se développent, permettent d’accroitre quantitativement la production. S’impose alors,
l’idée que l’avenir passe par le progrès technique : l’univers industriel est la promesse
d’un monde meilleur accessible à tous. Il bénéficie en particulier à la bourgeoisie, classe
sociale émergente et dominante qui tire profit de ce développement. Dans le contexte de
ces mutations, certains créateurs s’interrogent alors sur les conséquences vis-à-vis de la
qualité de la production et sur les impacts sociaux. Dans un premier temps, les objets
produits par l’industrie s’inspirent de l’esthétique artisanale sans en posséder les qualités.
Les conditions misérables du travail en usine amènent les penseurs socialistes à critiquer
la bourgeoisie plus attentive au profit qu’au sort de la classe ouvrière. Le design industriel
émerge alors dans un contexte de confrontation politique entre socialisme et capitalisme
et alimente la réflexion sur l’adéquation des formes et des moyens de production.
En réaction à la mécanisation de la production et à l’initiative du critique d’art John
Ruskin, s’organise vers 1860 le mouvement Arts & Crafts
66qui tente de réconcilier l’art
et l’artisanat en s’inspirant d’un Moyen Âge gothique idéalisé
67. Selon l’auteur, c’était
une époque où les créateurs étaient libres de produire en dehors de toute contrainte
d’apparence. Ils découvraient la nécessité formelle des objets dans les lois de la nature et
les contraintes des matériaux. John Ruskin opère un questionnement critique, d’ordre
moral et esthétique sur les objets industriels dont l’esthétique n’est pas à la hauteur de
l’exigence de l’époque
68. Le mouvement compte de nombreux adeptes comme
l’architecte Phillip Webb et le créateur William Morris. Ce dernier a la volonté de faire
des produits de qualité en collaboration avec des artisans et refuse la tyrannie
commerciale imposée par le monde de la production capitaliste : « [...] les choses sont
allées trop loin, [ ...] les classes moyennes cherchent à maintenir le prolétariat dans son
esclavage vis-à-vis du capital, […] » (Morris, 1883/2012, p. 93). Pour William Morris, la
distinction entre l’art et l’artisanat devait être abolie au service de l’amélioration du cadre
de vie de tous. Le mouvement Arts & Crafts produit donc de la décoration murale, du
papier peint, du vitrail, des livres, de la typographie suivant des méthodes artisanales
traditionnelles faisant appel à des techniques et des matériaux précieux (cuir repoussé,
travail sur métaux, joaillerie). Mais paradoxalement, bien que le mouvement revendique
une appartenance à la mouvance socialiste, ses productions sont plutôt prisées par les
esthètes de la bourgeoise éclairée. Ces idées connaissent une large reconnaissance
internationale et inspirent aussi bien le britannique Charles Rennie Mackintosh, que
l’américain Frank Lloyd Wright et les Wiener Werkstätte
69en Autriche, qui partagent tous
une certaine défiance envers la mécanisation et la conviction qu’il faut assigner une
mission responsable à l’architecture.
Les Wiener Verkstätte sont créés en 1903 à l’initiative de l’architecte Josef Hoffmann, le
designer Koloman Moser et l’industriel Fritz Waerndorfer. Ils publient un manifeste
proche de celui d’Arts & Crafts. Cette association souhaite entre autres, mettre en valeur
l’artisanat d’art et redonner au travailleur le plaisir du travail bien fait en le tenant à l’abri
66 Que l’on peut traduire par : arts et artisanats.
67 Le modèle d’organisation est celui des corporations d’artisans au Moyen Âge : les guildes.
68 À ce moment là, seuls quelques artisans comme l’ébéniste Michael Thonet surent tirer partie des progrès de la
technologie pour concevoir et produire en série des objets dont la qualité pouvait rivaliser avec le savoir-faire artisanal.
de la pesanteur des contraintes économiques. L’objectif est de concevoir une œuvre d’art
totale
70, où tous les arts collaboreraient à un grand ensemble architectural. Comme Arts
& Crafts, leurs réalisations restent des productions de luxe, dans le sens où elles étaient
financièrement inaccessibles au plus grand nombre.
L’architecte allemand, Hermann Muthesius
71fut également enthousiasmé par les idées
de Arts & Crafts. Il fonde en 1907 le Deutscher Werkbund
72qui regroupe des industriels,
des artisans, des artistes, des marchands, des éditeurs et des architectes. L’objectif est
d’associer de manière concertée l’art, l’artisanat et l’industrie. Il cherche à concilier la
production de masse et les arts décoratifs. Alors que jusque-là, la production industrielle
reproduit des objets d’une esthétique révolue, il s’évertue à dessiner des modèles dont le
style et la forme seraient une sorte de résultante des nouveaux moyens de production.
C’est l’architecte Peter Behrens qui réalise le premier cette synthèse pour l’entreprise
AEG
73et deviendra ainsi un des premiers designers industriels de l’histoire.
Cette volonté de cohérence entre la forme et les moyens de production fait aussi l’objet
du livre de l’architecte autrichien Adolf Loos en 1908 Ornement et crime
74. C’est une
diatribe contre le décor qui ralentit la production et tombe trop rapidement en désuétude.
