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Contre la métaphore : le problème de la littéralité

DEVENIR-MUSIQUE DE LA PHILOSOPHIE

3. Contre la métaphore : le problème de la littéralité

Attribuer au style deleuzien l’art de faire des métaphore constitue une position a priori bien peu défendable puisque Deleuze n’a cessé d’affirmer qu’il parlait littéralement :

« En aucun cas nous ne faisons d’usage métaphorique, nous ne disons pas : c’est

« comme » des trous noirs en astronomie, c’est « comme » une toile blanche en peinture1. » Le philosophe semble chaque fois condamner très sévèrement tout usage métaphorique - ou plus exactement, la métaphore ne semble tout simplement plus exister. « Ce n’est pas « comme », ce n’est pas « comme un électron », « comme une interaction », etc. Le plan de consistance est l’abolition de toute métaphore ; tout ce qui consiste est Réel2. » Comment expliquer ce refus de reconnaître l’existence même de la métaphore ? Que signifie cette revendication d’écrire littéralement alors que la forme de l’écriture semble bien pourtant appartenir au régime métaphorique? Et qu’est-ce que cette littéralité revendiquée par Deleuze implique sur le plan du style ? Nous verrons que Deleuze rejette moins la métaphore qu’il n’en développe une nouvelle forme, et que c’est dans cette création métaphorique que consiste la modulation conceptuelle, autrement dit, la part musicalisée de la philosophie.

1. Un paradoxal rejet de la métaphore

À première vue, il peut sembler fort étonnant qu’un auteur comme Deleuze puisse rejeter en bloc le régime métaphorique jusqu’à en nier tout bonnement l’existence, notamment lorsque on prend en compte l’influence considérable que la conception du style chez Proust a pour Deleuze. Cette conception est en effet essentiellement basée sur la métaphore, sur la mise en rapport entre deux éléments: « la métaphore seule peut

1 Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, op. cit., p. 25. Présentant le concept de « machines désirantes », Deleuze et Guattari prennent soin, dès la première page, puis tout le long de l’ouvrage, de préciser qu’il ne s’agit pas d’une métaphore. (Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p.

7, 43, 49, 165-166, 464). Voir aussi Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, op. cit., p. 38-40, 65 ; Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, op. cit., p. 140, 169 ; Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p. 242, 245-246.

2 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p. 89. On remarquera d’ailleurs dans le travail conceptuel la littéralisation de certaines métaphores philosophiques. Ainsi le cône mémoriel de Matière et mémoire, que Bergson présente comme étant une métaphore, semble repris littéralement par Deleuze.

donner une sorte d’éternité au style (…)1» écrivait Proust. Mais lorsque Deleuze décrit à son tour le devenir « comme un petit bateau que des enfants lâchent et perdent, et que d’autres volent2. », le style « comme une allumette que les enfants suivent dans l’eau du caniveau3 », l’événement à « un brouillard de goutte4 », la mort à « l’oiseau qui survole les combattants5 », le plan de consistance à « une enfilade de portes6 », la ligne d’écriture, de peinture ou de musique à « des lanières agitées par le vents7 », n’est-on pas de plein pied dans le régime métaphorique ? Même lorsqu’il s’agit de décrire en quoi Mille Plateaux est écrit « comme un rhizome », les auteurs expliquent qu’ils ont vue des lignes « comme des colonnes de petites fourmis, quitter un plateau pour en gagner un autre8. » Un tel paradoxe entre le contenu de ce qui est dit (rejet de la métaphore) et le style d’écriture (en employant une métaphore) porte à croire qu’il s’agit là peut-être d’une provocation non dénuée d’humour. Deleuze n’écrivait-il pas en effet qu’interpréter un texte revenait à évaluer le sens de l’humour de son auteur, encourageant ainsi à pratiquer ce qu’il appelait une « humoristique » 9? Comme il le fait quelquefois à propos de certains auteurs, ne doit-on pas dire que Deleuze dit écrire littéralement « pour rire » ? Deleuze ne définissait-il d’ailleurs pas l’humour par le fait de tout prendre à la lettre10 ? La plaisanterie ne consisterait pas à forcer les lecteurs à le prendre au mot, à prendre les phrases de Mille Plateaux comme s’il s’agissait de

1 Marcel Proust, Sur Baudelaire, Flaubert et Morand, op. cit., p. 64.

2 Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, op. cit., p. 16.

