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Histoire philosophique et modulation deleuzienne

DEVENIR-MUSIQUE DE LA PHILOSOPHIE

4. Histoire philosophique et modulation deleuzienne

On a souvent divisé la philosophie de Deleuze en deux périodes distinctes : une consacrée à l’histoire de la philosophie (de 1952 à 1967), une autre au développement de son système propre (de 1968 à 1993). Mais au-delà de cette césure (commode pour ceux qui voudraient privilégier l’une d’entre elle au détriment de l’autre), Deleuze est un philosophe qui a toujours fait participer l’histoire de la philosophie à sa propre pensée1. L’ouvrage d’Anne Sauvagnargues, Empirisme Transcendantal, a démontré que la majorité des concepts deleuziens sont presque toujours le détournement d’un ou de plusieurs concepts préexistants. On remarquera ainsi que le système deleuzien est un véritable patchwork de concepts d’autres philosophes, l'équivalent d'une vaste chambre d’échos, aussi fascinante qu’intimidante. Aucun mouvement dans le système ne s’y accomplit sans que divers échos obscurs, toute une histoire « en creux », ne l’accompagne. Dès 1973, (alors que Deleuze n’avait publié que trois livres de sa propre philosophie), Michel Cressole faisait déjà remarquer qu’écrire sur la pensée deleuzienne revient toujours à produire un collage de collage, à écrire « « en abîme ». Écrire sur la pensée deleuzienne revient à faire « comparaître un Deleuze qui fait comparaître un Spinoza, un Nietzsche ou un Proust, qui s'interpellent eux-mêmes de nébuleuses en comètes […]2. »

1. Première méthode : la répétition-trahison

L’attitude deleuzienne à l’égard de la tradition de la pensée est singulière : elle consiste toujours à faire le portrait d’un philosophe comme on fait un « enfant dans le dos3 » (ou comme Picasso fait un portrait, à la fois de face et de profil, pour reprendre un exemple de Jean Clet Martin). Car il ne s’agit pas de répéter ce que le philosophe a déjà dit, mais

1 Ainsi, on retrouve les thèmes principaux de ses livres d’histoire de la philosophie, réunis dans un système proprement deleuzien, dans Différence et Répétition, son « livre souche » comme il le nommait.

Il apparaît alors que sa période d’historien de la philosophie consiste à une sorte de préparation de sa philosophie future.

2 Michel Cressole, Deleuze, Paris, Editions Universitaires psychotéque, 1973, p. 13. « Il nous semble que l’histoire de la philosophie doit jouer un rôle assez analogue à celui d’un collage dans une peinture. » (Gilles Deleuze, Différence et Répétition, op. cit., p. 4).

3 Gilles Deleuze, Pourparlers, op. cit., p. 14-15.

de révéler ce que celui-ci n’a pas dit, mais qui était pourtant sous-entendu dans ce qu’il a écrit1. Deleuze a cherché à mettre en variation l’histoire de la philosophie, d’y réinsuffler du mouvement, du devenir, quitte à trahir les penseurs qu’il affectionne :

« […] l’histoire de la philosophie est tout à fait inintéressante si elle ne se propose pas de réveiller un concept endormi, de le rejouer sur une nouvelle scène, fût-ce au prix de le tourner contre lui-même2. » Ainsi peut se manifester, encore une fois, le positionnement fort ambigu de Deleuze : il n’est pas un auteur puisqu’il commente perpétuellement ou reprend les concepts des autres; mais il n’est pas non plus un commentateur, puisqu’il fait toujours « du Deleuze ». Une certaine violence est donc à l’œuvre dans la puissance de son interprétation. Philippe Sabot a par exemple mis en évidence une « mise sous-tutelle » opérée par Deleuze à l’égard de la littérature. La Recherche proustienne ne devient en effet qu’une illustration du système de Deleuze :

