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Le masque, solution plastique à des soucis éthiques et cinémato-pratiques

Mograbi ne donne pas le masque définitif de but en blanc mais à l’exemple de la vie, où nous découvrons peu à peu le visage de l’autre pour mieux en connaître et en reconnaître les traits. C’est aussi la métaphore visuelle de sa réflexion de cinéaste et de son équipe d’effets spéciaux. Suivant les différentes tentatives échouées ou réussies qui font que le visage dans une œuvre d’art, même s’il est aussi trace d’un vrai visage au cinéma, est toujours une construction sculptée par le réalisateur. Une composition en creux et en pleins, dirigeant l’œil du spectateur comme une spatule dans la glaise. Le cinéaste nous montre ce processus de création et de réflexion à l’aide de quatre masques qui s’éclipsent un à un, au fur et à mesure que Mograbi trouve une justesse éthique dans la représentation du soldat, au fur et à mesure que le spectateur se lie aux personnages et au fur et à mesure que l’aveu avance vers son climax et qu’ainsi tombent les masques.

Nous avons décrit le premier des masques, flou complet comme ceux en usage dans les interviews télévisés (encore à l’état de masquage plus que de masque). Le second arrive directement à la suite du commentaire de Mograbi, sur ses réflexions en train de se faire à propos de la monstration du visage et le brouillage des identités entre le soldat et lui-même (faussement en train de se faire car cette scène a certainement été tournée plus tard durant le

87 Deleuze et Guattari, p.206. 88 Deleuze et Guattari, p.222.

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tournage, Mograbi est fort pour rejouer l’étonnement). Un gros plan89, sur la bouche de Z32 puis de son œil entourés de flou, vient présenter le second masque en désignant ce qu’il ne masque pas et ce qu’en ne masquant pas il souligne. Les yeux et la bouche, deux points et une ligne qui suffisent à le conserver comme visage (à l’exemple du smiley). Ils sont aussi les organes que nous préservons le mieux depuis l’intérieur de notre propre visage « en négatif ». Nous les fermons et les ouvrons sur le monde. Sylvie Courtine-Denamy insiste « le visage est ce qui est vu en même temps qu’il voit et qu’il parle 90». Les yeux et la bouche font du visage l’inter-face(s) privilégié de communication entre les hommes. Mograbi refuse ainsi d’enfermer son personnage dans une gueule de monstre en le dépossédant de ses caractéristiques d’être humain (puisque le visage « apparaît donc dès l’Antiquité comme le propre de l’homme, au même titre que la raison ou le langage 91»). « Je voulais être sûr que le public voit que c'est un être humain, pas un “natural born killer”92 » précise-t-il.

C’est d’ailleurs à la première nomination du sentiment de culpabilité dans le texte que Mograbi décide de passer au troisième strip. En anglais strip à la fois bande/bandelette comme celles qui recouvrent entièrement, ne laissant qu’une fente pour les yeux, le visage de L’homme sans passé de Kaurismaki. Dans le film finlandais, l’homme amnésique devra retirer son masque de pansements pour comprendre qui il est. Déambulation initiatique passant, bien sûr, par la compréhension de ce qu’il n’est plus ; au travers du regard que portent d’anciennes connaissances sur son visage, reconnu mais non retrouvé. Le même, et pourtant, irréversiblement différent. To strip qui signifie aussi « dépouiller », se débarrasser de sa peau, de son cocon93 pour mieux révéler qui se trouve dessous.

89 Début séquence timecode [00 : 08 :24]

90 Sylvie Courtine-Denamy, Le visage en question, éd. La Différence, Paris, 2004, p.22. 91 Courtine-Denamy, p.22.

92 Avi Mograbi, dossier de presse Les Films d’Ici, Makna presse, s.p 93 Dictionnaire du CNRS [http://www.cnrtl.fr/definition/dépouiller]

