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PARTIE 3 L’ANALYSE ET L’INTERPRÉTATION DES RÉSULTATS

3. L ES RELATIONS PROFESSIONNELLES

3.2. Le management du changement

Constat n°1 : Les acquéreurs ont une vision du rôle des tutelles et des études de publics sensiblement différente de celle des équipes dirigeantes.

Une partie du questionnaire que nous avons élaboré portait sur la légitimité de l’influence des tutelles sur l’orientation de la bibliothèque et de sa politique documentaire. A la lecture de la phrase : « Le maire et les conseillers municipaux

ont leur mot à dire sur les acquisitions d'une bibliothèque municipale », 88% des

personnes interrogées se sont déclarées « pas d'accord du tout » ou « plutôt pas

d’accord », contre 12% seulement « plutôt d’accord ». Ce constat tranche avec le

discours majoritairement tenu par les théoriciens et les dirigeants d’une part, avec la réalité des textes règlementaires d’autre part.140

On a vu que pour les théoriciens des politiques documentaires, l’une des raisons d’être des outils formalisés était de permettre une meilleure prise en compte des publics. Les ouvrages de Bertrand Calenge, de Pierre Carbone et de Thierry Giappiconi, en particulier, explicitent la façon dont ces outils doivent se fonder sur une étude fine des publics réels et potentiels des établissements : enquêtes de population, analyse du contexte économique et social, panorama des différents types d’usagers à prendre en considération. Le public global de la bibliothèque (c’est-à-dire l’ensemble de la population desservie) est découpé en catégories en fonction de critères variables, le plus souvent les grands déterminants macrosociologiques (tranches d’âge, sexe, catégories socioprofessionnelles ; parfois niveaux de revenus et de diplômes, branches d’activité, etc.) ; certaines de ces catégories sont considérées comme prioritaires par rapport à d’autres ; et l’on destine plus particulièrement à certains de ces publics cibles un type de documentation, un type de services. Nous avons voulons savoir si cette façon de

140 « Parmi les professionnels des bibliothèques, seuls les conservateurs disposent d’une claire compétence dans ce

domaine [les acquisitions], puisque leur statut exprime qu’ils « constituent, organisent, enrichissent, évaluent et exploitent les collections de toute nature des bibliothèques. Ils sont responsables de ce patrimoine. […] Toutefois, ces compétences reconnues n’entraînent pas, juridiquement toujours, un droit exclusif et réservé à effectuer les acquisitions et à définir la politique documentaire. Ce droit, en fait, appartient pour les bibliothèques municipales au conseil municipal. » B. Calenge, Conduire une politique documentaire, op. cit., pp.20-21.

penser le public, largement répandue parmi les dirigeants et les spécialistes de bibliothéconomie, était familière des acquéreurs.

Nous notons tout d’abord que dans notre échantillon, peu d’acquéreurs ont eu connaissance d’enquêtes de publics menées dans leur bibliothèque (6 seulement). En outre, seuls 3 estiment que les résultats de ces enquêtes influencent leurs choix d’acquisition141 : ainsi la moitié des acquéreurs qui ont accès aux résultats d'enquêtes de publics utilisent ces résultats pour mener à bien leurs acquisitions. Nous avons ensuite demandé aux enquêtés quels types de documents, selon eux, étaient susceptibles d’attirer des catégories déterminées de publics.142 Certains ont jugé nos questions mal posées ou absurdes, et nous avons obtenu des réponses comme : « il n'y pas de catégorie particulière, tout dépend du lecteur », « ce n'est

pas parce que je vieillis que je change », « ce n'est pas parce que je suis jeune que je n'ai pas envie de tout », « les publics ne sont pas aussi prévisibles et univoques », « la typologie choisie ne me convient absolument pas », « tout », ou

« c'est en fonction de l'individu et de ses demandes que je réagis ».

La plupart néanmoins se sont prêtés au jeu, et nous avons obtenu des réponses relativement étoffées, et concordantes, ce qui confirme l’existence, dans l’esprit des acquéreurs, de catégories cohérentes de publics auxquelles correspondent des catégories de documents (même si, bien sûr, les catégories que nous proposions n’étaient pas forcément pertinentes, en soi et surtout pour eux et pour l’établissement au sein duquel ils travaillent).

On note enfin que lorsqu’on leur demande ce qui serait susceptible de les aider dans leur travail d’acquisition, ils n’évoquent pas d’enquête de publics, dans l’immense majorité des cas : seule une personne a répondu à cette question, souhaitant la mise en place d’« une enquête de satisfaction » (ce qui ne se confond

141 La question exacte était : « Si oui, pensez-vous que les résultats de ces enquêtes influencent vos choix

d’acquisitions ? » 8 personnes y ont répondu, donc 2 de plus que les 6 ayant répondu « oui » précédemment, avec 3 oui

et 5 non. On peut imaginer que les 3 personnes qui ont répondu « oui » font partie des 6 qui ont déclaré avoir connaissance de telles enquêtes.

142 Nous avons choisi (arbitrairement) « personnes âgées », « jeunes actifs », « ouvriers et employés », « adolescents de sexe masculin », et « public qui lit habituellement peu ».

pas, d’ailleurs, avec une enquête de population).

