Chapitre 4
Management de la qualité et
systèmes de santé : études de cas
en Afrique sub-Saharienne
Dans ce chapitre nous présentons trois études de
cas : au Niger, au Zimbabwe et en Guinée.
Nous mettons en évidence la tension entre la
flexibilité des projets qualité et la rigidité
bureaucratique de ces systèmes de santé.
Article accepté pour publication (avec modifications) à Sciences Sociale et Santé:
Diffusion :
Blaise,P & Kegels,G. 2002 Les différentes approches de management de la qualité des soins, le potentiel et
les limites de la mise en œuvre des programmes d’assurances qualité ; études de cas en Afrique
sub-saharienne. In « Les Dixièmes Journées Nationales de Santé Publique, Table Ronde Assurance de Qualité en première
ligne. » Hammamet, Tunisie, 24-25 octobre 2002. pp28-49.
Blaise,P & Kegels G. 2002 Quality management in Health care systems in Africa : One concept, many
faces, contrasted results. An analysis of three case studies from Africa In: Quality in Higher Education, Health
Care, Local Government. 5th "Toulon-Verona" Conference, Lisbon, Portugal, 19-20 September 2002.
Blaise, P & Kegels,G. 2002 Des expériences de management de la qualité dans les systèmes de santé en
Afrique. Entre programme vertical et stratégie de changement, des espoirs déçus et des contraintes mal
maîtrisées. In « Qualité et Accès aux Soins en Milieu Urbain » Séminaire conjoint UNICEF, Coopération Française,
GTZ Dakar 18,19,20 Juin 2002
Management de la qualité et systèmes de santé : études de cas en
Afrique sub-Saharienne
Résumé
A partir de trois études de cas, au Niger, au Zimbabwe et en Guinée, nous analysons le
potentiel et les limites de l’introduction du management de la qualité dans des systèmes de santé
africains. Nous identifions les difficultés majeures communes à ces programmes : difficile
intégration dans la gestion courante ; absence de vision systémique ; simplifications réductrices de
situations complexes ; effets pervers au cours de la généralisation d’expériences pilotes. Oscillant
entre créativité innovante et standardisation rigide, les systèmes de management de la qualité
entrent en résonance avec des systèmes de santé africains écartelés entre logiques bureaucratiques
et logiques professionnelles.
Based on three case-studies in Niger, Zimbabwe and Guinea, we analyse the potential and
limits of the introduction of quality management systems in African health care systems. We
identify the main difficulties faced by these programmes : lack of integration in routine
management ; lack of systemic vision ; oversimplification of complex situations ; perverse effects
when scaling up pilot experiences. The tension between standardisation and creativity within
quality management approaches mirrors the tension between bureaucratic control and
professional independence within African health systems.
Mots Clés: systèmes de santé, qualité des soins, culture organisationnelle, Afrique sub-Saharienne.
Introduction
Dès l'antiquité, Hippocrate enracinait la notion de qualité dans l'acte de soigner. Cependant,
longtemps restée implicite, aujourd'hui bien plus qu'hier, la qualité des soins se doit d'être
objectivée. Les professionnels de santé, et les systèmes de santé qu'ils servent, sont désormais
tenus d'en faire la démonstration. Venant du monde industriel, des outils et des systèmes
d'évaluation et de management de la qualité ont été introduits dans le monde des soins de santé.
Ce mouvement de "Management de la Qualité"
22, très prégnant dans les systèmes de santé
occidentaux, concerne aussi l'Afrique. Sans qu'il ne soit très clair s'il s'agit d'une pression exogène
internationale ou d'une dynamique propre résultant d'une prise de conscience interne, un nombre
croissant de pays africains s'engagent dans la mise en œuvre de programmes de "Management de
la Qualité". Il s'agit bien souvent, sous forme de projet, de l’adaptation de modèles et d’outils
venant du monde du management. Comment se passe sur le terrain cette dynamique, quels en
sont les potentiels et les limites, les succès et les échecs, et quelles leçons en tirer pour le futur, tel
est le domaine que nous nous proposons d'explorer.