« Il s’agit sans doute davantage d’un texte philosophique de Deleuze que d’un essai sur Proust écrivain3. » Clément Rosset parlait déjà d’une « interprétation hérétique » de l’œuvre proustienne qui se voit extirper du platonisme4. Or, cet aspect ne concerne pas seulement la littérature mais aussi le cinéma. Si l’on en croit Jacques Rancière, les deux ouvrages consacrés au cinéma ne constitueraient pas une théorie cinématographique au sens strict mais plutôt un exposé systématique de la métaphysique deleuzienne à travers le cinéma5. Ainsi, qu’il s’agisse d’art comme de philosophie, Deleuze ne se contente

1 Gilles Deleuze, Pourparlers, op. cit., p. 186.

2 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est ce que la philosophie ?, op. cit., p. 81. Sur ce point on peut rappeler les propos de Foucault : « Moi, les gens que j’aime, je les utilise. La seule marque de reconnaissance qu’on puisse témoigner à une pensée comme celle de Nietzsche, c’est précisément de l’utiliser, de la déformer, de la faire grincer, crier. Alors que les commentateurs disent si l’on est ou non fidèle, cela n’a aucun intérêt. » (Michel Foucault, Dits et Écrits. Tome 1 . 1954-1975, Paris, Gallimard, 2001, p. 1621).

3 Philippe Sabot, Philosophie et littérature. Approches et enjeux d’une question, Paris, Presses Universitaires de France, 2002, p. 48. Gaspard Koenig reprend cette idée : « Honnêtement, si vous aimez Proust, lisez Jean-François Revel qui vous fera comprendre le génie du romancier, pas Deleuze qui l'enferme dans des catégories abstraites pour servir ses propres desseins. » (Gaspard Koenig, Leçons sur la philosophie de Gilles Deleuze. Un système kantien. Une politique anarcho-capitaliste, Paris, Ellipses, 2013, p. 35).

4 Clément Rosset, « Sécheresse de Deleuze », L’Arc, numéro 49, 1972, p. 91.

5 Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens, Paris, Éditions Amsterdam, 2009, p. 283

jamais de reprendre sans inventer, c’est-à-dire sans trahir. Slavoj Zizek a bien su mettre en lumière cette « répétition-trahison » à l’œuvre chez Deleuze en distinguant deux façons de répéter la pensée d’un philosophe. Soit l’on s’applique à respecter le texte en s’en tenant à la lettre, en se contentant seulement d’approfondir le système ; soit l’on essaie de remonter à l’élan créateur du philosophe. Mais pour ce faire, il est nécessaire de trahir la lettre, de dépasser le texte pour retrouver l’esprit ou l’image de la pensée du philosophe. Dans ce contexte, la virtuosité interprétative de Deleuze consiste à tellement

« couder » la pensée originale qu’elle se mute en son contraire et devient, pour ainsi dire, méconnaissable1. Qu'aurait en effet pensé Leibniz de l'affirmation de l'incompossibilité ? Bergson, de l’application de sa pensée au cinéma qu’il réprouvait, ou bien du privilège de la coexistence sur la durée2 ? Nietzsche, de son éternel retour comme retour de la Différence et non plus du Même ? Spinoza, de la réduction de la Substance au profit des seuls modes, ou de la primauté de l’immanence sur la substance ? Proust, de la dévalorisation de la mémoire involontaire au profit de seul apprentissage ? Même la version deleuzienne de Hegel en « personnage antipathique » constituerait une « aberration »3. C’est en ce sens aussi que chaque monographie deleuzienne demeure ambiguë, car elle est à la fois, une lecture profonde, originale, brillante, mais qui se permet certains coups de forces qui semblent se justifier des exigences propre à la pensée deleuzienne, et non plus de la pensée étudiée en tant que telle. C’est pour cette raison que l’on retrouve, par exemple, chez les amateurs de Proust une méfiance certaine à l’égard de la monographie deleuzienne : « […] a-t-on affaire avec Proust et les signes à une analyse du signe selon Proust ou à une analyse du signe

et 445.