Constat n°2 : Les projets de changement dans les procédures et l’organisation du travail cristallisent des craintes.

Si les personnels évoquent les avantages de la formalisation des pratiques, ils reconnaissent cependant que ces changements suscitent des craintes, voire des réticences. En cela, nos entretiens ont confirmé l’hypothèse formulée au début de notre enquête, touchant aux bouleversements que constituait pour les acquéreurs l’introduction de nouveaux outils de formalisation documentaire. L’immense majorité des personnes dont nous avons recueilli le point de vue a reconnu avoir été déstabilisée par la mise en place de plans de classement, de fiches domaines ou de tableaux de bord. Beaucoup ont évoqué l’inconfort qu’entraîne toute modification des habitudes ainsi que l’incompréhension, au début, du fonctionnement et des finalités des outils. Pour certains, ces documents ont d’abord semblé inadaptés, trop lourds ou absconds.

a. La peur de la nouveauté et de la remise en cause des habitudes

Ce que les personnes interrogées redoutent, c’est tout d’abord de devoir intégrer des méthodes qui leur sont inconnues et qu’ils craignent de ne pas comprendre. L’introduction des outils formalisés remet en cause, en outre, des procédures qui semblaient constitutives du métier. Parmi les personnes interrogées, plusieurs affirment que les aménagements de la Dewey sont ainsi problématiques. On voit apparaître ici une fracture générationnelle, les plus jeunes étant moins attachés aux opérations de catalogage et d’indexation que leurs aînés. Cette remise en cause des pratiques antérieures s’apparente dans ce cas-là au déni d’une compétence longuement acquise.

b. La peur d’être jugé sur ses pratiques antérieures

Autre crainte récurrente : le jugement qui pourrait être porté par les collègues et les responsables sur les pratiques du passé. En effet, la formalisation des procédures de sélection et d’acquisition fait apparaître la gestion antérieure des différents pans de collection. Certains redoutent qu’à cette occasion, ils ne soient tenus comptables des lacunes du secteur qu’ils avaient en charge.

Nombreux sont ceux qui ont souligné la crainte de voir leur travail critiqué,

surveillé, contrôlé. L’un des acquéreurs Jeunesse de l’annexe du 2ème

arrondissement de Lyon l’avoue clairement : « Moi quand je suis arrivée ici, au

début j’ai eu un peu de mal avec la politique d’acquisition, parce que j’ai eu l’impression d’être… Avec le tableau où tout était marqué de ce que j’achetais, les pourcentages, je me sentais un petit peu sous contrôle, je me disais " dès que j’achète une bande dessinée ça se déduit, on voit que j’ai acheté tant de bandes dessinées…" » Ainsi, l’outil d’évaluation de la collection est insensiblement perçu

comme un outil d’évaluation des personnels. Plusieurs mentionnent cette crainte instinctive du « contrôle », du « jugement » qui viendrait les sanctionner.

c. La crainte de l’alourdissement des tâches et de la perte de temps

Enfin, très régulièrement, les personnels qualifient les outils de « compliqués ». Cette récurrence terminologique est révélatrice : pour les personnels, a priori, la formalisation est synonyme de « lourdeur », de « perte de temps ». L’appropriation technique des outils, leur mise à jour, la tenue de tableaux, l’établissement de statistiques sont considérés comme des activités chronophages, que l’on réalise au détriment d’autres fonctions plus immédiatement gratifiantes.

Constat n°3 : Les acquéreurs aimeraient être mieux accompagnés et formés.

Pour tous les acquéreurs que nous avons rencontrés, cette intégration des outils s’est faite progressivement, par la pratique, leur utilisation régulière ; cependant, certains d’entre eux ont estimé que cette période problématique de transition aurait pu être facilitée par un meilleur accompagnement. Les réponses contrastées que nous avons obtenues auprès de différents acquéreurs d’un même réseau nous poussent à penser que certaines personnes, jugées peut-être plus disposées au changement, au nom de leurs expériences passées, leur caractère ou la nature de leur poste, ont été moins étroitement suivies et épaulées que d’autres.

Des séances de formation, des réunions fréquentes pour discuter, faire le point, mettre en commun les difficultés et les solutions que chacun y apporte, un travail fortement coopératif enfin, semblent en toutes circonstances un plus pour une adoption réussie de nouveaux outils d’acquisition.

Notre enquête a d’ailleurs confirmé qu’à Lyon, où la personne en charge de la politique documentaire a systématiquement introduit les outils par des réunions conséquentes et suivies, les changements dans l’organisation du travail n’ont pas posé de problèmes particuliers.

Conclusion

En conclusion, il nous faut nuancer la portée de l’enquête que nous avons réalisée dans le cadre de ce travail de recherche : le nombre d’acquéreurs qui ont répondu à notre questionnaire est peu élevé, et ceux que nous avons rencontrés pour nos entretiens nous ont livré des points de vue ponctuels sur des pratiques très variées. Cette enquête n’en garde pas moins, à nos yeux, un grand intérêt : nous avons réuni des récits d’expériences et des jugements qui, à condition d’être rapportés au contexte dans lesquels ils ont été recueillis, sont riches d’enseignements.

