Chapitre 9 Discussion
Management de la qualité, culture
organisationnelle et réforme des
systèmes de santé
Dans ce chapitre, nous discutons les limites de
notre évaluation réaliste des projets qualité.
Constatant que ces projets ne suffisent pas pour
transformer la culture bureaucratique des systèmes
de santé, nous envisageons les alternatives pour
promouvoir la culture qualité.
Nous les discutons dans la perspective des
réformes des systèmes de santé.
Discussion
Management de la qualité, culture organisationnelle et réforme des
systèmes de santé
Introduction
Notre discussion s'organise autour de deux thèmes. Dans une première partie, nous
discutons le potentiel et les limites de nos résultats et de l'approche réaliste de l'évaluation. Nous
montrons que nos résultats sont des théories provisoires et incomplètes, deux caractéristiques
d'une middle range theory. En dépit de ces limites, l'approche réaliste est potentiellement très riche
pour interpréter les effets d'interventions dans des systèmes complexes. Elle permet
d'appréhender et d'interpréter des phénomènes sociaux dynamiques tels que les comportements
organisationnels. Elle se situe dans une perspective d'aide à la décision pour orienter l'action sur
le terrain plutôt que dans une perspective de genèse de lois universelles. Elle représente une
avancée méthodologique particulièrement pertinente pour la recherche sur les systèmes de santé
dans un monde turbulent où de multiples initiatives se télescopent. Dans une deuxième partie,
nous discutons les conséquences de nos résultats pour le futur de l'assurance qualité dans les
systèmes de santé. Les projets qualité étudiés ne parviennent pas à changer une culture
organisationnelle bureaucratique qui compromet pourtant leur pérennisation. Nous envisageons
alors les stratégies susceptibles de permettre à la culture qualité de s'épanouir et au contexte
organisationnel d'évoluer en conséquence. Décentralisation et nouveau management public, en
vogue hier et aujourd'hui, montrent leurs limites. Il faut probablement trouver un équilibre entre
trois idéaux-types décrits par Freidson: l'idéal-type bureaucratique, malmené par les stratégies de
débrouille locale, l'idéal-type du marché, valorisant l'initiative, et l'idéal-type professionnel,
émergent mais encore embryonnaire en Afrique. Finalement, à côté des mécanismes du contrôle
et de la compétition, un troisième mécanisme régulateur devrait prendre toute sa place: la
confiance.
Limites des résultats, limites et potentiel de l'approche réaliste
La question du changement dans les systèmes de santé, et plus précisément du changement
du système de santéest au cœur de nos observations. Alors que les projets qualité étudiés ont tous
valorisé la remise en question systématique et documentée des pratiques, le travail en équipes non
hiérarchisées, la prise d'initiative et le changement, les systèmes de santé, structurés de façon
hiérarchique et assurant traditionnellement leur qualité sur le principe du respect du règlement,
des relations hiérarchiques et des procédures, ne semblent pas avoir modifié leur façons de
fonctionner. Ils inhibent les initiatives inspirées de la démarche qualité, plus qu'ils ne les empêche,
lorsqu'elles pourraient se poursuivre en dehors de l'abri d'un projet. Cette interprétation que nous
proposons de la synthèse de nos études de cas appelle à être discutée.
Tout d'abord, comme nous l'avons abondamment développé au chapitre méthode, il s'agit
de la construction d'une théorie intermédiaire, provisoire qui n'établit pas une causalité linéaire
entre intervention et effets, mais identifie des régularités dans les effets produits, attendus,
inattendus ou émergents, pour en proposer une interprétation. Parce que nous interprétons des
interactions dans des systèmes complexes, ces théories sont donc forcément provisoires et
incomplètes.
Elles sont provisoires d'abord parce que le système de santé est un système social construit
par les interactions continues entre un ensemble d’acteurs, interactions ni prévisibles ni
contrôlables. Elles se modifient en permanence, et ne se reproduisent pas à l'identique. Enfin
elles sont sous l'influence de paramètres externes au système (les processus de réforme, la
mondialisation, etc…) qui ne sont pas non plus totalement prévisibles. Morin (1990) explique
qu'en raison de la propriété d'ouverture des systèmes complexes, les lois d'organisation ne sont
pas d'équilibre mais de déséquilibre, rattrapé ou compensé, de dynamisme stabilisé. Brugha (2000)
décrit des contraintes analogues à propos de la méthode 'stakeholder analysis'
37pour l'analyse des
politiques: The provisional nature of the information obtained and the unpredictability of future events are
inherent limitations of stakeholder analysis. Recognition of these limitations increases its utility for understanding
and influencing the policies and politics of health
Elles sont incomplètes parce nous avons dû réduire la complexité pour pouvoir
l'appréhender. Les lunettes que nous avons chaussées, indispensables pour évoluer dans la
compréhension des systèmes complexes, ne nous offrent qu'un angle de vue. Changer de
'lunettes', d'outil de modélisation, offrirait une autre perspective sur les mêmes phénomènes, un
autre éclairage, qui en donnant un autre relief à l'objet, nous en donnerait une perception
différente qui n'efface pas la précédente, mais la complète et l'enrichit.