1 « De ce que la philosophie à partir de Deleuze se coude comme jamais, un signe témoigne : que pas un mot n'y doive être pris sans méfiance. Travailler sur Deleuze sans avoir présents à l'esprit tous les fondamentaux, c'est entrer sur un terrain sans raquette et se plaindre que cela ne ressemble pas à du tennis. » (Arnaud Villani, « Comment peut-on être deleuzien ? », Deleuze épars, op. cit., p. 75).

2 Voir Arnaud Bouaniche, « Un Bergsonisme se faisant. Deleuze lecteur de Bergson », L'Art du portrait conceptuel. Deleuze et l'histoire de la philosophie, sous la direction d’Axel Cherniavsky et Chantal Jacquet, Paris, Garnier, 2013, p. 130.

3 « La lecture du hégélianisme proposée par Gilles Deleuze dans Nietzsche et la philosophie est aberrante, c’est-à-dire loin très loin, du travail effectif de Hegel. » (Frédéric Fruteau de Laclos, « Le Hegel que Deleuze n’a pas écrit. De l’art du portrait conceptuel. Hegel en personnage antipathique. », L’Art du portrait conceptuel. Deleuze et l’histoire de la philosophie, op. cit., p. 107).

selon Deleuze 1? » ; ou bien encore : « […] si le texte de Deleuze est sans aucun doute un essai brillant, il finit cependant par nous dire plus sur Deleuze que sur Proust […]2. » 2. Seconde méthode : une minoration des auteurs majeurs

Ceci étant dit, il serait possible de définir deux méthodes qui visent à trahir les auteurs pour les mettre en variation continue. D’une part les « minorer », c’est-à-dire retirer un élément du système pour faire basculer toute leur philosophie, les virtualiser en somme.

C’est le cas par exemple du théâtre de Carmelo Bene, plus précisément de deux pièces dont le principe consistait à reprendre Shakespeare en éliminant un personnage ou une série de personnage. Bene soustrait des éléments de la pièce originale, ce qui a pour effet de générer des événements imprévus. Deleuze précise qu’une telle méthode n’a rien à voir avec une simple parodie, un théâtre au second degré ou bien d’un anti-théâtre, mais qu’il s’agit bien d’expérimentation, c’est-à-dire d’une création de perturbations, d’aberrations qui vont se multiplier une fois que l’équilibre narratif d’origine a été sciemment éliminé. Or, Deleuze généralisera cette méthode de reprise propre à Bene. On peut supposer que l’intérêt que Deleuze a porté pour ce travail théâtral tient à de grandes similarités dans leurs méthodes respectives. En somme, Deleuze fait en histoire de la philosophie ce que Carmelo Bene fait avec l’histoire du théâtre. C’est en ce sens que Deleuze, en partant de ce théâtre de l’amputation, distinguera deux manières de reprendre l’œuvre d’un auteur (peu importe son domaine).

Soit on élève sa pensée en doctrine (ce que Deleuze appelle une « magnification-normalisation »), et on l’inscrit ainsi dans le fil historique ; soit on « minore » sa pensée, c’est-à-dire qu’on l’extirpe des limites dans lesquelles l’histoire l’a cloisonné, pour l’entraîner dans un devenir, un renouvellement3. En théâtre, en littérature comme en philosophie, une telle « minoration » exige de retrancher la structure, l’histoire, toutes les constantes et les éléments stables du matériau (mise en scène, mots, concepts). Ainsi pourra être dégagée une « force non représentative toujours en déséquilibre4. » Le style

1 Anne Simon, « La philosophie contemporaine, mémoire de Proust ? », Proust, la mémoire et la littérature, sous la direction d’Antoine Compagnon, Paris, Odile Jacob, 2009, 241.

2 Sara Guindanijec, « « Je ne savais pas voir. » Malentendu, connaissance et reconnaissance chez Proust. », Proust, la mémoire et la littérature, op. cit., p. 158.

