• Aucun résultat trouvé

Le massacre de la mission Flatters

Dans le document Henri Duveyrier. Un saint-simonien au désert (Page 197-200)

En février 1881, une colonne composée de onze Français et de plus de quatre-vingt auxiliaires algériens fut presque totalement extermi- née par les Touaregs du Hoggar. Dirigée par le colonel Paul Flatters , ancien commandant du cercle de Laghouat , elle avait été chargée de rechercher « s’il ne serait pas possible de jeter une voie ferrée à travers le Sahara1 ». On envisageait en eff et d’établir une liaison ferroviaire

entre la Méditerranée et l’intérieur du Soudan , projet dont le défen- seur le plus zélé était l’ingénieur Paul Duponchel . Pour un Émerit péremptoire comme d’habitude, l’idée d’un chemin de fer transsaharien « découle » du Système de la Méditerranée dont Michel Chevalier s’était fait le chantre à l’époque du Globe2. C’est un peu vite dit. Chevalier

et Duponchel en avaient sans doute discuté puisqu’ils furent très liés sous le Second Empire3 mais, dans les années 1870, la générosité et le

lyrisme de Ménilmontant étaient vraiment passés de mode. Le souci de Duponchel n’était pas de tendre une main fraternelle aux hommes dont l’aridité des sables nous séparait encore, mais de « trouver dans nos possessions algériennes […] le germe d’un vaste empire colonial à créer dans l’Afrique centrale4 ». La défaite de 1870 était venue entre-temps,

et il importait de brandir, là où on le pouvait encore, le drapeau humilié à Sedan. De plus, les Anglais aux Indes et les Américains en Californie avaient fourni la preuve que le chemin de fer pouvait être un instru- ment de conquête et d’assujettissement. La mort tragique de Flatters et de ses compagnons ne mit pas fi n au rêve5. Il continuerait encore à

1. Freycinet , cité par Grévoz (1989 : 123). Plusieurs commentateurs ont mis en doute l’aptitude de Flatters à mener à bien une telle expédition (Anonyme 1884 : 196 ; Gautier 1922 : 16 ; et même Pottier 1948).

2. Émerit 1941 : 219.

3. Émerit 1941 : 219 ; Valette 1973 : 376. 4. Duponchel , cité par Cassou, 2004 : 21.

5. Il ressuscite dès la fi n des années 1880. Voir Bédier 1888 ; Tellier 1890 ; Philebert & Rolland 1890 ; Sabatier 1891 ; Castries 1902 ; Leroy-Beaulieu 1904 ; Désiré-Wuillemin 1977.

nourrir sporadiquement les cartons du ministère des Travaux publics et irriguerait jusqu’à la fi n de l’ère coloniale la prose des romanciers populaires et des militaires à la retraite1. Ainsi, en 1912, une nouvelle

mission d’étude parcourut le Hoggar, à la grande joie de Charles de Foucauld , qui vivait alors à Tamanrasset : « J’en suis extrêmement heu- reux, écrivait-il à un ami, car le chemin de fer, dans ces régions, est un puissant moyen de civilisation, et la civilisation une puissante aide pour la christianisation ; des sauvages ne peuvent pas être chrétiens. […] C’est une nécessité pour la conservation de notre empire africain, mais aussi pour pouvoir porter sur le Rhin, en cas de besoin, le maximum de forces2. » Le chemin de fer ne se fi t pas mais les missionnaires n’en

eurent pas besoin pour se répandre dans les colonies, ni la métropole pour y puiser sa chair à canon. Le rêve connut tout de même un début de réalisation lorsque l’administration de Vichy mit « au travail dans des conditions dignes de l’esclavage3 », les soldats juifs internés au Sahara.

Lendemain de désastre là encore ; l’humiliation entretient les rêves et parfois les fait tourner au cauchemar.

La Commission supérieure du transsaharien

En juillet 1879, le ministre des Travaux publics Charles de Freycinet avait donc institué une « Commission supérieure pour l’étude des ques- tions relatives à la mise en communication par voie ferrée, de l’Algérie et du Sénégal avec l’intérieur du Soudan 4 ». Cette commission rassemblait

des personnalités susceptibles à des titres divers de donner un avis utile sur les questions sahariennes. Ainsi, Duponchel , Flatters , Ferdinand de Lesseps fi guraient parmi ses membres. Duveyrier fut également invité à s’y joindre, en qualité de « voyageur ». C’est son ami Maunoir qui avait proposé son nom au ministère5, et le fait qu’on ne l’ait pas récusé

est au moins un signe qu’on le considérait encore, même après la mort d’Alexina Tinne et de Dournaux-Dupéré , comme un spécialiste fi able – à moins qu’il ne prouve simplement combien Maunoir était infl uent. 1. Longobardi 1938 ; Weiss 1942 ; Paluel-Marmont 1956 ; Peyré 1957a et 1957b ; Le Fevre & Mannoni 1956, etc.