Si nous prolongeons la métaphore, tandis que nous tournons autour de notre objet d'étude, il
est lui-même en transformation permanente de sorte qu'en repassant au même point
d'observation quelque temps plus tard, il se présentera différemment. Il s'agit donc d'un
processus continu jamais terminé. Il ne s'agit pas de comprendre pièce à pièce le fonctionnement
d'un mécanisme stable comme on démonterait une horloge, il s'agit de comprendre des
dynamiques en évolution perpétuelle et ainsi de donner du sens à l’action des acteurs. Le
caractère incomplet et provisoire des théories ne correspond pas à une inadéquation de la
méthode. Il reflète la nature complexe du système dans lequel nous observons des interactions.
Elles sont incomplètes également parce qu'elle n'embrassent pas toute les perspectives. Le
chercheur représente lui-même un biais. Son interprétation est fortement liée à sa discipline
d'origine et à son expérience. Dans notre préambule, nous avons parlé de transdisciplinarité à
propos du management de la qualité. Nous avons appliqué cette transdisciplinarité dans notre
travail. En effet nous faisons appel à des modèles qui viennent de plusieurs disciplines.
Cependant pour enrichir les perspectives, il est important de travailler en équipe multidisciplinaire
afin d'additionner et de croiser les regards, mais également en interdisciplinaire pour partager et
échanger les regards. Dans notre travail, nous n'avons véritablement eu pleinement cette
opportunité qu'à l'occasion de notre dernière étude de cas ou une équipe a été constituée dans
laquelle les disciplines étaient différentes (sociologues, médecins) ainsi que les références
culturelles (deux européens 3 marocains) et les domaines d'expérience professionnelle
(administration sanitaire, sociologie des populations, médecine de famille, assurance qualité,
recherche, expertise). La mise au point du protocole réalisé en équipe et sur le terrain a représenté
une opportunité irremplaçable de construire un cadre commun.
L'élément clé sur lequel repose la construction de nos théories est l'identification et
l'interprétation de régularités, de pattern, dans les comportements organisationnels. Ces théories
permettent d'évaluer la plausibilité de survenue de certains effets d'une intervention. Elles sont
plus proches de l’aide à la décision, en particulier dans le domaine social et de l'intervention
publique, que de la construction académique de connaissances universelles L'évaluation réaliste se
rapproche de que fait l'expert - consultant de manière implicite
38: il dégage des lignes de force à
partir de multiples observations qu'il relie entre elles, sur un terrain, mais aussi entre les terrains
qu'il visite au fil des ans. C'est à partir de ces lignes de force qu'il construit ses recommandations
tout comme le chercheur réaliste construit ses théories à partir des patterns qu'il observe, explore
et confronte d'étude de cas en étude de cas. A la différence du consultant, le chercheur explicite
tout ce processus pour le rendre transparent. On pourrait considérer la démarche comme du
simple bon sens. L'apparition du courant de l'évaluation réaliste cependant présente l'intérêt de
codifier la démarche. La codification apporte de la rigueur, une attitude systématique, une
formulation des théories. Elle permet surtout de transmettre les résultats et la façon dont ils sont
produits, ce que l'expert-consultant n'est pas tenu de faire. Elle permet de discuter les résultats de
37
La stakeholder analysis représente une approche qui pourrait utilement compléter la notre pour mettre en évidence
les jeux de pouvoir et les compétitions d'agendas. Ils apparaissent d'ailleurs dans nos interviews.