3 Gilles Deleuze, Superpositions, op. cit., p. 97.

4 Gilles Deleuze, Superpositions, op. cit., p. 94.

étant systématiquement assimilée à la variation continue, nous pouvons donc parler ici d’une stylisation d’une philosophie préexistante. Il s’agit non plus de garantir une fidélité exemplaire, mais tout au contraire d’exercer une sorte de « bricolage spéculatif » pour redonner au système philosophique sa virtualité, c’est-à-dire sa capacité à créer, à relancer la pensée, d’aborder de nouveaux problèmes1. Comme l’écrivait déjà Deleuze dans Différence et Répétition :

Il faudrait que le compte rendu en histoire de la philosophie agisse comme un véritable double et compter la modification maxima propre au double. (On imagine un Hegel philosophiquement barbu, un Marx philosophiquement glabre au même titre qu’une Joconde moustachue). Il faudrait arriver à raconter un livre réel de la philosophie passée comme si c’était un livre imaginaire et feint2.

En effet, il persiste une curieuse impression à lire les ouvrages de référence après avoir pris connaissance de l’interprétation deleuzienne : il est tout simplement problématique de trouver une trace de ce que Deleuze avance. Ainsi en est-il de l’intériorité du temps comme non subjective dans la première Critique de Kant, de la nature cosmique de la mémoire dans Matière et Mémoire de Bergson, de l’éternel retour de la différence dans l’œuvre de Nietzsche etc. jean-Clet Martin faisait remarquer que c’était une manière pour Deleuze de se créer ses propres précurseur, un peu à la manière de Kafka lu par Borges3. C’est ce qu’a très bien su dire Camille Riquier à propos de l’interprétation deleuzienne de la pensée bergsonienne : « « Bergson-Deleuze » finissaient par ne faire qu’un. Et par un curieux renversement, le commenté servait à son tour de commentaire et d’ « entrée en matière » à la philosophie de Deleuze4. » En lisant Bergson, comme

1 Slavoj Zizek, Organes sans corps. Deleuze et conséquences, traduit de l’anglais par Christophe Jaquet, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, p. 26.

2 Gilles Deleuze, Différence et Répétition, op. cit., p. 4.

3 « C’est un peu comme si l’œuvre lue n’existait elle-même que par l’écho de la lecture. Elle se renouvelle selon un éclair qui marche à rebours. » (Jean-Clet Martin, Enfer de la philosophie, Paris, Éditions Léo Scheer, 2012, p. 40).

4 Camille Riquier, « Bergson (d’) après Deleuze, Critique, mai 2008, p. 357-358. Élie During a écrit dans ce même numéro trois lettres fictives de Bergson adressées à Deleuze. C’est ainsi que le maître critiquera le systématisme abstrait du livre Le Bergsonisme et remarquera de légers décentrements opérés sur sa propre doctrine. Différence et Répétition lui apparaît comme de la science-fiction. Il critiquera le baroquisme d’un terme comme « rhizome ». Coups de force comique de la part de During, la révélation d’une citation inconnue de Deleuze : Bergson lui aurait en effet écrit à propos de Mille Plateaux : « Mais il ne suffit pas de crier « Vive le multiple », le multiple, il faut le faire. » (Élie During, « Trois lettres

Nietzsche ou Spinoza, il s’établit en effet un renversement temporel ; comme si ces philosophes, d’une certaine manière, plagiaient Deleuze, ou ne prenaient un air familier qu’en s’alignant avec le style deleuzien. N’est pas ce que Pierre Bayard a nommé une

« influence rétrospective » dans le cadre plus large du plagiat par anticipation1 ? En tout cas, cet aberration temporelle peut provoquer de curieuses inversions dans la place des noms propres, et l’on peut alors soutenir que « la fascination de Proust pour Deleuze n’est ni surprenante ni hasardeuse […]2. »