Objectif et Méthodologie
Cet article traite de la mise en œuvre du management de la qualité dans les systèmes de
santé
23en Afrique. Nous nous intéressons dans ce travail aux interactions entre les systèmes de
gestion de la qualité et l'organisation du système de santé. Nous voulons comprendre comment
certains systèmes de gestion de qualité donnent de bons résultats : de quels résultats s’agit-il ?
pourquoi des systèmes testés et bien pensés se pervertissent ? pourquoi des organisations de
soins de santé -et lesquelles- adoptent ou rejettent des interventions -et lesquelles ? pourquoi
certaines approches d’amélioration de qualité, parfois refusées au départ, se pérennisent au point
de se fossiliser et d’autres qui ont bien fonctionné et ont été appréciées s’évanouissent sans laisser
de traces ?
22
En employant le terme général de "Management de la Qualité", nous entendons englober toutes les approches qui vont
du "Contrôle Qualité" aux approches plus récentes de "Management de Qualité Totale" et "d'Amélioration Continue
de la Qualité" en passant par "l'Assurance de la Qualité".
23
Lorsque nous utilisons le terme 'système de soins de santé' ou 'système de santé', nous faisons référence aux services
de santé et aux prestataires de soins du secteur moderne, organisés en systèmes et sous-systèmes, plus ou moins
efficacement articulés et coordonnés entre eux.
Le management de la qualité s'inscrit dans le paradigme de la complexité (Bonami et al.
1993). En effet l'amélioration de la qualité dans les systèmes de santé relève de dynamiques
complexes dans lesquelles interviennent de nombreux facteurs qui interagissent entre eux dans
des sous-systèmes (Fontaine 1997b). Notre objectif est de décrire et de mieux comprendre les
interactions entre les systèmes de gestion de qualité et les systèmes de santé, autour des
problèmes que les premiers cherchent à résoudre dans les seconds. Les relations entre les
interventions et leurs effets sur le système ne sont pas linéaires. Les méthodes de la recherche
expérimentale ne sont donc pas appropriées. Pour étudier des interactions dans des systèmes
complexes et dynamiques, les expliquer et mieux les comprendre, la méthode de l’étude de cas est
habituellement utilisée (Ferlie 2001; Hamel et al. 1993). Les auteurs en sciences du management
qui étudient les dynamiques de changement dans les organisations pour en comprendre les
ressorts font, eux aussi, largement appel aux études de cas (Armstrong & Baron 1998; Mintzberg
1979; Pichault & Nizet 2000b). Afin de tirer des leçons qui dépassent un contexte particulier,
nous avons choisi de multiplier les sites et de comparer des interventions de même nature dans
des contextes différents (Pawson & Tilley 1997; Stake 2000).
Nos études de cas se déroulent dans le contexte de l’Afrique sub-Saharienne. Les exemples,
les illustrations et les réponses apportées sur le terrain sont bien évidemment fortement liés au
contexte local. Cependant les questions qu’elles soulèvent sont pertinentes et éclairantes pour les
systèmes de santé des pays émergeants, intermédiaires ou industrialisés même si la validité externe
des résultats d’études de cas reste limitée (Hamel 1998).
Nous présentons donc trois cas, au Niger, au Zimbabwe, et en Guinée. Chacun des sites
retenus fait l'objet d'une étude, puis une analyse globale dégage les thématiques transversales que
nous approfondissons. Nous faisons appel à trois sources d’information dans notre travail. Tout
d’abord la littérature dans les domaines du management de la qualité, des systèmes de santé (en
particulier en Afrique), du management et des sciences du management des organisations.
Ensuite nous utilisons les données et les documents disponibles concernant nos études de cas : il
s’agit de rapports (de mission, d’évaluation, de programmation), mais aussi de publications, de
présentations et de communications dont ces projets ont fait l’objet. Enfin nous faisons appel à
notre expérience personnelle dans la mesure où nous-mêmes (étude de cas Guinée et Zimbabwe),
ou nos collaborateurs proches (Etude de cas Niger) avons été acteurs. Certaines informations
sous forme de communications personnelles proviennent également d’informateurs-clés
impliqués directement dans ces différents projets (étudiants, consultants). Les sources
d’information sont précisées au cours de la présentation des études de cas et de la discussion.