3 Gilles Deleuze, Pourparlers, op. cit., p. 183.

4 Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, op. cit., p. 79.

5 Ibidem.

6 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p. 633.

7 Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, op. cit., p. 90.

8 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p. 33.

9 Gilles Deleuze, Deux Régimes de fous, op. cit., p. 40.

10 Opposant l’humour à l’ironie, Deleuze écrit à propos du premier : « […] les principes comptent peu, on prend tout à la lettre, on vous attend aux conséquences […]. » (Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, op. cit., p. 83). (C’est nous qui soulignons). Exemple : l’humour du défenseur de l’isomorphisme, Geoffroy Saint-Hilaire, dans son opposition à Cuvier : « Cuvier hait Geoffroy, il ne supporte pas les formules légères de Geoffroy, l’humour de Geoffroy (oui les Poules ont des dents, le Homard a la peau sur les os, etc.) […]. » (Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p. 63).

« colonnes de petites fourmis » ?

Ce rejet de la métaphore pose donc problème lorsque l’on considère la nomination quasi-poétique (en tout cas très suggestive, pleine de séduction) de nombre des concepts deleuziens. En effet, en quoi des concepts tels que « machine désirante », « machine de guerre », « cristal de temps », « ligne de fuite », « déterritorialisation », « distribution nomade », ou « rhizome » échapperaient-ils au régime métaphorique ? Certes, Deleuze préfère parler de termes « déterritorialisés », c’est-à-dire de mots transposés d’un domaine à un autre1 ; mais n’est-ce pas là encore une définition somme toute assez classique de la métaphore2 ? Aristote déjà présentait la métaphore comme le moyen d’exprimer ce qui n’a pas de nomination en déplaçant, transposant (ou

« déterritorialisant ») un mot ordinaire dans un domaine étranger pour désigner un sens nouveau3. Aussi, si l’on considère le rejet de la métaphore chez Deleuze, nous sommes confrontés à une aporie. Mais cette aporie a l’avantage de reposer la question du style deleuzien de manière plus approfondie. Ainsi, la question de la métaphore chez Deleuze désigne moins un simple rejet qu’un épineux problème, voire une provocation qui pousse à repenser le langage. En effet, ce rejet, à de nombreuses reprises réitéré, s’il se présente chaque fois sous la forme d’une intention (« en aucun cas nous ne faisons de métaphores »), entre toujours en nette contradiction avec le contenu même de ce qui est écrit. Comment comprendre cette apparente aporie ? Il semble que cette apparente contradiction signale une nouvelle pratique du langage qui n’obéit plus à certaines délimitations classiques. François Zourabichvili s’est confronté à cette délicate question de la littérarité deleuzienne. Selon lui, si Deleuze a toujours soutenu qu'il fallait lire

1 Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, op. cit., p. 25.

2 La métaphore a la particularité de se définir par une autre métaphore empruntée au domaine spatial, celui de transport ou de transposition. On retrouve cette notion d’espace dans le néologisme deleuzien de

« déterritorialisation ».

3 Aristote, Poétique, texte traduit par J. Hardy, préface de Philippe Book, Paris, Gallimard, 1996, p. 120.

La définition aristotélicienne est encore d’actualité. On la retrouve dans le livre de Pierre Fontanier sur les figures de style écrit au 19ème siècle (Pierre Fontanier, Les Figures du discours, Paris, 1977, p. 99) , mais aussi dans les livres récents de stylistique comme celui de Patrick Bacry : « […] méta- indique un déplacement et –phore l’idée de « porter » : il s’agit d’un transport, d’un transfert, de la translation du mot métaphorique dans un contexte qui lui est a priori étranger. » (Patrick Bacry, Les Figures de style et autres procédés stylistiques, Paris, Éditions Belin, 1992, p. 67).

littéralement ses concepts, cela ne signifie pas pour autant qu’il faille les lire au sens

« propre ». Comme l’écrit en effet Deleuze dans Dialogues : « Il n’y a pas de mots propres, il n’y a pas non plus de métaphores (toutes les métaphores sont des mots sales, ou en font)1. » Deleuze se placerait plutôt en deçà de la distinction sens propre/sens figuré sur laquelle se base justement le régime classique de la métaphore. Ou bien plutôt faudrait-il dire que Deleuze s’oppose à un régime bien particulier de la métaphore qu’on trouve déjà chez Aristote ?

