compte de la mission qu'ils venaient de remplir à Paris. Un cahier de doléancesfut présenté au gouvernement français, qui avait reconnu le bien fondé des revendications et en avait promis le réalisation. Akacha accusa du

meurtre du muphti d'Alger le chef des oulémas d'Algérie, le cheikh Si Tayeb El Okbi et Abbas Turqui, négociant, très connu dans la capitale. L'instruction, qui dura que trente-trois mois, mena à de violents incidents. Face à ces accusations, le docteur Marcel Loufrani, médecin juif, qui avait entendu le Cheikh El Okbi le 2 août 1936, au stade municipal d'Alger, pris sa défense. Il eut la conviction que le cheikh El Okbine pouvait avoir inspiré pareil forfait159.

L'espace public permet ainsi l'inclusion des exclus des droits politiques (juives) et des marginalisés du jeu politique (juifs) dans la vie de la cité. De façon paradoxale, les tentatives de marginalisation des juifs algérois du jeu politique contribuèrent au contraire à les intégrer davantage dans la vie politique locale. La lutte contre l'antisémitisme devient un argument politique majeur favorisant des carrières (Bernard Lecache) ainsi que la promotion des idées pacifistes dans la société coloniale (LICA).

8. Les cafés maures et les cafés concerts de la Basse-Casbah : le chaabi, une expression