3. Troisième méthode : la création d’alliances aberrantes

À cette méthode qui consiste à déséquilibrer le système d’un philosophe ou d’un écrivain s’en ajoute une seconde qui s’applique à créer des alliances a priori aberrantes ou inexactes entre divers penseurs et artistes. D’après Axel Cherniavsky, tout l’art de Deleuze consisterait à mettre un auteur en rapport avec un autre : la pensée deleuzienne serait ce rapport nouveau3. Jean-Clet Martin appelle pour sa part une telle technique

« formule ». Une formule consiste à rapprocher deux textes pour les problématiser, les mettre en variation. « La formule apparaît donc comme un procédé apte à faire rendre, au texte considéré, un écho qui tend à constituer un autre texte comme limite ou comme envers de l’original4. » Pour nous en tenir à un auteur comme Bergson, diverses exégèses démontrent que la lecture deleuzienne de Bergson naît le plus souvent par une contagion, un croisement avec un autre texte. C’est ainsi qu’en assimilant le concept de mémoire bergsonienne avec la mémoire involontaire de Proust, Deleuze crée un concept de réminiscence qui n’est ni celui de Proust, ni celui de Bergson, mais bien celui de Deleuze. Ce concept deleuzien consiste bien au croisement problématique de deux auteurs pour créer un tiers conceptuel qui serait l’invention propre de Deleuze. Le croisement de Bergson et Proust se veut justement aberrant. Bergson connaissait l’œuvre proustienne et sentait des affinités entre cette littérature et sa conception de la

« inédites » de Henri Bergson à Gilles Deleuze », Critique mai 2008, p. 408).

1 Pierre Bayard, Le Plagiat par anticipation, Paris, Minuit, 2009, p. 153.

2 Frédérique Isudoire-Surlapierre, « Signe, signal, signature. Deleuze et son style », Le Style des Philosophes, op. cit., p. 325.

3 Axel Cherniavsky, « Fidélité ou efficacité ? Problèmes méthodologiques de l’histoire deleuzienne de la philosophie », L’Art du portrait conceptuel. Deleuze et l’histoire de la philosophie, op. cit., p. 21.

4 Jean-Clet Martin, La Philosophie de Gilles Deleuze, Paris, Éditions Payot et Rivages, 2005, p. 98.

mémoire. Comme il l’écrit à E. Burnet : « Je n’ai pas besoin de vous dire que votre chapitre sur « Proust et le Bergsonisme » m’a intéressé tout particulièrement. Vous m’avez fait saisir en détail une parenté, ou tout au moins des affinités, que j’apercevais en gros1. » Mais Proust, quand à lui, refusait catégoriquement de faire de son livre un

« roman bergsonien » : « mon œuvre est dominée par la distinction entre la mémoire involontaire et la mémoire volontaire, distinction qui non seulement ne figure pas dans la philosophie de M. Bergson, mais est même contredite par elle2. » Quand au concept de mémoire virtuelle, Deleuze lui aurait donné une extension tout à fait étrangère à celle du texte de Bergson3. Nous sommes donc bien là dans un régime de virtualisation ou de fabulation qui consiste à transformer deux œuvres en les mettant en rapport. À une fiction comme la Recherche va s’ajouter une autre fiction, mais de type philosophique cette fois : la lecture deleuzienne qui consiste en un parasitage avec Bergson. La part subtile d’un tel exercice réside dans le fait que Deleuze n’apporte pas réellement de matières, mais inventerait des communications obliques en exerçant des rapprochements incongrus pour générer une nouvelle figure de pensée : Bergson avec le cinéma, Proust avec Leibniz, Nietzsche avec Spinoza… Nous retrouvons ainsi le principe de devenir, de double-capture qui décloisonne deux œuvres, ou deux pensées, afin de générer une nouveauté dans leur rapport : mettre en variation Proust avec Bergson, et Bergson avec Proust. En cela, Gilbert Lascaux a raison de faire de Deleuze non pas seulement un créateur de concepts, mais un « déplaceur de concepts4 ».