Une fois la question douloureuse et humaine (humanisante) de la culpabilité introduite, le strip-tease facial (intellectuellement excitant) révèle un troisième masque, nettement plus classique. Bien que conçu par ordinateur, sa consistance semble rigide et tient plus de l’objet que le précédent. Lisse et inexpressif, il constitue néanmoins une nouvelle étape vers la personnification par sa couleur chair. C’est sous ce masque que Z32 va aboutir à la confession d’une première faute. Faute qui ne l’implique encore qu’indirectement mais semble le tourmenter. Ses camarades soldats ont un jour décidé de poser un sac de ciment piégé muni d’une charge tactile plutôt qu’un détonateur à distance, en faisant fi des risques. « Le lendemain, quatre enfants en route vers l’école ont marché dessus et ont explosé, quatre frères ont été tués94 », raconte Z32. Ces derniers mots tombent alors que commence une mélodie ni gaie, ni triste, et pourtant emphatique. Alors, seulement, le générique débute, une demie heure après l’ouverture du film. Le cadre se ressert sur la fenêtre puis le salon du cinéaste alors qu’apparaissent les noms des personnes impliquées dans la création du film et qui doivent l’assumer. Car ce dont il est question, c’est bien de la mort absurde d’enfants qui n’ont pas choisi d’être nés dans un pays d’adultes en guerre. Une ballade mélancolique ouvre ensuite sur le salon de Mograbi. « Ce qu'expriment mes chansons est une sorte de désespoir, le désespoir qu'induit la réalité israélienne, la frustration, aussi, et l'impuissance de ne pas pouvoir changer cette réalité95. »

Mais alors comment rendre compte de son indignation sans se rendre lui-même indigne de sa position de cinéaste ? Digne du « capital symbolique » que confère aux cinéastes engagés « leur statut de créateurs » et dont la mission est « d’assumer le rôle d’intellectuels structurant le débat politique96 » rappellent Hayes et O’Shaughnessy.

94 Début timecode [00 : 28 :09] 95 Mograbi, dossier de presse.

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Comment se défaire de la hantise artistique de manquer le « bon sujet » et la crainte d’instrumentaliser son personnage ? Comment ne plus être le fantôme éternellement coincé dans ce salon-boîte crânienne… sinon par le pardon? Commence tout juste à (feindre de) se demander Mograbi. La formulation littérale de la demande de pardon tombe à la suite du générique. « J’ai l’impression d’implorer le pardon. De chercher quelqu’un qui me pardonne tout ça97 » se plaint le soldat. Mograbi suggère donc, par l’ordre choisi au montage, l’idée du pardon avant même que l’aveu ne soit arrivé à son terme. Cela étant fait, c’est alors presque naturellement que le masque rigide disparaît, remplacé par un masque de peau numérique.

Ce masque impressionnant de réalisme, permet un compromis entre une antipathie provoquée par l’impossibilité d’un aller-retour entre le Même et l’Autre du visage que décrit Levinas ; et l’empathie provoquée par le témoignage à face découverte et prolongé du bourreau au cinéma (nous y reviendrons avec analyse de Comolli sur l’ennemi). « En voulant que ce jeune homme ait un visage, » explique Mograbi, « je voulais que le public réalise qu’il n’est pas un monstre.98 » Que le bourreau ait donc un visage malgré tout. Mais plus loin au contraire, il évoque les difficultés qui surgissent lorsque se tisse un lien avec le personnage : « je craignais cette empathie indispensable99 ». C’est un sentiment que connaît déjà le cinéaste pour l’avoir enduré aux côtés d’Ariel Sharon dans Comment j’ai appris à surmonter ma peur et aimer Ariel Sharon (1997). Car ce visage est malgré tout celui d’un assassin. Le réalisateur est décidément sur le fil du rasoir, tiraillé entre la responsabilité qui l’oblige à la prudence et au respect envers le soldat et son attachement à une obligation politique et morale de gauche (la condamnation d’un meurtre n’est heureusement pas réservée à l’individu de gauche mais le fait que le meurtre ait été commis au sein de la Tsahal à l’encontre d’un Palestinien affecte le crime d’une teneur politique particulière).

97 Début timecode [00 : 29 :28]

98 Avi Mograbi, entretien réalisé par Dominique Widemann, L’Humanité, 18/02/2009, s.p 99 Mograbi, L’Humanité, 18/02/2009.

Le masque (nous nous référerons désormais seulement au dernier masque) empêche donc le jugement du visage. Il permet de laisser transparaître suffisamment pour que nous le sachions humain mais il ne s’offre pas au « oui-non » binaire que Deleuze et Guattari analysent à propos du visage. « La machine de visagéité prend un rôle de réponse sélective ou de choix : un visage concret étant donné, la machine juge s’il passe ou ne passe pas ». « Trop poli pour être honnête 100» aurait pu se dire le spectateur souvent avide de verdict (et pour qui existent des jeux de « télé réalité » où le jugement de faciès se concrétise par un message « reste ! » ou « pars ! » envoyé de son téléphone). Z32 n’est ni seulement coupable, ni seulement victime.