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La bibliographie et la bibliométrie que nous avons mises en œuvre à propos des recherches sur les I.A.T. se veulent être autre chose qu’une entreprise de « bibliomaîtrise. » En accord avec notre démarche symétrique, les auteurs et les énoncés n’y seront pas définis comme « centraux » en raison de la rationalité de leur argumentaire, de la qualité de leurs données ou encore de la rigueur de leurs protocoles. Aucune visée normative dans la qualification de « central » de certaines théories et certains auteurs : la précision est nécessaire quand on sait l’importance pour les promoteurs du soin par le contact animalier de la « caution scientifique » (voir partie suivante). Obtenir cette « caution scientifique » passe par l’accès et la maîtrise des ressources cognitives produites à propos des I.A.T. En quête de légitimité, les praticiens et les promoteurs sont à la recherche d’une masse critique de données bibliographiques leur permettant de donner un label « académique » à leurs pratiques. Si bien que sur les sites Internet de chaque association de soin par le contact animalier, on trouve une partie « bibliographie », plus ou moins conséquente, mais systématiquement présente. Les « guidelines », modes d’emploi destinés à encadrer la pratique, comprennent toutes une imposante bibliographie ayant vocation à donner plus de poids aux standards de pratique que ces ouvrages défendent. Parfois, la bibliographie occupe même la majeure partie de certaines

139 McKenzie, D. F. (1991). La bibliographie et la sociologie des textes. Paris, édition du cercle de la Librairie. Cité par Charvolin, F. (2003). Op. Cit. P 16.

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de ces « guidelines.140 » On trouve également des articles expliquant les techniques de

recherche bibliographiques nécessaires pour trouver les références concernant les I.A.T.141 Il

y a donc un enjeu à rassembler ces références, à les compiler et à les diffuser. Tout se passe comme si, à travers la bibliographie, c’était quasiment l’appartenance à une communauté de pratiques et de praticiens qui se jouait. Cette impression est renforcée par le fait que très souvent la liste des références bibliographiques suit ou précède la liste des personnes ou associations à contacter pour qui est intéressé par le soin par le contact animalier. Publications et personnes sont ainsi répertoriées sous la même catégorie : « ressources. » Phil Arkow édite et réédite régulièrement depuis les années 1980 un guide de ressources sur les I.A.T. qui prend la forme d’un énorme annuaire où des centaines de références bibliographiques et d’adresses de praticiens ou d’associations sont présentées selon la même forme de l’inventaire exhaustif. « Qui est qui » et « qui écrit quoi », ressources « humaines » et ressources « cognitives » sont ainsi formellement et sémantiquement liées.

Les organisations importantes du milieu du soin par le contact animalier (les Human-Animal Interactions Organizations ou H.A.I.O. - voir partie suivante) font d’ailleurs de la maîtrise des

ressources un de leurs atouts principaux : elles comprennent toutes un centre de ressources documentaires conséquent, censé « faire autorité » en la matière ; et là aussi, elles proposent des bibliographies thématiques accessibles en ligne. On voit qu’à travers la mise à disposition des ressources documentaires, ces organisations se présentent pour qui veut obtenir des informations diverses sur les I.A.T. comme des points de passage obligatoire. D’autant que les H.A.I.O. veillent souvent à la mise en place de réseaux actifs de praticiens, dont l’organisation se porte – peu ou prou – garante des bonnes pratiques. Cette fonction de « point ressource » sert donc à l’agrégation des praticiens entre eux, tout autant qu’elle sert à affirmer l’existence de cette communauté dans l’espace public (le travail de diffusion des savoirs en direction de la presse remplit notamment cette fonction). Ainsi, la maîtrise des ressources bibliographiques, la bibliomaîtrise, fait partie intégrante du travail de légitimation des pratiques de soin par le contact animalier, en ce qu’elle assure la structuration interne d’une communauté et la visibilité externe de cette structuration.

Autre dimension du caractère crucial de cette maîtrise, plus en lien avec l’objectif de scientifisation des savoirs, les revues de littérature. Les revues de littérature sont à la fois un

140 Voir par exemple : Arkow, P. (2004). Animal-Assisted Therapy and Activities : A Study, Resource Guide and Bibliography for the Use of Companion Animals in Selected Therapies.