2. Bazin 1921 : 400.

3. Marrus & Paxton 1981 : 107. Voir Maître-Devallon (1942). 4. Grévoz 1989 : 98

Des problèmes de santé lui ayant imposé un séjour à Sermaize-sur- Saulx au moment où se tenaient les premières séances, il fi t parvenir trois lettres où il défendait une position originale mais sur laquelle il avait peu de chances d’être suivi. Deux de ces lettres, datées du 18 juillet1

et du 14 août 18792, sont adressées au ministre Freycinet , président de

la Commission. La troisième, adressée à Ferdinand de Lesseps et lue lors de la séance inaugurale du 21 juillet 1879, est longuement citée dans la Revue géographique internationale de février 1880.

Construire un chemin de fer est pour lui une idée « prématu- rée ». Le projet est « onéreux, improductif et impolitique à l’heure présente3 ». Les marchandises susceptibles de traverser le Sahara ne

sont pas en quantité suffi sante pour qu’une ligne de chemin de fer soit rentable – point qu’il appuie de calculs détaillés où il argue de « la compétence qu’on ne refusera pas à un voyageur qui a étudié le com- merce du Sahara sur place, pendant deux ans et demi, et qui a continué en France, depuis dix-sept ans, ses études sur le nord de l’Afrique4 ».

Si le gouvernement tient absolument à réaliser un projet de ce genre, qu’il se contente pour l’instant d’une ligne reliant Alger à Ouargla . Autrefois point de passage pour les caravanes venant de Tombouctou ou du pays Haoussa, Ouargla a depuis deux ou trois siècles perdu sa prépondérance au profi t de Tripoli et de Tanger . Maintenant que les Turcs ne sont plus là pour y rançonner les caravanes et que l’ad- ministration française assure la sécurité des routes, il est possible de lui redonner son ancien lustre et de ramener ainsi vers l’Algérie le commerce qui s’en est détourné.

Autre inconvénient d’un projet de transsaharien, il ne pourrait qu’eff aroucher les Touaregs , qui vivent aujourd’hui de la location des chameaux et de la protection off erte aux caravanes. Pour vaincre leurs préventions, Duveyrier propose d’ouvrir avec les chefs touaregs de l’Azdjer , de l’Ahaggar et de l’Aïr des négociations qui pourraient aboutir à la réouverture de la foire qui se tenait jadis auprès des salines de l’Amadghor . Occasion d’échange entre les populations qui venaient y troquer leurs marchandises contre le sel, cette foire a disparu lors 1. An, F 14/ 12438.

2. An, F 14/ 12437. 3. Lettre du 14 août. 4. Lettre du 14 août.

des révolutions qui ont abouti à la scission entre Kel-Azdjer et Kel- Ahaggar . Quand tout cela sera fait, alors les Touaregs comprendront peu à peu que nous ne voulons pas les priver de leurs revenus mais au contraire leur en procurer de nouveaux. Du coup, ils verront peut-être avec faveur l’ouverture d’une ligne ferroviaire que l’accroissement du trafi c commercial justifi era largement, et qui ne viendra pas se substi- tuer aux lignes caravanières mais s’ajouter à elles.

Sans peut-être le savoir, Duveyrier était fi dèle en cela au premier saint-simonisme, celui du temps où les apôtres s’étaient mis en Égypte au service de Méhémet-Ali. Il était fi dèle aussi à la mémoire de Si ‘Othman, qui avait ambitionné « comme une gloire pour lui, et comme un bien- fait immense pour le pays, de provoquer le rétablissement de la foire d’Amadghor 1 ». Autant dire qu’il avait peu de chances d’être entendu. Il

devait bien s’en douter lorsqu’il mettait en parallèle son programme, plus à même selon lui de nous gagner les Sahariens encore hostiles, avec celui qui consisterait à conquérir des oasis sur lesquelles nous pourrions facile- ment mettre la main, mais où nous n’exercerions jamais qu’une autorité incertaine, précaire et honnie. C’était opposer le vieux rêve saint-simonien d’une fraternité universelle aux dures réalités d’une conquête coloniale à laquelle la IIIe république était en train de donner un nouvel essor.

Et il était fi dèle à lui-même. Car son attitude avait été identique lorsqu’on l’avait consulté quelques années plus tôt sur une autre utopie saharienne. On imaginait alors qu’un canal reliant les chotts du nord- est saharien au golfe de Gabès pourrait créer en plein désert une mer intérieure qui ressusciterait le Lac Triton jadis évoqué par Hérodote. Conçu par le capitaine Élie Roudaire , ce projet plus extravagant encore que celui du transsaharien avait trouvé l’appui d’un Ferdinand de Lesseps moins inspiré en cette occasion qu’il l’avait été pour Suez. Une commis- sion s’était constituée, dont Duveyrier faisait partie, et plusieurs missions avaient été dépêchées sur place. À la demande de Roudaire 2, Duveyrier

avait participé au cours de l’hiver 1874-1875 à l’une d’elles, et ce fut son premier séjour en Afrique depuis 1861. Déjà il s’était inquiété des eff ets d’un tel projet sur la vie des populations sahariennes. Veillons, s’était-il écrié devant ses collègues de la Société de Géographie, que la mise en eau 1. Lettre du 14 août.

2. La demande lui avait été transmise par Maunoir (lettre de Duveyrier à Maunoir du 2 octobre 1874).

Dans le document Henri Duveyrier. Un saint-simonien au désert (Page 197-200)

Documents relatifs