• Aucun résultat trouvé

La maternité Inuulitsivik de Puvirnituq : (re)placer la naissance au cœur de la construction des liens familiau

L’ouverture en 1986 de la maternité Inuulitsivik de Puvirnituq, opérée par des sages-femmes inuit, est le fruit d’une lutte conduite par les femmes des sept communautés de la baie d’Hudson1 pour s’approprier le contrôle du second hôpital

construit au Nunavik. Les activités de lobbying furent menées par Annie P. Tulugaq, qui résume ainsi le constat fait à l’époque : « The idea was: it’s a service that Inuit needs, and it will stay in the community, so the Inuit must learn how to work in that, and eventually they will improve services because they will be in control » (Annie Tulugaq 2008, Puvirnituq).

Comme dans de nombreuses autres communautés inuit canadiennes, les femmes et la communauté locale étaient particulièrement préoccupées par la politique d’évacuation des femmes enceintes vers les hôpitaux du Sud pour y accoucher, qui s’était imposée comme la norme des soins dans le milieu des années 1970. Cette politique stipulait que les femmes devaient prendre l’avion pour le Sud à 36 semaines de grossesse, ou plus tôt, où elles passaient des semaines, quelques fois des mois éloignées de chez elles et le plus souvent seules, isolées dans un milieu dont elles maîtrisaient mal la langue, et inféodées à la technicité de l’obstétrique biomédicale (Daviss-Putt 1990 ; Kaufert et OʼNeil 1990 ; OʼNeil et Kaufert 1990 ; Van Wagner et al. 2007). Les longues séparations familiales se répétaient. Après les épidémies de tuberculose et la politique des pensionnats, c’étaient maintenant les accouchements qui séparaient les familles. Annie P. Tulugaq revient sur sa propre expérience des évacuations et explique comment les relations familiales étaient affectées par ces procédures :

Seeing the experience we have now, it was something really strange; you did not think about childbirth. Like, my sister was pregnant, then she went away, and you stop thinking about it, and then, when she comes back, she has a baby. How did it happen? What was her experience like… no idea! So it was something you felt you were not permitting to know, you’re not permitted to see it, you’re not permitted to talk about it. So it felt like, alienation from childbirth, from family members. You never see how it happens, you never know, they are away for one month, or six weeks, and then they came back with a baby… that’s all… So they were… You didn’t even wonder, how did it go? Because by the time they come back, the baby will be three months old, sometimes the airplanes were not coming regularly, so you didn’t feel you were a part of it. Even the baby is a part of this family… You just feel like… I don’t know… It doesn’t affect me, that’s it. If we were feeling like that as women, imagine how the men felt… The fathers, yes. That’s why when we started the maternity, we insisted that the

father needs to come! We got airline services to give discount, and we got the hospital to support the man to be here, with his wife. (Annie Tulugaq 2008, Puvirnituq)

Le dispositif des évacuations s’intégrait à une politique médicale qui avait pour conséquence de retirer toute prérogative aux femmes et aux familles inuit quant à la grossesse et à l’accouchement (Daviss-Putt 1990 ; Kaufert et al. 1990 ; Jasen 1997). L’exclusion – coloniale – de la participation à un tel événement pourrait être décrite comme une opération de « désensibilisation2 » : une perte de

cette sensibilité par laquelle on peut se sentir concerné, touché, interpelé, obligé, par l’existence et l’expérience des êtres qui nous entourent, perte dont les conséquences se font sentir jusqu’à aujourd’hui.

Dès les premières réunions organisées par les groupes de femmes, les aînés exprimèrent eux aussi leurs préoccupations quant à l’affaiblissement des liens familiaux. Les sages-femmes s’efforcèrent de répondre à ces préoccupations et développèrent leurs premières activités communautaires dans l’optique de (re)faire de la naissance le moment privilégié de la construction des liens familiaux qu’il avait pu être durant la période précoloniale. Maina Tulugak, aujourd’hui sage- femme, coordinatrice et membre du conseil d’administration de l’hôpital, se souvient de ces réunions avec les aînés :

I really enjoyed these meetings we had. We met with our elders, and childbearing women, young people; and one of the most interesting times was when we had meetings with the elders. They had a lot of concern about our young people having babies that have a family unit: like young girls getting pregnant outside of marriage, or single parents, like single mothers. There is a rise of their number, that was one of their concerns, so we decided, ok, maybe we should start at school. (Maina Tulugak 2008, Puvirnituq)

Aujourd’hui, certaines de leurs activités se sont pérennisées, d’autres sont à présent développées, en fonction de leur propre ciblage des problèmes auxquels les femmes de leurs communautés se trouvent confrontées. Lorsque je rencontrais les sages-femmes, elles concentraient leurs efforts sur un programme de prévention des problèmes liés aux troubles du spectre de l’alcoolisation fœtale :

We also recently started a FASD [Foetal Alcohol Spectrum Disorder] team that was be, mainly for the foetus inside the mother that could be our own focus. That involves radio programs that we started two weeks ago. We started with what we did in Montreal with FASD, we were in training. We explained that the

first time [on the radio]. […] The bonding group started also from the FASD team, so we have been doing “baby showers” for the pregnant women themselves, and also some information, such as health things, what is needed the most, like nutrition or baking for the first year of life. (Akinisie Qumaaluk 2008, Puvirnituq)

Ces problèmes liés à la consommation d’alcool durant la grossesse préoccupent particulièrement les sages-femmes de Puvirnituq, ou encore l’association des femmes inuit du Canada Pauktuutit (2001). Leurs constats et objectifs sont les mêmes : favoriser une prise de conscience, de la part des jeunes femmes ou jeunes filles, des risques qu’elles font courir à leur fœtus et leur permettre de trouver en elles les moyens de conduire une grossesse dans de bonnes conditions, pour elles-mêmes et pour leurs fœtus. Le soutien de leur partenaire, de leur famille et de la communauté toute entière est considéré comme indispensable au succès d’une telle démarche (Pauktuutit 2001 : 12-13) et les réunions du bonding group de Puvirnituq s’efforcent de créer un cadre propice à un tel soutien, à travers des jeux, des repas de nourriture traditionnelle ou des échanges de cadeaux. Ces réunions permettent aussi des séances d’informations sur la grossesse et sur les conséquences pour le fœtus d’une consommation d’alcool excessive de la part de la mère. Se focaliser sur le fœtus comme elles ont souhaité le faire vise à « sensibiliser » les participantes à l’existence du fœtus, de faire appel à leur capacité à être touchées, interpellées, obligées même par l’expérience et la personne du fœtus.