141 Wood, M. W. (2006). Techniques for Searching the Animal-Assisted Therapy Literature. Handbook on Animal-Assisted Therapy: Theoretical Foundations and Guidelines for Practice. A. H. Fine. San Diego, Elsevier: 413-424.

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type de publication scientifique à part entière et un élément standardisé de tout article scientifique. En effet, dans ses formes les plus académiques, un article se doit de commencer par une revue de la littérature sur le sujet traité. La revue de littérature sert d’argumentaire introduisant et légitimant le développement de l’auteur. Dans cet exercice, sont combinés une volonté de faire l’« état de l’art » et une volonté de démarquer son propos/ses données/sa démarche des productions précédentes. On y trouve donc le souci de faire le tri entre « science » et « non science », en pointant les insuffisances des études précédentes en termes de méthodologie, de représentativité des échantillons, de rigueur des protocoles etc. Et inversement, il s’agit de pointer les savoirs qui semblent « solides », « avérés », « fiables. » L’exercice est porté par l’idée que la science progresse par accumulation et que les anciens travaux participent certes de ce progrès, mais ne font plus partie du domaine de la connaissance optimale, dès lors qu’on peut leur opposer une critique : celui qui exprime cette critique semble alors témoigner, quant à lui, d’un degré plus élevé de « scientificité. » S’opère dans ces revues de littérature un « travail frontière » (« boundary-work ») pour reprendre

l’expression de Thomas Gieryn142. Gieryn explique en effet que la démarcation entre science

et non science n’est pas uniquement une préoccupation de philosophes et autres épistémologues, cherchant à construire un idéal de la démarche scientifique : ce souci de démarcation est partagé par les scientifiques eux-mêmes jusque dans leurs pratiques les plus « ordinaires. » En fait, pour Gieryn, il est question de préserver l’autonomie des scientifiques. La professionnalisation de la science, opérée au XIXe siècle, est passée par une autonomisation du collectif des scientifiques. Après la Seconde Guerre Mondiale, la planification des sciences par les gouvernements accélère la dynamique de professionnalisation de la recherche, mais menace l’autonomie des chercheurs. Au moment où la société affirme clairement son « besoin de science », il s’agit pour les scientifiques employés par le gouvernement de préserver la spécificité de leur approche. Aussi, la question de la démarcation entre « science » et « non science » devient-elle alors une question de position sociale, tout autant qu’une question pratique : quelles sont les procédures qui permettent de produire un savoir distinctif (au sens de Bourdieu) ? On peut penser que, parmi ces procédures, figure en bonne place la revue de littérature, en tant qu’examen critique et exégétique des écrits antérieurs, préalable à toute expérimentation, enquête ou étude. Ce qui est intéressant dans cet exercice, ce n’est pas uniquement le fait qu’il produise une démarcation entre les savoirs scientifiques et les autres (« pas suffisamment scientifiques »),

142 Gieryn, T. F. (1983). "Boundary-Work and the Demarcation of Science from Non-Science: Strains and Interests in Professional Ideologies of Scientists." American Sociological Review 48(6): 781-795.

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mais c’est qu’il construit l’identité du chercheur. En effet, la revue de littérature est le signe d’un respect des procédures qui atteste de la qualité de « scientifique » de celui qui s’y livre. Parce qu’elle témoigne en elle-même de la rigueur de son auteur, la revue de littérature l’autorise pleinement à juger de la rigueur ou non des savoirs qu’il passe au crible. On retrouve ici la dimension identitaire à l’œuvre dans la maîtrise des données bibliographiques. Si la revue de littérature autorise son auteur à produire un savoir pouvant être qualifié de scientifique, elle peut être en elle-même un acte de production de savoir. Le fait que de nombreuses publications scientifiques ne présentent aucune donnée de « première main », et passent en revue les données produites et publiées par d’autres, est à cet égard très parlant. En

effet, dans le modèle épistémologique de la médecine de la preuve143, ou Evidence-Based