Loos veut supprimer l’ornement des bâtiments et cherche plutôt à en révéler la fonction
par la structure. Hermann Muthesius croit aux vertus libératrices du travail mécanique :
« Il est devenu une composante civilisatrice de premier ordre, il a suscité l’éclosion
d’appareils culturels, offert la liberté aux nécessiteux, et ainsi ouvert la voie au
nivellement des classes, en proposant à tous les mêmes objets » (1917/2013, p. 74). La
question des règles et des canons esthétiques qu’impose la création en série, la
standardisation, fera l’objet de divergences d’opinions chez les fondateurs du Deutscher
Verkbund parmi lesquels l’architecte Henri Van de Velde. Celui-ci défend
l’indépendance du créateur qui ne doit pas se soumettre aux standards culturels et formels
que ce regroupement de créateurs cherche à imposer. L’architecte allemand Walter
70Gesamtkunstverk en allemand.
71 Son détachement par l’administration prussienne auprès de l’ambassade de l’Allemagne à Londres de 1896 à 1903
lui permettra de comprendre le phénomène d’industrialisation et d’observer ce que fait William Morris à ce moment là en Angleterre.
72 Que l’on peut traduire par : fédération allemande pour le travail.
73 Peter Behrens créera pour AEG, une grande entreprise allemande d’électricité : une usine de turbines, des appareils
électriques, une identité visuelle appliquée aux emballages, l’architecture intérieure des magasins et stands d’exposition et la construction de logements pour les ouvriers. Mettre date.
74 Une exposition de la cité du design, L’ornement est un crime (30.06.2018 - 06.01.2019) reprend cette question de
Gropius, également membre du Deutscher Verkbund, s’intéresse à la standardisation dans
la construction et aux techniques nouvelles. Il conçoit en 1913 pour le fabricant de
chaussures Fagus, un bâtiment-manifeste au fonctionnalisme abouti qui, outre les
innovations techniques, prend en compte les conditions de travail dans son agencement
intérieur. En 1919, il prend la direction d’une école, le Bauhaus où il va mettre en œuvre
une synthèse des idées de Van de Velde et Muthesius. Le programme pédagogique
s’articule en trois volets : l’apprentissage des techniques, la formation au langage
plastique et les apports théoriques et scientifiques. Il faut former des créateurs qui grâce
aux nouvelles technologies, sachent concevoir des artefacts participant aux progrès de la
société. Dans le manifeste du Bauhaus, Gropius écrit : « Créons une nouvelle corporation
d’artisans, sans les distinctions de classe qui construisent une barrière arrogante entre
l’artisan et l’artiste. » (1919/1969, p. 13). Le Bauhaus s’inscrit dans un projet
fonctionnaliste
75et pragmatique : il s’agit de créer des objets, mobiliers, textiles et autres
aménagements exprimant une esthétique nouvelle en lien avec les nouveaux moyens de
productions. L’architecte Mies Van der Rohe, qui dirige l’école du Bauhaus à partir de
1930, défend le principe du less is more
76: il faut être efficace avec un minimum de
moyens. D’autres avant-gardes artistiques en Europe, comme De Stilj
77, suivront cette
volonté de simplification formelle et d’harmonie universelle dans l’intégration complète
de tous les arts. Cette épure à l’extrême sera la caractéristique du style fonctionnaliste qui
dominera dans les domaines du design et de l’architecture jusqu’à la fin des années 1950.
À côté de ces mouvements avant-gardistes et fonctionnalistes, le style Art Déco connait
un très grand succès en France
78. Pourtant, certains créateurs ne se reconnaissent pas dans
ce style qui emprunte selon eux trop à la tradition. Ils cherchent à réaliser des objets plus
compatibles avec la production industrielle et surtout plus en accord avec les réalités
sociales et économiques du temps
79. C’est dans cette perspective que des architectes, des
75 Cet aspect fonctionnaliste s’inscrit en partie dans la lignée des idées développées par l’architecte Louis Sullivan
pour qui « la forme suit toujours la fonction » (1896, p. 403‑409).
76 Que l’on peut traduire par : moins, c’est plus.
77 De Stilj est au départ une revue fondée par un peintre, architecte et théoricien néerlandais, Théo Van Doesbourg.
Elle est publiée entre 1917 et 1928 et contribuera à fédérer de nombreux créateurs autour d’un idéal d’intégration de tous les arts.
78 C’est une tendance de l’art décoratif contemporain qui tout en présentant des formes nouvelles et souvent
géométriques reste dans la continuité du style néo-classique. C’est un style qui ne prend pas en compte ce qui préoccupe les créateurs contemporains alors engagés dans la production en série et les nouveaux matériaux. Ce courant rencontre un véritable succès auprès du public, notamment à l’exposition des artistes décorateurs qui se tient en 1925 à Paris.
79 Ici encore l’architecture joue un rôle important dans la diffusion de ces idées nouvelles. Dans les années 1920
affichistes, des décorateurs et des créateurs d’objets créent en 1930, l’Union des Artistes
Modernes
80. Ils restent fidèles à la tradition du savoir-faire français en matière de métiers
d’art mais sont influencés par le fonctionnalisme et notamment par l’architecte Le
Corbusier. Celui-ci a communiqué ses aspirations à des formes rationnelles dans un
manifeste publié en 1920 dans le premier numéro de la revue L’Esprit nouveau
81. Il met
en évidence la nécessité d’une nouvelle esthétique au service d’un monde nouveau :
« L’art comme la science, comme la philosophie, c’est l’ordre mis par l’homme dans ses représentations. [...] Les systèmes esthétiques, scientifiques, philosophiques sont des édifices, des constructions qui mettent en œuvre des matériaux déterminés. La réflexion du créateur doit porter tant sur la construction qu’il veut élever que sur les
matériaux qu’il veut mettre en œuvre. »82