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Mathématiques, économie et épistémologie : le retour du refoulé

Quoiqu’elle ait été initialement conçue dans des buts concrets, l’analyse input-output fait apparaître des liens étroits entre le développement de certains domaines des mathématiques et celui de l’analyse économique la plus abstraite puisqu’elle inspirera les démonstrations modernes d’existence de l’équilibre général des années 1950. Il y a là un paradoxe à élucider car cette

histoire, souvent esquissée mais jamais détaillée, est loin d’être claire. Pour s’en tenir aux seuls acteurs directs, il y a plusieurs versions de cette histoire d’un moment unique, au moins celle de Koopmans, celle de Leontief et celle de Dantzig, versions qu’il sera intéressant de comparer et d’enrichir par un recours aux sources primaires (les archives, la littérature grise, et pas seulement les publications scientifiques).

Pour Tjalling C. Koopmans (1957), tout commence par un “ développement récent de l’économie mathématique ” (il écrit en 1957) orienté vers les problèmes pratiques : la programmation linéaire qui est une méthode de calcul adaptée à certains problèmes de maximisation. Les économistes généralisent cette technique à la maximisation simultanée de plusieurs fonctions linéaires, et donnent ainsi naissance à “ l’analyse (linéaire) d’activités ”. Le rôle des ensembles convexes mis en lumière par l’analyse d’activité va alors jouer un rôle central dans la démonstration d’existence d’un système de prix permettant la décentralisation d’un ensemble de décisions individuelles compatibles et efficaces. Et, par là, l’analyse input-output est directement liée aux démonstrations modernes de l’équilibre général (en particulier dans la version McKenzie (1954) directement issue du modèle de Graham (1948)). On notera le paradoxe qui fait des travaux de Leontief, caractérisés par leur dimension concrète, une des sources des démonstrations modernes de l’existence de l’équilibre général.

Leontief (1986) raconte les mêmes évènements de manière quelque peu différente. Les avancées de l’analyse input-output, explique-t-il, se sont faites au rythme des financements et des élections politiques aux Etats-Unis. L’analyse input-output est en effet coûteuse ; coûteuse en moyens financiers, humains et techniques. Le problème de la résolution matricielle du modèle a, par exemple, nécessité la construction de modèles très agrégés (douze secteurs au début), donc faiblement opératoires, jusqu’à ce que des ordinateurs soient construits et que soient développés des programmes informatiques capables d’intégrer des dizaines puis des centaines de branches des tableaux input-output. Cette inféodation du développement de l’analyse input-output à des contraintes matérielles ou institutionnelles modifie notablement l’histoire telle que la raconte Koopmans. La consultation des archives (celles de Leontief et du Harvard Economic Research

Project, à Harvard et celles de la Cowles Commission, à Yale) devrait permettre de lever un coin

du voile.

Si le modèle de Leontief entame, au milieu des années 1940, une carrière dans la recherche fondamentale, cela est vraisemblablement le fait de Dantzig lorsqu’il travaillait sous la direction de Leontief pour l’armée de l’air américaine. En 1947, Dantzig rencontre Koopmans qui devient l’année suivante directeur de la Cowles Commision. C’est là qu’ils pourraient avoir découvert leur intérêt commun pour les modèles de planification [Mirowski, 2002, p. 257]. En 1949, Dantzig (avec M.K. Woods) publie deux articles sur la programmation d’activités

Leontief. Il est étroitement lié à celui que von Neumann a présenté dans l’article intitulé ‘‘A Model of General Equilibrium’’ (1935-36) ” [Dantzig-Wood, 1949]. Y sont décrites des méthodes d’optimisation sous contraintes d’une fonction-objectif linéaire. Les applications proposées sont le modèle de Leontief (qui est un cas limite car ne posant pas à proprement parler de problème de maximisation), le célèbre problème de transport de Koopmans et, enfin, le problème du régime alimentaire de J. Cornfeld [Dantzig, 1949]. Koopmans va alors utiliser cette nouvelle problématique et la voie ouverte par Dantzig. Ce sont les débuts de l’analyse d’activité. Le point focal de cette période est le séminaire de la Cowles Commission et de la RAND. Participent à ce séminaire Dantzig (méthode du simplexe, formulation d’un modèle de Leontief généralisé), ainsi que K. Arrow [1951], T.C Koopmans [1951], et P.A. Samuelson [1951], (démonstration du théorème de non-substitution). Autour de la Cowles Commission, G. Debreu et L. McKenzie travaillent également, entre autres, sur des modèles de Leontief [Debreu, 1953]. Toutes ces contributions sont réunies dans un recueil d’articles, Activity Analysis of production

and allocation, Proceedings of a conference, édité par Koopmans en 1951. On y trouve des

modèles généralisés de Leontief, les problèmes de transport ou d’alimentation. C’est aussi une somme des avancées des techniques mathématiques en termes d’espaces convexes, d’optimisation, de dual ainsi que des améliorations de la méthode du simplexe. La portée de ces raffinements mathématiques se manifestera dans les démonstrations d’existence de l’équilibre général par Arrow et Debreu [1954] d’une part, et par McKenzie d’autre part [voir Arrow, 1974].

Ces développements, largement d’ordre mathématique, sont fondés sur l’introduction de nouveaux outils. Ils répondent aux désirs de mathématiciens (au sens large, comme von Neumann et T.C. Koopmans) “ effrayés ” par le sous-développement de la formalisation des modèles économiques. Ils coïncident aussi avec la polémique lancée par Koopmans [1947] sur la “ mesure sans théorie ” contre le NBER. Pourtant, la position de Leontief sur la méthode à adopter pour l’économie est assez différente : l’économie théorique ne peut avancer sans l’économie appliquée et aux concepts doivent correspondre des entités construites mesurables [Leontief, 1958]. Leontief critique sévèrement l’insistance trop exclusive de Koopmans sur la rigueur logique des modèles et la séparation qu’il ratifie entre théoriciens et chercheurs empiriques. L’urgence, dit Leontief, est à la recherche de données empiriques nouvelles et non aux sophistications formelles. Pourtant, les chercheurs de la Cowles Commission ne retiennent de l’analyse input-output que le modèle (théorique) de Leontief (auquel ils ont fait subir quelques distorsions). En même temps, se forme un nouveau champ disciplinaire, la programmation linéaire [Dorfman-Samuelson- Solow, 1958], [Morton, 1951], [Solow, 1952], [Hicks, 1960] et émerge l’idée que la programmation linéaire, l’analyse input-output et la théorie des jeux relèvent d’une même matrice intellectuelle (c’est la thèse de R. Dorfman, P. A. Samuelson et R. M. Solow [1960] reprise par J.R Hicks [1960]). Von Neumann lui-même ne dira-t-il pas que c’est là “ la même chose ” ?

[Mirowski, 2002, p. 258].

L’histoire détaillée de ces conséquences inattendues du développement d’un savoir appliqué sur le cœur de la théorie économique est sûrement plus complexe et elle devrait permettre d’éclairer le débat épistémologique entre Leontief [1957] et Koopmans ainsi que les positions épistémologiques de Leontief en 1970, quand il réaffirme, dans son adresse présidentielle à l’American Economic Association, le caractère illusoire des raffinements mathématiques face aux immenses carences des données quantitatives. C’est encore une dimension essentielle de ce savoir concret que constitue l’analyse input-output que de pouvoir ainsi faire retour sur les questions les plus abstraites posées par l’équilibre général : les démonstrations d’existence, les débats épistémologiques sur le rapport des énoncés théoriques avec les phénomènes ou les modalités de constitution des connaissances.