Afin de commenter la prétendue littéralité à l’œuvre dans la pensée deleuzienne, Zourabichvili s’appuie sur une phase tirée de Mille Plateaux : « Beaucoup de gens ont un arbre planté dans la tête, mais le cerveau lui-même est une herbe beaucoup plus qu’un arbre2. » Comment soutenir le rejet de toute métaphore dans un tel contexte ? D’autant plus que Deleuze et Guattari citent des auteurs lorsque ceux-ci usent clairement du régime métaphorique. Ainsi Steven Rose, un neurobiologiste anglais :

« L’axone et la dentrite s’enroule l’un autour de l’autre comme le liseron autour de la ronce, avec une synapse à chaque épine3. » Ou bien Henry Miller : « La Chine est la mauvaise herbe dans le carré de choux de l’humanité4. » On retrouve ainsi des rapports d’analogie (le liseron est à la ronce ce que l’axone est à la dentrite ; la Chine est à l’humanité ce que la mauvaise herbe est au carré de choux) qu’Aristote avait décelé pour expliquer le régime métaphorique5. Cependant, Zourabichvili parvient à trouver une forme de littéralité qui s’oppose à la théorie aristotélicienne :

Si je dis « le cerveau est une herbe », Aristote m'expliquera que le mot « cerveau » a une signification attachée a priori à un certain domaine de choses, de même que le mot « herbe », et que j'essaie d'exprimer obliquement quelque chose sur le cerveau en transportant hors de son domaine propre le mot herbe. Il ajoutera que l'opération est légitime si, par là, j'ai mis en évidence une similitude. Le présupposé est donc que les significations sont séparées mais apparentées : il y a entre elles des ressemblances naturelles6.

1 Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, op. cit., p. 9.

2 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p. 24.

3 Steven Rose cité dans Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p. 24.

4 Henry Miller cité dans Ibidem, p. 28.

5 Aristote, Poétique, texte traduit par J. Hardy, préface de Phillipe Beck, Paris, Gallimard, 1996, p. 190.

6 François Zourabichvili, La Littéralité et autres essais sur l'art, Paris, Presses Universitaire de France,

Il serait bien évidemment absurde d'exiger que l'assertion « le cerveau est une herbe » soit prise au sens propre. Mais, il serait tout autant douteux d'avoir une idée préétablie du cerveau avant la rencontre étrange avec le mot « herbe ». Pourtant, c’est bien ce qu’opère Aristote en faisant de la métaphore un moyen de révéler des similitudes ou des parentés1. Une telle conception implique que toute métaphore ne crée rien mais plutôt double un sens préexistant : c’est la distinction entre un sens figuré (métaphorique), et un sens propre, par rapport auquel la métaphore constitue un écart. Or, comme l’indique Serge Botet, une telle conception « jauge la métaphore à l’aune d’un sens propre tenant de lieu de norme dont cette métaphore forcément dévie », et donc découle d’une

« conception fixiste du sens »2. Finalement, cette approche ne serait pas seulement le fruit d’Aristote mais, en amont, de la séparation platonicienne entre les Idées (domaine du sens propre), inaltérables et véridiques ; et les apparences, imparfaites et soumises aux changements contextuels (domaine du sens figuré). Ainsi, la métaphore expliquée par l’écart, la dérivation (ou transfert, transport) d’un sens propre (vrai) à un sens figuré (apparence) repose sur une conception idéaliste du sens. Pour Paul Ricoeur, un tel postulat de la métaphore comme écart implique que le sens figuré n’apporte rien de nouveau, n’enseigne rien, et n’aurait qu’une fonction décorative. Autrement dit, toute

2011, p. 67-68.

1 « La métaphore doit se faire […]à partir de choses apparentées, mais sans que la parenté soit évidente […]. » (Aristote, Rhétorique, présentation et traduction par Pierre Chiron, Paris, Flammarion, 2007, p.

479).