38
Le consultant est cependant biaisé. Il est biaisé par ses termes de référence, par l'influence de sa propre expérience et
par ses propres jugements de valeur. Son interprétation risque de se révéler également biaisée précisément parce qu'il
intègre ses modèles et paradigmes de façon implicite. La démarche du chercheur réaliste consiste pour sa part à
expliciter les modèles et les paradigmes d'interprétation (ses lunettes) qui expliquent ce qu'il voit. C'est ce qui le
distingue du consultant.
façon scientifique et de les comparer à d'autres travaux. La synthèse réaliste permet de dépasser
les limites des méta-analyses auxquelles recours l'Evidence Based Policy par analogie à l'Evidence Based
Medicine. Enfin l'approche réaliste représente une avancée très importante car elle fait ce que ni les
(autres) theory based evaluations ni la recherche sur les systèmes de santé et la recherche action
n'avaient pu faire jusqu'à présent: elle propose une méthode et un cadre pour construire de façon
systématique et scientifique une synthèse riche de la multiplicité des contextes et des
contradictions qu'ils révèlent. Elle s'avère pertinente pour l'étude d'une multitude de
problématiques dans les systèmes de santé. La recherche sur les effets produits par la mise en
oeuvre de mutuelles de santé sur la qualité du système de santé et les relations avec les
prestataires en est un bon exemple (Criel et al. 2004). Elle apporte une méthodologie
particulièrement pertinente pour la recherche sur les systèmes de santé dans un monde en
mouvement où de multiples initiatives se télescopent. Nous reconnaissons cependant qu'il reste
beaucoup à faire. La méthode a été proposée très récemment et peu d'exemples sont publiés à ce
jour. Nous espérons que cette recherche contribuera à l'enrichir.
Morin (1990) pose que l'intelligibilité du système doit être trouvée non seulement dans le
système lui-même mais aussi dans sa relation avec l'environnement et l’observateur et que cette
relation n'est pas qu'une simple dépendance, elle est constitutive du système. Dans notre
recherche, nous avons limité notre champ de vision à ce qui se passe dans l'organisation. Il est
bien évident que nos interprétations restent relatives. On ne peut réduire l'environnement à
l'organisation, ni la dynamique organisationnelle à la seule étude de l'interaction entre
management de la qualité et organisation bureaucratique. A une extrémité du spectre, il faudrait
pouvoir étudier les interactions entre le système de santé et l'environnement politique national
mais surtout international qui joue un rôle extrêmement important. Ce qui se passe à l'intérieur
du système de santé est très fortement influencé par les projets qui viennent de l'extérieur,
véhiculés par des consultants internationaux sous influence qui amènent sous leurs semelles leurs
propres références culturelles et apportent des solutions toutes faites. De même les sociétés
évoluent constamment sous l'effet conjugué de dynamiques sociales propres et de l'intensification
des échanges dans un monde ouvert. A l'autre extrémité du spectre, nous n'avons pas développé
d'instrument pour intégrer la perspective des patients et leur impact sur la configuration et la
dynamique des systèmes. Nous nous sommes contentés du discours des personnels de santé.
Cependant, bien sûr, notre interprétation en tient compte Nous intégrons aussi dans le processus
d'interprétation notre expérience personnelle pendant plusieurs années au contact des patients
dans les systèmes de santé publics en Afrique. Il n'en reste pas moins qu'il serait intéressant de
changer d'éclairage. Enfin, à l'intérieur du système même, d'autres modèles d'analyse comme
l'analyse des jeux de pouvoir auraient apporté des éclairages complémentaires. Nous évoquons au
fil de notre analyse les travaux de Friedberg (Friedberg 1997) et nous avions un temps envisagé
d'étudier plus spécifiquement les jeux d'acteurs. Des contraintes matérielles ne nous l'ont pas
(encore) permis. Etudier cette dimension devrait faire partie des recherches futures. Nous
touchons du doigt le potentiel et les limites de l'approche réaliste. D'un côté elle permet
d'appréhender des systèmes dans leur complexité, mais en même temps pour des raisons
pratiques, elle force à les réduire. C'est un processus de construction jamais achevé, ce qui en fait
tout à la fois l'intérêt et la limite.
Les limites de notre interprétation sont bien illustrées dans la discussion de notre dernière
étude de cas. Nous sommes en effet face à une situation paradoxale
39. D'un côté nous voyons
que le système de santé bureaucratique est structuré et rigidifié autour du respect du règlement.
Mais en même temps nous savons bien que les règles de procédures des systèmes de santé que
nous avons analysés, ont une valeur relative et sont détournées ou simplement non appliquées.
Les modèles de configuration organisationnelle ne nous ont pas permis de mettre en lumière
ce paradoxe que nous n'ignorons cependant pas. Olivier de Sardan (2003) met remarquablement
en évidence ce fossé et l'interprète comme l'émergence d'une culture bureaucratique locale à partir de
la réinterprétation des normes afin de les adapter aux contraintes extrêmes auxquelles sont
39