Nous proposons dans un premier temps une présentation concise des cas en précisant pour
chacun d'eux le contexte, la logique d'intervention suivie et les résultats obtenus. Puis nous
développerons cinq thèmes qui se dégagent de notre interprétation des caractéristiques-clés des
approches suivies et qui expliquent les succès ou les limites observés. Pour chacun de ces thèmes
nous comparerons les approches suivies dans chaque étude de cas et nous interpréterons les
résultats. Enfin en conclusion, nous dégagerons de façon synthétique les leçons que l’on peut
tirer de cette interprétation, d’une part en termes de pistes pour l’action, d’autre part en termes de
pistes de recherche.
Les résultats des études de cas: Niger, Zimbabwe, Guinée
Le projet d’assurance qualité au Niger : une ‘boîte à outils’ utilisable par tous, des
cercles de qualité à tous les niveaux
Contexte
Le Niger a entamé depuis 1993 une démarche active d’Assurance Qualité (AQ) dans le
secteur santé. Cette démarche s’est concrétisée à travers le ‘Projet Assurance Qualité de Tahoua’
(PAQ)
24qui a été conduit entre 1993 et 1997 dans le département de Tahoua. Il visait à
24
Projet financé par l’USAID et appuyé par le Center for Human Research de l’University Research Corporation,
Bethesda, USA.
introduire, sous forme de projet pilote, les principes et les outils de l’assurance qualité dans les
services de santé nigériens. Il repose sur deux notions clé du management de la qualité: d’une part
‘la qualité doit être l’affaire de tous’, et d’autre part ‘améliorer la qualité c’est résoudre des
problèmes au plus près des prestataires et des clients’.
Logique de l’intervention : formation, standards et cycles de résolution de problèmes
Au cœur du dispositif se trouvaient les cercles de qualité. 68 cercles de qualité ont été
constitués qui ont mené des cycles de résolution de problème dans les services mêmes. Le projet
a suivi le cycle classique de mise en œuvre de l’assurance de qualité, passant par la définition de
standards, identifiant par le monitoring les écarts aux standards comme autant de problèmes à
résoudre, et justifiant la mise en œuvre de cycles de résolution de problème par les acteurs des
services eux-mêmes . Pour permettre l’implication des acteurs, la stratégie reposait d’une part sur
la diffusion d’une ‘boîte à outils’ et de son mode d’emploi via la formation d’un grand nombre
d’agents, et d’autre part sur le suivi par un coaching centré sur les cycles de résolution de
problème (Figure 10). Il faut également noter que le projet disposait de ressources qui pouvaient
être mobilisées pour la mise en œuvre de certaines interventions.
Standards
Monitoring
Identification de
problèmes
Figure 10:Le projet d’assurance qualité au Niger
Réalisations et résultats
Entre 1993 et 1998, 520 agents ont été formés aux techniques de l'assurance qualité, 68
équipes aussi appelées "cercles de qualité"ont été constituées qui ont mené 120 cycles de
résolution de problèmes (Legros et al. 2000). A la fin du projet, les équipes avaient gagné en
capacité à agir et modifier leur environnement de travail. Les problèmes identifiés et les solutions
mises en œuvre prenaient mieux en considération les patients. Les indicateurs de couverture
montraient une amélioration des couvertures des activités préventives. Mais surtout, la
dynamique a marqué les esprits, il s’est construit un véritable mythe (Dugas 2000). Toutefois,
aujourd’hui, si personne n’a oublié ce qui reste dans les mémoires comme une belle aventure, les
outils semblent restés dans les tiroirs et ne sont plus utilisés. Ainsi, les craintes évoquées par les
évaluateurs du projet PAQ quant à sa pérennisation (Legros et al. 2000) semblent ne pas avoir été
démenties. D’une part l’arrêt de l’instillation de ressources a rendu beaucoup plus difficile la
poursuite du coaching, de la supervision et la levée de certains obstacles à la mise en œuvre de
changements. D’autre part, même si le PAQ s’appuyait sur les équipes cadres de district, la
dynamique a cessé assez rapidement d’être relayée du fait du turn-over rapide des personnels et
surtout de la perception que ces interventions étaient liées à un projet spécifique qui n’existait
plus (Bouchet et al. 2002a; Dugas & De Brouwere 2001). Autrement dit, l’étape ultime de toute
démarche d’assurance qualité qui vise à transformer durablement la façon d’agir, de décider et de
gérer, des acteurs et des équipes, ne s’est pas produite.