2 Serge Botet, Petit traité de la métaphore. Un panorama des théories modernes de la métaphore, Strasbourg, Presses Universitaire de Strasbourg, 2008, p. 16. Éric Bordas illustre une telle conception de la métaphore par une analyse de « la fille aux yeux d’or » de Balzac qu’il reformule ainsi « la fille dont les yeux ressemblaient à de l’or ». L’or implique deux types de qualités : celle de la beauté par l’idée du bijou, et celle de la froideur par l’idée du métal. Par une caractérisation rétrospective, les caractères conférés aux yeux en étant comparé avec l’or, remonte jusqu’aux sujet, la fille, qui devient à la fois belle et froide. Cette assimilation s’expliquerait du fait que cette fille est une prostituée dont la beauté (première qualité de l’or) se paie (froideur du métal assimilée à la frigidité et la cupidité). Mais plus généralement, cette métaphore balzacienne signifierait que la ville de Paris est gouvernée par deux forces : l’or et le plaisir. Mais René Brodas désigne ensuite deux limites de ce type de lecture, conduite par analogies et comparaison. D’une part, elle fait de la métaphore une simple traduction poétique de la comparaison ; d’autre part, la métaphore se réduit à un seul sens, au lieu de conjoindre divers niveaux de sens. (René Bordas, Les Chemins de la métaphore, Paris, Presses Universitaire de France, 2003, p. 11-14).

métaphore demeurerait tout à fait inoffensive, inapte à ébranler les significations préétablies1. À partir de là, peut-être que l’affirmation a priori énigmatique de Deleuze (toute métaphore produit des mots « sales ») peut être comprise de manière plus nuancée, mais aussi plus profonde. En effet, les métaphores produiraient des mots

« sales » en tant qu’elles confirmeraient ou s’appuieraient sur un sens propre, prédéfini, inchangé, stable. Mais Deleuze renierait moins l’existence de la métaphore en général qu’une conception particulière de celle-ci – conception nocive à ses yeux car fondée sur une dichotomie sens propre/ figuré. On pourrait alors penser que Deleuze rejette moins la métaphore que la dichotomie à laquelle on la limite. Ne faudrait-il pas, dans ce cas, définir un autre régime métaphorique développé par Deleuze ?

2. Le concept comme métaphore interactionnelle

Reprenons la formule « le cerveau est une herbe ». Zoubarichvili ajoute à son sujet : J'ai beau désigner quelque chose sous le nom de cerveau, cette chose ne prend sens qu'en relation à une autre : seul le cerveau, cette chose ne prend sens qu'en relation à une autre ; je n’acquiers une idée de cerveau ou ne fais l'expérience du cerveau que dans un rapport à l'arbre ou à l'herbe, ou pourquoi pas à autre chose encore2.

Contrairement à la relation unidirectionnel de la métaphore entre un sens propre et un sens figuré, Deleuze réclamerait une métaphore de type « interactionnelle », c’est-à-dire qui irait dans les deux sens à la fois, qui brouillerait tant et si bien la délimitation entre sens propre (cerveau) et figuré (herbe) que celle-ci en viendrait à s’effacer. Serge Botet illustre d’ailleurs cette conception de la métaphore en des termes tout à fait fidèles à la conception deleuzienne du devenir, elle-même illustrée par la relation entre la guêpe et l’orchidée :

Dans l’énoncé « le hennissement du secrétaire » (Audiberti), les théories interactionnelles verraient à la fois un transfert de qualités « chevalines » au

« secrétaire », et un transfert de qualités « humaines » au « hennissement ». Chaque terme agit en permanence sur l’autre et modifie potentiellement son sens, ce qui est évidemment à l’opposé de toute théorie dérivationnelle impliquant un référent stable3.

