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L'école : la question des primes d'arabe et l'état d'ignorance du prolétariat juif

L'école constitue un autre vecteur de la politisation des juifs algérois en situation coloniale, favorisant leur inclusion dans la vie politique locale. Dans les rapports de l'AIU ou du CJAES, des notables communautaires assimilés, insistent tout particulièrement sur la nécessaire extirpation de l'élément arabe du judaïsme local. Ils saluent avec force le processus de « désarabisation » forcée, malgré des formes de résistance et de résilience,moins, en réalité, à Alger que dans les marges du pays. En effet, si l'état d'instruction dans la ville d’Alger repose tout à la fois sur la vitalité et sur la densité des établissements scolaires (laïques comme religieux), dans le reste du territoire, les

118 Archives AIU. Fonds Serge Lazarus : Comité juif algérien des études sociales.

119BLEVIS Laure, « Une citoyenneté française contestée. Réflexion à partir d’un incident antisémite en 1938 »,

Histoire de la justice, 2005/1, N°16, p. 111-122.

120 Archives AIU. Fonds Serge Lazarus : Comité juif algérien des études sociales. 121 Archives AIU. Fonds Serge Lazarus : Comité juif algérien des études sociales.

populations juives demeurent majoritairement arabisées et faiblement instruites en raison d'un réseau d'écoles communales et confessionnelles plus lâche. Ce contraste renforce finalement l'argumentaire essentialiste, porté par les membres du Consistoire israélite par exemple et les tenants d'une historiographie diffusionniste (les juifs de la capitale seraient plus assimilables que ceux du reste du pays) et, partant, l'idée d'une singularité de la communauté juive d'Alger dont le niveau de « francisation » serait le plus abouti.

La question des primes d'arabe

La question des primes d'arabe réactive la problématique de la double appartenance et, en ce cas d'espèce, la dichotomie entre arabité et francité dans le cadre de l'élaboration de catégories juridiques en situation coloniale. C'est ainsi que le CJAES évoque la question des primes d'arabe dans son rapport datant du 16 décembre 1920, lequel mentionne le décret du 2 octobre 1920, qui modifie celui en date du 24 juillet 1890 : la catégorie « instituteurs français d'origine européenne » est remplacée par celle d' « instituteurs français d'origine », précisément, « indigène ». Les primes d'arabe sont attribuées au certificat d'aptitude à l'enseignement de l'arabe parlé, au brevet de langue arabe ou kabyle ou des dialectes berbères. Les instituteurs et les professeurs d'écoles primaires supérieures d'origine algérienne sont donc exclus des primes d'arabe de cent francs, trois-cents francs et cinq-cents francs au motif de la pratique courante de l'arabe qui serait leur langue d'origine. Or, d'après le rapport du CJAES, la langue arabe, qui n'est parlée que dans les régions de l'intérieur, n'est plus parlée par la majorité des juifs de la capitale, qui, pour pouvoir l'enseigner dans les écoles, doivent accomplir de longues et coûteuses études122. La question des primes d'arabe, qui mobilise les représentants des associations juives locales, conduit à une intense correspondance, favorisant leur inclusion dans la vie politique.

Par ailleurs, cet épisode montre la difficulté des autorités coloniale à définir les juifs de la colonie, assignés de facto à une double identité constitutive de la situation coloniale : Français juridiquement, mais renvoyés régulièrement à leur « indigénité », ce qui est inacceptable pour les membres du CJAES ou du Consistoire, attachés au projet républicain « assimilationniste ».

L'ignorance du prolétariat juif

Les notables juifs algérois déplorent le déficit d'instruction chez les familles plus pauvres comme en témoigne Albert Confino, dans une lettre du 17 avril 1930 adressée au président de l'AIU, qui rend compte de l'état d'ignorance générale du prolétariat juif. D'après lui, à Tlemcen les enfants vagabondent dans les rues en raison du déficit de place dans les écoles communales, condition de l'obtention du certificat d'études. Plus grave, les parents ne se soucient guère de la situation, du fait de leur manque d'instruction. Ce déficit d'instruction s'explique également, selon le secrétaire général de l'AIU à Alger, par la faiblesse des débouchés dans les secteurs dits qualifiés. En dépit de son attachement au projet d' « assimilation » donc de « francisation » des juifs de la colonie, Albert Confino souligne l'état d'ignorance du prolétariat juif du pays dans les savoirs religieux, l'histoire sainte et la catéchisme mosaïque du fait de l'absence de Talmud-Torah. La pauvreté peut expliquer cette situation dans la mesure où l'enseignement religieux dans les Talmud-Torah implique pour les parents le paiement d'une rétribution destinée au rabbin chargé de l'apprentissage de la lecture des textes sacrés à partir d'un simple syllabaire ou d'un livre de prières dont dispose la synagogue. Les représentants des associations juives algéroises s'alarment de l'état d'indigence religieuse et

matérielle des communautés juives d'Algérie en dehors de la capitale, devant l'absence

d'organisation, de rituels, de Bibles et de tableaux de lecture, de registres d'inscriptions, de cahiers d'appel et de listes d'élèves. Finalement, le caractère exsangue de cette communauté juive à l'échelle

du pays rend difficile l'évaluation exacte de la population scolaire, évaluée, cependant, à environ moins de deux-cent-cinquante élèves. Le fort absentéisme de ces élèves, du fait, notamment, du laxisme des autorités rabbiniques, expliquerait l'état d'ignorance dénoncé par les membres du CJAES.

« Les élèves ne savent même pas lire couramment ou réciter une prière par cœur. C'est le

néant. »123.

De ce fait, si les membres du CJAES déplorent tout autant le très faible niveau d'instruction que l'état d'indigence religieuse du prolétariat juif de Tlemcen, c'est en partie pour mieux souligner le fort degré d'éducation des juifs de la capitale, insérés dans la vie politique et sociale du fait du consentement au projet républicain d' « assimilation » et son corollaire la « francisation ».

L'inclusion dans la vie politique passe donc par le renoncement à la tradition au profit de la « modernisation » par le haut : l’État français colonial dans la double tradition colbertiste puis jacobine, d'abord, les autorités consistoriales, ensuite. Émile Durkheim a souligné le rôle de l’État dans l'éducation et la pédagogie, en précisant que « L'éducation est chose éminemment sociale ». En effet, en ce cas d'espèce, le rôle de l’État colonial consiste à construire un être social nouveau, éduqué à partir d'un socle culturel, politique et religieux commun et suivant des systèmes et des institutions scolaires assurant la socialisation, qui est donc inhérente à l'éducation. L'éducation, qui procède d'une logique « top down » à la recherche d'un idéal, participe au développement de l'enfant qui doit renoncer à son état primitif asocial (« indigène ») pour devenir un homme nouveau social (« Français »)124. L'école devient donc aussi bien un vecteur et qu'un relais de la politisation assurant la socialisation des jeunes générations par la transmission concertée et coordonnée des traditions125 (inventées126) et des principes républicains.