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Marchés à terme et hedging

Durant la deuxième moitié du xixe siècle, les nouvelles techniques de communication

tendent à synchroniser les prix à l’échelle mondiale. L’usage combiné de ces moyens de communication à longue distance et des standards permet de plus de vendre des lots de produits bien avant leur départ de la zone de production. Le standard permet en effet à l’acheteur de savoir exactement ce qu’il recevra tandis que les moyens de télécommunications permettent de conclure un contrat sur la base d’un prix commun aux deux lieux. C’est l’existence de tels « contrats à venir » qui va permettre la créa-tion des marchés à terme. Un marchand peut désormais vendre un « contrat à venir » sans posséder le produit, avec l’espoir de pouvoir acheter ce produit moins cher que le prix (de revente) stipulé sur le contrat dans le temps qui le sépare de la livraison. Ces contrats peuvent même changer plusieurs fois de main entretemps. Ce processus sur la base des contrats à venir a ultérieurement été organisé dans les bourses de matières premières. Les contrats à terme qui y sont échangés définissent un grade, un volume et une date de livraison. Ils peuvent être vendus et achetés indépendamment de toute opération sur le marché réel (dit physique).

Le dernier pas dans la construction d’un marché moderne de matières premières fut l’invention de l’opération de couverture, hedging en anglais, qui utilise les contrats à

terme comme une assurance contre le risque de fluctuation des prix101. En pratique,

c’est l’achat (ou la vente) d’un contrat à terme simultanément à toute vente (ou achat) réelle de produit. L’opération de couverture permet aux opérateurs désireux d’acheter du produit physique et de le conserver pendant un certain temps avant de le vendre – sous la même forme ou sous une forme semi-transformée – de se protéger contre les fluctuations de prix (dans ce cas une baisse de prix). Parce que les fluctuations sur les marchés des contrats à terme sont corrélées aux fluctuations sur les marchés des « produits réels », la réalisation d’opérations inverses sur les marchés à terme permet aux opérateurs de minimiser les pertes liées aux fluctua-tions de prix sur le marché physique.

La diffusion de la pratique du hedging bouleverse l’organisation du commerce des produits agricoles. Prémunis contre les fluctuations de prix, les commerçants vont abandonner progressivement leur précédent statut de commissionnaires (partie 2), pouvoir acheter réellement le produit au producteur et le détenir pendant une longue période de temps même en l’absence d’une position de monopole. Le lieu de la transaction marchande, précédemment très éloigné du producteur agricole, est soudain déplacé dans le bourg voisin ou même à la porte de son exploitation. Nous verrons que ce mouvement participera au triomphe ultérieur du modèle de « l’exploitation agricole familiale ».

101. Le hedging semble avoir été utilisé en premier par les commerçants de grain de Chicago, puis par les exportateurs de New York durant le troisième quart du xixe siècle (Rothstein, 1983).

Vaincre « la tyrannie de la distance »

Formation d’un marché et d’un prix mondial

« L’agriculture mondiale de 1914 peut vraiment être décrite comme un système de vases communicants. Les produits agricoles transitaient par tous les grands ports du monde, les prix pratiqués dans ces ports reflétant l’abondance ou la rareté des récoltes dans des terres lointaines, fluctuations dont l’impact était presque aussi fort dans les pays exportateurs que dans les pays importateurs » (Brandt, 1945 : 21).

Les innovations techniques et institutionnelles qui ont permis au xixe siècle de

réduire ou gérer les contraintes imposées par la distance donnent naissance à de véritables marchés mondiaux de « matières premières agricoles » qui entraînent une convergence des prix entre des lieux très éloignés et leur relative stabilisation au

début du xxe siècle. Cette convergence se traduit par une hausse des prix dans les

zones exportatrices et une baisse des prix dans les régions importatrices. Ainsi, au Royaume-Uni, la première conséquence de la victoire sur la distance est la baisse des prix de la biomasse, toutes catégories confondues : alimentaire exotique et européenne, et non alimentaire.

Un premier mouvement de baisse survient dès la première moitié du xixe siècle.

Douglas North note ainsi une série de chutes des prix à l’importation en

Angle-terre durant la première moitié du xixe siècle (North, 1958 : 544). Il est suivi d’un

deuxième grand mouvement de baisse durant le dernier quart du siècle. C’est préci-sément ce qui caractérise ce qui est couramment appelé la « Longue Dépression » et, dans les analyses des cycles de longue période, la phase descendante du cycle de

Kondratiev102. Au Royaume-Uni, le prix du blé chute de 35 % entre 1870 et 1913,

celui de l’orge de 25 % (O’Rourke, 1997).

O’Rourke et Williamson montrent que ce mouvement d’ensemble s’accompagne d’une nette convergence des prix des deux côtés de l’Atlantique. Le prix du blé à Liverpool, qui était supérieur de 58 % à celui de Chicago en 1870, n’est plus que supérieur de 18 % en 1895 et de 16 % en 1913. Le marché du bacon connaît la même évolution. En 1880, le prix à Liverpool était deux fois celui de Cincinnati. En 1913, il n’est plus que 18 % plus élevé (O’Rourke et Williamson, 1999 : 45-50). La même convergence de prix entre États-Unis et Royaume-Uni se retrouve pour le coton, la laine, etc., même phénomène entre les marchés anglais et suédois, entre les marchés danois et américains et biens d’autres encore.

Une dernière tendance doit être soulignée : une plus grande stabilité des prix (figure 8.2). Cette tendance à la stabilisation des prix est spectaculaire. Le

mouve-ment est particulièremouve-ment marqué à Liverpool. Au début du xixe siècle, les prix du

blé pouvaient y doubler en quelques mois ou au contraire être divisés par deux ou plus. Avant la Première Guerre mondiale, la variabilité s’est nettement réduite, avec des fluctuations inférieures à 25 % et une période de remarquable stabilité entre 1897 et 1907.

Comment expliquer cette tendance à la stabilisation ? Si l’élargissement de l’espace géographique d’échanges a pu jouer un rôle, ce n’est certainement pas le seul facteur en cause. Les innovations institutionnelles dont nous venons de parler vont elles

102. Nikolaï Kondratiev est un économiste russe du début du xxe siècle qui a montré l’existence de cycles de hausse et de baisse de longue période (40 à 60 ans) dans l’évolution des prix.

aussi dans le sens de la stabilisation. La standardisation, par les possibilités de subs-titution des origines, et donc l’augmentation du nombre d’offreurs, qu’elle permet, et la mise en place des marchés à terme et des télégraphes, qui ont pu jouer à la fois en termes d’information et de prise en charge des coûts de stockage, sont également de puissants facteurs de stabilisation.

Figure 8.2. Prix mensuel du blé à Liverpool, New York et Chicago, 1800-1913.

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