1 Henri Bergson, Correspondances, textes publiés et annotés par André Robinet, Paris, Presses Universitaire de France, p. 1293. Bergson complimenta ainsi son cousin Marcel Proust : « Rarement l’introspection a été poussée aussi loin. C’est une vision directe et continue de la réalité intérieure. » (Ibidem, p. 910). Bergson a lu quelques ouvrages dans lesquels une comparaison entre sa pensée et l’œuvre de Proust sont développés (La Psychographie de Marcel Proust écrit par Blondel (Ibidem, p.

1359), L’Amitié de Proust de Cattani (Ibidem, p. 1523-1524), ainsi que Le drame de Marcel Proust de Massin à qui Bergson écrit : « J’ai été particulièrement intéressé par votre recours à mes travaux pour définir la mémoire de Proust. Sa pensée a bien pour essence de tourner le dos à la « durée » et à l’ « élan vital. » (Ibidem, p. 1585).

2 Marcel Proust, Essais et articles, op. cit., p. 254.

3 Maël Renouard, « Virtuel et Réminiscence », Bergson, sous la direction de Camille Riquier, Paris, les Éditions du Cerf, 2012.

4 Gilbert Lascaux, « Plis, surface, sensations, machines », La Quinzaine littéraire, numéro 68, 1er au 15 février 1996, p. 20. Voir également Laurent Fedi, « Avant propos », Les Cigognes de la philosophie.

Et c’est sur ce point que l’on peut revenir à la question du style philosophique de Deleuze et l’appliquer à la pratique de l’histoire de la philosophie. On connaît la célèbre affirmation de Deleuze qui consiste à dire : on ne commence qu’au milieu. Deleuze refuse en effet toute conception d’un commencement absolu, sans a priori comme l’ont tenté, entre autres, Descartes ou la phénoménologie husserlienne. Tout comme la langue nationale, pour Bakhtine, est surpeuplée de langages tous divergents qui ne s’unifient pas pour former une langue stable et neutre (celle de la linguistique), on peut dire au sujet de la langue philosophique, que celle-ci, de même, est surpeuplée de langages divers, ceux qui constituent l’histoire de la philosophie. « On arrive toujours au milieu de quelque chose, et l’on ne crée qu’au milieu en donnant de nouvelles directions ou bifurcations à des lignes préexistantes1. » Tout comme Bakhtine a pu parler de « roman multiplanaire » ou « roman polyphonique » à propos de Dostoïevski2, Deleuze, parlant de livres de philosophie, explique qu’ils sont constitués de « plateaux », c’est-à-dire de morceaux de théories de divers horizons. Le style deleuzien consisterait ainsi à orchestrer ces matériaux de pensée de diverses origines pour en faire une sorte de collage problématique, un réseau de captures entre les divers éléments. Foucault

Et c’est sur ce point que l’on peut revenir à la question du style philosophique de Deleuze et l’appliquer à la pratique de l’histoire de la philosophie. On connaît la célèbre affirmation de Deleuze qui consiste à dire : on ne commence qu’au milieu. Deleuze refuse en effet toute conception d’un commencement absolu, sans a priori comme l’ont tenté, entre autres, Descartes ou la phénoménologie husserlienne. Tout comme la langue nationale, pour Bakhtine, est surpeuplée de langages tous divergents qui ne s’unifient pas pour former une langue stable et neutre (celle de la linguistique), on peut dire au sujet de la langue philosophique, que celle-ci, de même, est surpeuplée de langages divers, ceux qui constituent l’histoire de la philosophie. « On arrive toujours au milieu de quelque chose, et l’on ne crée qu’au milieu en donnant de nouvelles directions ou bifurcations à des lignes préexistantes1. » Tout comme Bakhtine a pu parler de « roman multiplanaire » ou « roman polyphonique » à propos de Dostoïevski2, Deleuze, parlant de livres de philosophie, explique qu’ils sont constitués de « plateaux », c’est-à-dire de morceaux de théories de divers horizons. Le style deleuzien consisterait ainsi à orchestrer ces matériaux de pensée de diverses origines pour en faire une sorte de collage problématique, un réseau de captures entre les divers éléments. Foucault