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Des épices aux esclaves

L’archipel des Banda est situé juste au sud des îles Moluques. Les îles Banda étaient

au xvie siècle le seul lieu au monde à produire de la noix de muscade. La noix de

muscade et le clou de girofle étaient les produits pour lesquels on faisait le voyage aux « îles aux épices », comme étaient alors appelées les Moluques. Quand, en 1599, les Hollandais arrivent sur ces îles, celles-ci sont déjà largement spécialisées dans la culture de noix de muscade pour les commerçants javanais, arabes, chinois et portugais (Jordan, 2016 : 65).

De 1602 à 1621, les Hollandais vont tenter d’une part d’obtenir des chefs locaux le monopole officiel de la commercialisation de la noix, et d’autre part de chasser militairement les Portugais et les Anglais de l’archipel.

Les habitants tentent une résistance armée qui déclenche, en 1621, une expédition « punitive » hollandaise, composée de militaires hollandais, de mercenaires japonais et de forçats javanais. S’ensuivent le massacre de la population (seuls 1 000 habi-tants sur les 15 000 au total seront épargnés) et la création de 68 plantations sur l’archipel. Celles-ci sont gérées par des ex-employés de la VOC, qui s’assure ainsi le monopole sur l’offre de noix de muscade et le contrôle de son prix. Elle procure au planteur des esclaves et du riz pour les nourrir. Les esclaves sont achetés dans les différents ports de l’océan Indien contrôlés par les Hollandais. Ils sont de multiples origines : « Gujerat, Malabar, Coromandel, la péninsule malaise, Java, Bornéo, les côtes chinoises, divers endroits des Moluques, Kai et Aru ». S’y ajoutent des prison-niers « espagnols, javanais, et makassars » (Loth, 1995 : 23). En 1694, 1 879 esclaves

travaillent dans les plantations de Banda (Vink, 2003 : 161)48.

Si cet épisode de plantations esclavagistes est exceptionnel dans l’histoire asiatique des Provinces-Unies, le commerce des esclaves dans l’océan Indien, dominé pendant deux siècles par les Hollandais, lui, est, très dynamique (ibid. : 2003). Les esclaves proviennent en majorité de trois régions : la côte est de l’Afrique et de Madagascar, l’Inde et l’Asie du Sud-Est. L’esclavage pratiqué par les Européens se superpose à des formes préexistantes de travail contraint. Les Hollandais acquièrent les esclaves auprès de fournisseurs indigènes ou dans le cadre des multiples guerres menées contre les pouvoirs locaux. La très grande majorité des esclaves ont des emplois

urbains. À la fin du xviie siècle, 57 % de la population de Batavia (actuelle Jakarta)

est esclave (ibid. : 148).

« Dans le réseau maritime des villes coloniales, les esclaves constituaient un élément fondamental du petit milieu dans lequel vivaient les Hollandais. Ils travaillaient sur les docks, dans la construction des fortifications, dans les jardins de la Compagnie, dans l’artisanat, et faisaient partie des maisonnées européennes, en tant que domes-tiques, concubines et même épouses quelquefois. Mais ils n’étaient presque jamais employés dans l’agriculture commerciale à destination de l’Europe. Dans le monde de l’océan Indien, cette production commerciale est largement restée entre les mains des élites et populations indigènes » (van Welie, 2008 : 78).

48. Si cette organisation est exceptionnelle dans l’histoire asiatique des Provinces-Unies, elle n’en préfigure pas moins l’histoire américaine des plantations esclavagistes.

Conclusion

Dans le cadre du métabolisme solaire, la richesse et la puissance d’une popula-tion et d’une entité politique dépendent de sa capacité à mobiliser de la biomasse. Les Provinces-Unies, dotées d’un territoire fort exigu et donc d’une production de biomasse limitée, se caractérisent par une remarquable capacité à mobiliser de la biomasse « externe » à son territoire et à son temps. Elle le fait de trois façons : − l’exploitation de la tourbe (biomasse du passé) ;

− la pêche, et la chasse à la baleine (biomasse marine) ;

− l’importation de quantités massives de biomasse (grain, fibre, produits de la forêt) en provenance des pays côtiers de la mer du Nord et de la Baltique (biomasse d’autres territoires).

D’un point de vue énergétique, les Provinces-Unies obtiennent ainsi un surcroît de deux types d’énergie : énergie métabolique (céréales et poissons) et énergie ther-mique (tourbe, bois, huile de baleine). Elle utilise l’énergie mécanique fournie par le vent qui lui permet de transporter sur longue distance ces produits, mais également, grâce aux moulins, d’exploiter la tourbe et d’entraîner des machines.