1 Paul Ricœur, La Métaphore Vive, Paris, Seuil, 1984 p. 64-66.

2 François Zourabichvili, La Littéralité et autres essais sur l'art, op. cit., p. 68.

3 Serge Botet, Petit traité de la métaphore. Un panorama des théories modernes de la métaphore, op. cit., p. 19.

C’est ainsi que la métaphore, grâce à cette « projection réversible », dilue les hiérarchies entre les domaines prédéfinis de sens. Contrairement à ce que pensait Aristote, ce n’est plus la ressemblance qui crée (ou explique) la métaphore, en se basant sur l’analogie et la comparaison. Comme l’écrit Deleuze, « une correspondance de rapport ne fait pas un devenir1. » Selon la célèbre définition aristotélicienne, la métaphore transposerait du genre à l’espèce, de l’espèce au genre ou de l’espèce à l’espèce. Ainsi, toute « bonne » métaphore doit pouvoir s’expliquer de façon rationnelle, et élargir le champ de la connaissance en mettant en évidence des parentés inaperçues jusqu’alors. Mais avec Deleuze, le sens d’une métaphore ne se réduit plus à une ressemblance (celle-ci ne faisant que confirmer la stabilité d’un sens propre). Elle devient productrice d’un sens nouveau, généré par un point de contact inédit, mais surtout problématique, puisqu’il se fonde sur une incompatibilité insoluble, un double-échange2 : ce que Deleuze nomme précisément un devenir. Aussi, l’usage du mot « comme » dans le style deleuzien s’explique tout autrement que par une simple analogie : « Le mot « comme » fait partie de ces mots qui changent singulièrement de sens et de fonction dès qu’on les rapporte à des héccéités, dès qu’on en fait des expressions de devenirs, et pas des états signifiés ni des rapports signifiants3. »

Une fois cette dimension interactionnelle de la métaphore mise à jour, on peut s’apercevoir que la littéralité prônée par Deleuze ne s’oppose pas à la métaphore mais à une conception classique de celle-ci. Bien plus, Deleuze aurait sciemment développé une conception nouvelle de la métaphore, notamment lorsqu’il soutient que toute relation est extérieure à ses termes, ou bien que la copule EST doit prendre le sens de ET : le cerveau ET une herbe et non plus le cerveau EST une herbe, non plus une attribution unidirectionnelle mais un double échange. Aussi, lorsqu’encore une fois, Deleuze déclare qu’ « il n’y a pas de métaphores, mais seulement des conjugaisons 4», il faut entendre ici la destitution du EST (auquel correspond la métaphore unilatérale qui va d’un sens propre à une sens figuré), au profit du ET, de la conjugaison (qui peut

1 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p. 290.

2 Serge Botet, Petit traité de la métaphore. Un panorama des théories modernes de la métaphore, op. cit., p. 56.

3 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p. 336.

4 Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, op. cit., p. 140.

s’exprimer sous forme de métaphore, à condition qu’elle soit interactionnelle, l’expression d’un devenir). Comme l'écrit Zourabichvili, une telle métaphorisation du langage philosophique annonce l' « extinction de l'être au profit de la relation (ou encore du devenir)1. » Deleuze se montrerait en cela le digne héritier de l’écriture nietzschéenne. Comme nous l’avons vu précédemment, Nietzsche accusait le langage de masquer le réel, tout comme la grammaire impose des manières de penser. Or, afin de dépasser cette force simplificatrice propre au langage, Nietzsche aurait compté sur l’usage de la métaphore, afin de briser la séparation entre le sens propre et figuré. Pour ce faire, il ne s’agit pas pour Nietzsche de créer de nouveaux termes, mais de prendre des termes anciens pour les combiner de façons nouvelles. « Le texte de Nietzsche est précisément le texte paradoxal qui peut être considéré comme étant tout entier métaphorique, mais dès lors aussi comme étant tout entier propre, en tant que tout entier métaphorique2. » Un tel paradoxe semble être le même qui est en jeu dans le champ conceptuel deleuzien. Tout comme Nietzsche, la philosophie deleuzienne s’appliquerait à lier des mots de façon déroutante comme « cerveau » et « herbe » afin d’ouvrir un nouveau champ d'intelligibilité non réductible au sens préétabli de chacun des termes.

« La littéralité deleuzienne est un processus qui opère entre les significations partagées par l'usage, pour les mettre en état de rencontre et de co-implication – ou encore d'hétérogenèse3. » En ce sens, un concept deleuzien ne se cantonne jamais à une définition mais en la prise de consistance d’un déséquilibre dynamique, d’un rapport problématique qui, par nature, échapperait à toute analogie ou comparaison. Ce pourquoi Deleuze remplacera le terme de métaphore par celui de métamorphose4.

1 François Zourabichvili, La Littéralité et autres essais sur l'art, op. cit., p. 69.

1 François Zourabichvili, La Littéralité et autres essais sur l'art, op. cit., p. 69.