La rencontre avec les acquéreurs ainsi que les résultats du questionnaire ont permis de mesurer l’impact des outils de politique documentaire sur leurs pratiques d’acquisition. Ils ont été également l’occasion de confronter deux approches : d’un côté, celle des responsables de ces politiques, qui, nous l’avons vu en première partie, valorisent l’impact positif des outils formalisés sur la gestion des collections, de l’autre celle des acquéreurs qui utilisent ces outils quotidiennement. En premier lieu, nous avons constaté que les acquéreurs sont, dans l’ensemble, favorables à la formalisation de la politique d’acquisition. Ils reconnaissent l’apport des outils d’acquisition dans leurs pratiques : meilleure visibilité du fonds, rationalisation des choix, moindre place accordée à l’empirisme et à l’intuition, augmentation du travail collectif et davantage de professionnalisme. Néanmoins, l’introduction de ces outils ne s’effectue pas sans réticences : crainte d’être contrôlé, perte de repères, sentiment de remise en cause de leur travail. Autant d’appréhensions qui s’estompent au fur et à mesure que le personnel s’approprie l’outil. Cependant, les acquéreurs ne semblent pas ressentir a priori le besoin de tels outils : ils expérimentent leur utilité et leur efficacité après coup, une fois qu’ils les ont manipulés et éprouvés, mais ne se sentent pas démunis quand la gestion des collections n’est pas formalisée.

En second lieu, nous avons relevé que les acquéreurs conservaient des appréhensions sur certains aspects de la politique documentaire. Ils restent, par

exemple, réticents à l’idée de changer régulièrement de domaine d’acquisition et considèrent les affinités dans un domaine de prédilection comme essentiel pour gérer celui-ci efficacement. Les outils apparaissent également quelquefois trop complexes et gagneraient selon eux à être simplifiés.

Surtout, on note des décalages entre les approches des acquéreurs et celle des responsables, concernant notamment la logique de management qu’instaurent les bibliothèques à travers la mise en place d’une politique documentaire. En particulier, les acquéreurs, dans leur majorité, ne reconnaissent pas le rôle que sont légitimement et légalement amenées à jouer les tutelles dans les bibliothèques. Cela semble significatif de la faible conscience qu’ils ont de l’ancrage de la bibliothèque dans le cadre plus général des politiques publiques.

Par ailleurs, la prise en compte des publics, et particulièrement des publics potentiels (l’ensemble de la population desservie par la bibliothèque, au-delà de la partie qui la fréquente effectivement), reste floue aux yeux des acquéreurs. Les difficultés à évaluer l’impact des ces outils sur le public sont en ce sens révélateurs. Si les outils d’acquisition permettent de donner une cohérence interne à la collection, leur utilité pour conquérir de nouveaux publics reste à trouver. La collection reste pensée en tant que telle.

Ces observations permettent de tirer quelques enseignements sur la mise en place des outils formalisés en bibliothèque de lecture publique, concernant la place du bibliothécaire dans la cité. Ainsi que l’affirme Dominique Lahary, « les

bibliothécaires convaincront d’autant plus facilement de leur utilité qu’ils s’attacheront à insérer leur action dans la politique d’ensemble de leur employeur plutôt que de cultiver exclusivement leur différence, au nom de la spécificité des missions des bibliothèques autoproclamée par un corps professionnel .»143

L’explicitation des enjeux des politiques publiques apparaît notamment essentiel pour donner tout son sens aux outils de la politique documentaire. Il s’agit de montrer que la lecture publique est partie intégrante des politiques publiques.

Pour poursuivre la réflexion que nous avons engagée avec ce mémoire, il pourrait être intéressant de mener une autre enquête sur les outils formalisés d’acquisition, et les plans de développement des collection en particulier : suivre sur plusieurs années une cohorte d’acquéreurs au sein d’un seul et même établissement, depuis l’annonce de la mise en place d’un PDC jusqu’à son appropriation complète par les personnels, en passant par les éventuelles phases de réticence, d’incompréhension, les étapes de constitution, de modification et d’adaptation de l’outil, les sessions de formation, les réunions de discussion et mises au point, etc. Un tel travail permettrait de rendre compte de l’évolution dans le temps à la fois des procédures de travail et de gestion des collections, et des points de vue des acquéreurs sur ces outils. Cette étude pourrait s’étendre sur trois ou quatre ans et se fonder sur l’analyse d’entretiens semi-directifs ; elle permettrait d’étayer certaines des conclusions auxquelles nous sommes parvenus dans ce travail, et d’ouvrir de nouvelles perspectives quant aux formations des acquéreurs au management des bibliothèques publiques. En effet, l’enquête que nous avons menée révèle que les mutations opératoires dans les pratiques professionnelles sont d’autant plus facilement acceptées qu’elles sont clairement explicitées, expliquées par ceux qui en décident, et qu’elles s’accompagnent de séances, plus ou moins formelles, de formation.

Bibliographie

Documents relatifs