Medicine, les revues de littérature sont considérées comme des « méta analyses » permettant de transformer les données empiriques, récoltées dans des contextes cliniques très hétéroclites, en « preuves » indiscutables. Ce schéma, originellement issu d’un guide de

bonnes pratiques de l’EBM144, résume bien cette idée que toutes les données ne se valent pas

et que les méta analyses sont chargées de faire le tri et, au final, d’accomplir leur transsubstantiation en « preuves » :

143 Sur l’histoire et les implications du modèle EBM, voir : Marks, H. (1999). La médecine des preuves. Histoire et anthropologie des essais cliniques (1900-1990). Paris, Institut d'édition Sanofi-Synthelabo.

Timmermans, S. & M. Berg (2003). The Gold Standard. The Challenge of Evidence-Based Medicine and Standardization in Health Care. Philadelphia, Temple University Press.

144 Summerskill, W. S. M. (2001). Hierarchy of evidence. Key Topics in Evidence-Based Medicine. D. McGovern, R. M. Valori, W. S. M. Summerskill & M. Levi. Oxford, BIOS Scientific Publishers.

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Anecdotes, Case Series, Case Studies, Surveys, Qualitative Research

Nonrandomized Trials and Observational Studies Randomized, Controlled Trials

Systematic Review of RCT’s

Figure 4: The hierarchy of evidence. Adapté de Wilson (2006) ; adapté de Summerskill (2001). 145 Ce schéma, sur lequel nous reviendrons plus loin, présente la hiérarchie qui existe entre des données selon leurs contextes de production. Plus ces données sont produites dans le but d’expliquer les causes du phénomène, plus elles sont valorisées, et représentent le haut de la hiérarchie. Et on remarque qu’en haut de la pyramide se trouvent les « méta analyses », les revues de littérature. Ainsi, d’un « état de l’art » chargé d’inscrire les travaux scientifiques dans une continuité, dans une histoire des sciences, on passe, avec le modèle EBM, à un exercice de compilation et d’analyse critique de littérature, en lui-même heuristique et placé au-dessus (littéralement) des protocoles expérimentaux. L’idée d’une activité scientifique

relevant avant tout d’une « logistique des données146 », d’une bibliomaîtrise, trouve ici une

illustration forte.

Il n’aura pas échappé au lecteur que le schéma reproduit ci-dessus a été trouvé et reproduit dans un ouvrage consacré au soin par le contact animalier. L’auteur, Cindy Wilson, a elle-même emprunté ce schéma à l’univers de l’EBM, pour illustrer les « directions futures» que devraient prendre les recherches autour des I.A.T. Même si l’article est récent, il dit les liens étroits qu’entretient le milieu du soin par le contact animalier avec les épistémologies

145 Wilson, C. C. (2006). Human-Animal Interactions and Health: Best Evidence and Where We Go from Here. Handbook on Animal-Assisted Therapy. Theoretical Foundations and Guidelines for Practice. A. H. Fine. San Diego, Elsevier: P 504.

146 Bruno Latour explique dans un article récent que l’une des définitions de ce qui relève du « scientifique » tient à la capacité à maîtriser des données, à les stocker et à savoir les manipuler, pour qu’elles « fructifient » au sein d’un réseau, comme une sorte de « capital de connaissances. » Voir : Latour, B. (2008). "Pour un dialogue entre science politique et science studies." Revue Française de Science Politique 58(4): 657-678.

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expérimentales d’une part, et plus globalement avec la question de la « preuve. » Nous y reviendrons plus en détail par la suite. Mais ce que nous tenions surtout à signaler c’est que l’exercice des revues de littératures est très répandu dans les recherches sur les I.A.T., du fait de ce rapport anxieux à la nécessité de prouver les effets du contact animalier. En fait, le besoin de constituer ces revues de littérature rejoint le besoin de constituer des bibliographies et des annuaires de praticiens : on y trouve les mêmes enjeux identitaires, propres sans doute à une communauté en train de se constituer en tant que telle et en quête d’une légitimité institutionnelle et sociale.

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