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Me repositionner vis-à-vis de mon complexe du terrain

Le travail de l’anthropologue natif m’apparaît dorénavant tout aussi négocié que le travail de terrain d’un non-natif. Une recherche est inévitablement menée dans un contexte social et historique qui détermine et limite ce qui est possible (Menzies 2001 : 22). Le travail de terrain en milieu autochtone au Canada se situe à un moment historique de réparation, d’auto-détermination, de redéfinition des relations, des rôles de chacun et par conséquent du rôle du chercheur. Ce dernier, qu’il soit un natif ou non est tout aussi producteur de co-construction (Kondo 1990) et de réalités négociées (Jacobs-Huey 2002 : 796). Ainsi, comme l’avancent Robben et Sluka, « […] fieldwork is not a detached activity carried by an objective observer but that subjective experiences and selfhood are part and parcel of fieldwork and its results. The ethnographers multiple social identities and his or her dynamic self may be liabilities but also research assets » (2007 : 63).

Lorsque l’on s’interroge sur la légitimité du chercheur natif et du non-natif, on cherche en partie à savoir qui peut représenter qui (Narayan 1993 : 672). Un questionnement qui n’est pas étonnant considérant la nature politisée du travail de terrain en anthropologie, puisque l’on a exigé de celle-ci qu’elle rende des comptes pour ses connivences coloniales et postcoloniales (Marcus 1997 : 99). Cependant, bien que le débat soit sensible et politique, y participer comporte le risque de l’incompréhension mais garder le silence garantit qu’il ne sera ni entendu, ni compris (Cairn 2000 : 86). Alors si la question n’est pas de savoir qui peut représenter qui, et si ne pas la poser assure le silence des uns, la question me semble redirigée sur la relation que l’anthropologue entretient avec les participants. Elle devient alors d’ordre éthique (Scheper-Hugues 2000 : 127).

L’anthropologie est une discipline de nature intrusive, dont l’intrusion s’opère principalement lors du travail de terrain. À l’instar de Scheper-Hugues, je doute qu’il y ait une voie politiquement correcte généralisée dans la pratique de la discipline, puisqu’elle comporte inévitablement son lot de violence symbolique et interprétative à l’égard des participants et de leur compréhension des réalités que l’anthropologue étudie (2000 : 127).

Here we enter, settle down, and try to stay for as long as people will tolerate our presence. As “travelling people” we are at the mercy of those who agree to take us in as much as they are at our mercy in the ways we represent them after the living-in and living-with is over. Anthropologists are restless and nomadic tribe, hunter and gatherers of human values. (Scheper-Hugues 2000 : 133)

C’est avec le concept de réflexivité que l’anthropologue en vient alors à se questionner sur son propre parcours, sur la façon dont ses données sont recueillies, sur sa pratique du terrain et sur la diffusion des données qu’il a collectées (Robben et Sluka 2008 : 18). Bien que plus explicite dans les années 1970 et 1980, l’anthropologue a réalisé qu’il ne fait pas simplement observer et décrire, mais plutôt qu’il interprète, s’inscrit et que le terrain est à la fois constitué d’une part de l’anthropologue lui-même et des participants à la recherche (Robben et Sluka 2008 : 446). Mais envers qui l’anthropologue doit-il être loyal (Scheper-Hugues 2000 : 127) : les participants, l’académie, le contractant ? Edward Said (1989) utilise le travail de James Scott à titre d’exemple. Dans son ouvrage Weapons of the Weaks Everyday Forms of Peasant Resistance, Scott fait un travail remarquable et démontre une fine compréhension empirique et théorique des résistances paysannes à l’égard du pouvoir hégémonique. Cependant, dans cet exercice, il expose aussi les secrets de ces formes de résistances qu’il apprécie (Said 1989 : 220). Ainsi, Scott se trouve au cœur de ce paradoxe de loyauté auquel est confronté l’anthropologue.

Nancy Scheper-Hugues fait le récit, dans son texte Ire in Ireland (2000), des difficultés qu’elle a rencontrées auprès des participants à sa recherche une fois celle-ci publiée. Elle y problématise la question de l’usage des pseudonymes, qui en trompent bien souvent très peu et en révèlent beaucoup trop : « Sacrificing anonymity means we may have to write less poignant, more circumspect ethnographies, a high price for any writer to pay » (Scheper-Hugues 2000 : 128). C’est ce que les participants à nos travaux semblent exiger, ceux sans qui nous ne pourrions continuer à faire de l’anthropologie. Est-ce que l’anthropologue est aujourd’hui prêt à payer ce prix ? Bourdieu affirme :

Le rêve positiviste d’une parfaite innocence épistémologique masque en effet que la différence n’est pas entre la science qui opère une construction et celle qui ne le fait pas, mais entre celle qui le fait sans le savoir et celle qui, le sachant, s’efforce de connaître et maîtriser aussi complètement que possible ses actes, inévitables, de construction et les effets qu’ils produisent tout aussi inévitablement. (Bourdieu 1993 : 905)

La recherche collaborative nécessite également un espace réflexif et suggère la création de nouvelles conventions et de discussions à l’égard des complexités, ambiguïtés et nuances dans la relation de l’anthropologue avec les participants, une relation centrale au travail de terrain (Marcus 1997 : 93). Il est dorénavant évident qu’une bonne ethnographie doit être réflexive (Robertson 2002 : 785) : « But we do not escape from the consequences of our positions by talking about them endlessly » (Patai’s, cité par Pillow 2003 : 177). Mon complexe du terrain s’est ainsi repositionné face à une anthropologie qui se trouve pour Marcus au beau milieu d’une re-conceptualisation de l’idéologie derrière la méthode de terrain (1997 : 104).