Le projet de renforcement du management des services de santé au Zimbabwe
Contexte
Le projet 'District Health Services Management' (DHSM) a été initié en 1992 dans deux districts
du Zimbabwe
25et mis en œuvre avec l’appui de l'ONG Medicus Mundi Belgium. Les objectifs du
projet (Criel 1999) étaient d’améliorer les capacités en gestion en partant des pratiques de gestion
de routine au niveau du district sanitaire, puis de disséminer les méthodes et les résultats. La
méthodologie du DHSM est centrée sur la résolution de problèmes et suit une démarche de type
‘recherche-action’. La stratégie du projet reposait sur le renforcement de la capacité de l’équipe
cadre, le « DHE »
26, à prendre des décisions. En dehors de l’expertise extérieure pour appuyer la
recherche, tout ce qui a été réalisé et mis en œuvre pour améliorer le fonctionnement et la gestion
des services devait l’être avec le budget ordinaire du district ou avec les ressources additionnelles
qu’il était capable lui-même de mobiliser.
Logique de l’intervention : la recherche-action pour renforcer le management.
L’approche suivie partait du principe que l’amélioration de la qualité des soins, des services
et du management passe par l’introduction de changements. Ces changements passent par la prise
de décisions empiriques, considérées comme des hypothèses de changement à tester. En effet les
décisions ne sont pas prises au hasard. D’abord elles répondent aux problèmes émergents du
management de routine. Ensuite, elles relèvent d’une mise en perspective systémique: pour
pouvoir anticiper les interactions autour du problème identifié et les possibles effets des solutions
envisagées sur le système dans son ensemble, l'équipe recourt d’une part à son expérience, à sa
connaissance du terrain, et aux connaissances scientifiques préalables sur la question, et d’autre
part à une modélisation qui permet de représenter le problème dans le système, de voir d’où l’on
part et vers où on veut aller. Enfin, ces décisions empiriques devront faire l’objet d’une évaluation
qui permet de modifier la décision, d’enrichir l’expérience, de confirmer ou d’infirmer la validité
du modèle de référence qui peut alors être amélioré (Grodos & Mercenier 2000; Nitayarumphong
& Mercenier 1992). Ce cycle de prise de décision - évaluation est tout a fait similaire au cycle
'plan-do-check-act' (PDCA) familier au monde de l'assurance qualité
27. Cette approche du
management est délicate. L’équipe cadre était donc appuyée semestriellement par une guidance
scientifique (Van Heusden 1999) relevant de deux institutions académiques, l’une européenne
(l’Institut de Médecine Tropicale d’Anvers), l’autre zimbabwéenne (le Blair Research Institute)
(Figure 11).
25
Projet de recherche-action appuyé par le Blair Research Institute (BRI), Harare et l’Institut de Médecine Tropicale
d’Anvers, mis en œuvre par le Ministère de la Santé du Zimbabwe et Medicus Mundi Belgium, et financé par la
direction générale (DGVIII) de la Commision Européenne.
26
DHE : District Health Executive : équipe cadre de district. Dans le district de Tsholotsho, il comprenait le
médecin-chef, les médecins de l'hôpital, les cadres infirmiers, le responsable des services de contrôle de l'environnement,
l'administrateur et le pharmacien.
27
Ce cycle PDCA, aussi appelé cycle de Deming ou cycle de Shewart (son inventeur), est familier au monde du
management de la qualité industrielle et s'introduit aujourd'hui dans le monde médical (Berwick 1998; Berwick &
Nolan 1998).
Expérience Modèle Problème
Action
Evaluation Décision
Empirique