Reprenant une partie des techniques flamandes, les Provinces-Unies se caracté-risent aussi par l’intensification et la spécialisation remarquables de leur agriculture.

Contrairement à la théorie du metabolic rift, la « faille métabolique »49, considérée

par toute une série d’auteurs (Moore, 2011 ; Foster, 1999 ; Schneider et McMichael, 2010) comme constitutive de l’urbanisation dans le cadre du capitalisme, il y a mani-festement, sur le territoire des Provinces-Unies (et avant elles des Flandres), une relation positive entre ville et campagne. La ville favorise doublement l’intensifica-tion de l’agriculture en offrant débouché et fertilité (par l’apport des divers déchets

organiques et des cendres)50. Cette dynamique repose très largement sur les apports

de la Baltique dont dépend fortement le métabolisme des villes (pour les céréales et le bois en particulier). Il existe ainsi, en amont des relations harmonieuses qui pouvaient se tisser entre ville et campagne sur le territoire hollandais, un transfert permanent de fertilité, un flux de nutriments à sens unique depuis la Baltique vers les Provinces-Unies, et entre ces deux lieux, se situe bien une « faille métabolique ». La particularité des Provinces-Unies, au regard de l’histoire, a été d’obtenir une grande partie de cette biomasse externe par le commerce et l’échange. Leurs impor-tations sont financées par leurs activités commerciales (transport, stockage, crédit, entre l’Europe du Nord et l’Europe du Sud). Ces échanges reposent en partie sur

49. Selon Karl Marx, se référant aux travaux de Justus Liebig, le transfert de nutriments campagne-villes se fait à sens unique en direction des villes (Foster, 1999).

50. La même relation positive entre ville et campagne se rencontre dans le Japon des Tokugawa, en particulier autour de la capitale Edo dont la population est estimée à 1 million d’habitants au début du

leurs exportations de biens manufacturés (poissons, tissus, savons, briques, bateaux, etc.), mais l’essentiel du financement provient de la réexportation de produits du Sud de l’Europe vers le Nord (sel par exemple) ou l’inverse (céréales par exemple). La richesse des Provinces-Unies est donc en grande partie fondée sur leur seule capacité à organiser le commerce d’un bout à l’autre de l’Europe, à être des four-nisseurs de ce qui est aujourd’hui appelé des « services » (financement, transport, stockage, etc.). Mais, d’un point de vue métabolique la distinction entre activités commerciales de service et activités manufacturières, conduisant à la production de tissus, de savons ou de verre, n’a pas vraiment de sens. Il ne s’agit dans tous les cas, par la mise en œuvre de travail humain ou d’autres formes d’énergie, que de transformations de la matière disponible, portant sur sa forme et sa composition (manufacture), son lieu (transport) ou son temps (stockage).

L’usage de l’échange marchand n’exclut cependant pas celui de la contrainte et de la violence. Celle-ci est indispensable au bon fonctionnement de l’économie et du métabolisme des Provinces-Unies. Elle est parfois « sous-traitée » comme en Pologne pour la production des céréales qui leur sont destinées, au Brésil pour la production de sucre, ou encore en Amérique espagnole pour l’extraction de l’argent qui servira à l’achat d’épices en Asie. Mais elle fait aussi partie des moyens dont usent directement les Provinces-Unies pour monopoliser la pêche en mer du Nord, ou pour acquérir et défendre les comptoirs de la VOC en Asie.

Les Provinces-Unies vont se heurter à la montée de deux concurrents, la France

et l’Angleterre, dont la rivalité se fait croissante à partir du la fin du xviie siècle.

Pour amoindrir la puissance des Provinces-Unies, les deux rivaux mettent en œuvre ce qui sera appelé le « mercantilisme », des politiques d’intervention très actives, pour développer leur capacité militaire, mais aussi pour favoriser l’expansion de la production de biomasse et de l’activité manufacturière sur leur propre territoire et dans les colonies qu’ils acquièrent. Les Provinces-Unies perdent ainsi les débou-chés dont ils bénéficiaient en France et en Angleterre. Elles perdent aussi l’accès à certaines ressources, comme la laine anglaise, et sont confrontées à une concurrence accrue sur les marchés (cas du textile). La France comme l’Angleterre vont tirer profit, pour se défaire de l’hégémon hollandais, de la taille de leurs territoires, bien plus étendus, et encore augmentés de leurs conquêtes dans le Nouveau Monde.

Partie II

Où l’on voit l’Angleterre