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Nous cherchons donc à saisir plusieurs choses concernant les savoirs sur les I.A.T. : (1) les dynamiques d’accréditation et de discréditation des savoirs (grâce au principe de symétrie) (2) la production et la circulation des énoncés scientifiques (3) l’émergence d’une communauté

épistémique et scientifique réunie autour du lien entre santé humaine et contact animalier126.

Ces trois dimensions, nous avons tenté de les appréhender à travers une recherche

bibliographique (à ambition bibliométrique127). En cela, la démarche s’inscrit dans la

continuité des travaux de sociologie des sciences observant l’émergence d’une thématique scientifique et la structuration d’une communauté autour d’elle, à travers le prisme de la

123 Voir : Callon, M., J. Law, et al. (1986). Mapping the dynamics of science and technology. London, The MacMillan Press Ltd.

Callon, M., J.-P. Courtial, et al. (1993). La scientométrie. Paris, PUF.

124 Merton, R. K. (1973). The Sociology of Science: Theoretical and Empirical Investigations. Chicago, University of Chicago Press.

125 Sur l’émergence des spécialités scientifiques, voir : Mullins, N. C. (1972). "A model for the development of a scientific specialty. The phage group and the origins of molecular biology." Minerva 10: 51-82.

126 NB : Nous faisons une différence entre « épistémique » et « scientifique » : toute communauté scientifique est une communauté épistémique, mais l’inverse n’est pas nécessairement vrai : les membres d’une association de malades par exemple, partagent des intérêts cognitifs communs, ils forment des communautés épistémiques qui s’intéressent aux savoirs scientifiques, mais ne sont pas pour autant professionnels de la recherche, ne se revendiquent pas comme tels. Ils ne forment donc pas une communauté scientifique.

127 Nous insistons pour parler d’ « ambition », car, nous le verrons, notre démarche en la matière a été plutôt tâtonnante, et n’a pas recouru aux méthodologies classiques de l’exercice.

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production de littérature. On peut parler d’analyses de type « bibliométrique », qui est une technique relevant des techniques dites de « scientométrie » (littéralement « mesure de la science »). Même si elle ne s’y réduit pas, la « scientométrie » et la « bibliométrie » sont extrêmement liées. L’un des initiateurs de l’analyse scientométrique, Derek de Solla Price, prend d’ailleurs comme point de départ les publications des chercheurs pour documenter la

dynamique des sciences128. L’idée sous-tendue par cette conception est qu’une publication

scientifique (articles ou monographies) est un point d’entrée pour analyser les relations qui existent entre certains chercheurs :

« Un article n’est pas seulement un morceau d’information qui se réfère à un auteur et à un contenu ; il est aussi l’expression d’une unité sociale qui transparaît à l’examen des références citées dans le texte. […] Les articles sont cités, donc reliés ; on peut en analyser les relations. […]Les citations permettent de dessiner les contours des groupes sociaux, d’autant plus que les chercheurs, qui perçoivent les proximités entre eux, tendent à se citer les uns les autres : des « collèges invisibles » n’ayant pas de visibilité institutionnelle en tant que groupes. Par contre, leurs membres sont visibles puisqu’ils sont cités et sont reconnus dans leur institution. Souvent, ils se connaissent, se sont

rencontrés dans des colloques, voire ont déjà coopéré. Ils développent des synergies stratégiques leur permettant de contrôler certaines orientations de leur communauté scientifique et de leurs institutions locales. Ils constituent un groupe de pouvoir au sein d’une spécialité.129 »

Cette démarche transforme la constitution d’une bibliographie en véritable travail d’enquête permettant de mettre au jour un espace social, une communauté de chercheurs partageant des intérêts cognitifs et des intérêts sociaux. Olivier Le Noé inventorie les qualités qui font de la référence bibliographique un indicateur sociologiquement pertinent :

« Un renvoi bibliographique, c’est d’abord un nom – ou des noms – qui peut avoir de nombreux corollaires : un statut professionnel, une institution d’exercice, des données biologiques et biographiques, et éventuellement une oeuvre antérieure, un ensemble de positions de pouvoir

académique, l’appartenance à des collèges plus ou moins invisibles.C’est ensuite un titre dont on peut déduire une approche disciplinaire ou théorique, un thème d’étude privilégié. Des règles de

présentation de ce titre il est possible d’inférer le volume de l’investissement sur le sujet, le crédit qu’y ont accordé les éditeurs et directeurs de collection, qui eux-mêmes évoluent dans un espace

hiérarchisé économiquement et symboliquement. Enfin, une contribution à un domaine scientifique est datée ; elle se produit en un moment historique dont elle n’est jamais totalement indépendante.130 »

128 Voir : Vinck, D. (2007). Op. Cit.

129 Vinck, D. (2007). Op. Cit. P 142.

130 Le Noé, O. (2003). "L'imagination bibliographique. Enquête bibliographique et construction d'un objet de recherche: les sciences sociales du sport (enquête)." Terrains & Travaux 2(5): PP 177-178

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A partir de ces éléments, Le Noé propose de faire passer la bibliographie du statut de travail préalable à l’enquête à celui d’enquête à part entière ; et donc du statut d’« annexe méthodologique » à celui d’objet de recherche. En appliquant les trois registres de l’enquête sociologique (théorique, méthodologique et empirique) à l’objet « bibliographie », il parvient à mettre au jour un « espace social » des sciences sociales du sport, les chercheurs « centraux », les réseaux d’alliance et les polarisations qui s’y donnent à voir. Il retrace aussi bien les conditions d’émergence de cette spécialité, les institutions qui ont créé ces conditions, que la forme sociale qu’elle prend actuellement.

Dans le cas des recherches sur les I.A.T., il s’agira de documenter un mouvement similaire, à la fois de création d’une communauté et l’émergence d’un groupe d’auteurs centraux, faisant autorité à un moment donné sur le champ. L’analyse des citations et du nombre de références produites par un auteur sera au centre de notre démarche pour établir un panorama du réseau des recherches sur les I.A.T. ; et ce, à la fois en termes d’auteurs (productifs et cités), et en termes de contenus (énoncés crédités/discrédités). Pour autant, nous essaierons de nous détacher, autant que faire se peut, du modèle de la bibliométrie évaluative. En effet, la bibliométrie et plus généralement la scientométrie sont des pratiques qui ne sont pas nées du seul souci de produire une description des dynamiques scientifiques. Johan Heilbron rappelle que l’histoire de la bibliométrie est intimement liée à celle de la création, aux Etats-Unis en 1959, de l’Institute for Scientific Information par Eugene Garfield, qui publie depuis le

Science Citation Index131 (SCI). Le SCI reprend le concept du Shepard’s Citation Index,

répertoire de décisions juridiques permettant aux juristes d’avoir accès – moyennant finances – aux jurisprudences les plus récentes, faisant donc autorité. L’idée de Garfield est d’importer, en l’adaptant, cette idée dans l’univers de l’information scientifique. Le SCI permet aux

scientifiques – moyennant finances132 - d’avoir accès à des références de textes scientifiques,

hiérarchisées selon le fait qu’elles sont les plus citées. Le SCI remplace en effet le principe jurisprudentiel (« la citation la plus récente est la plus juste ») par un modèle cumulatif dans lequel la référence la plus citée est considérée comme la plus juste ; tout du moins, la plus utile pour permettre à l’activité scientifique de faire perdurer une évolution linéaire et cumulative des savoirs. Car le SCI est dépositaire d’un modèle épistémologique particulier qui repose sur une vision cumulative et progressiste de la science, perçue comme une œuvre collective, dépassant le cadre des disciplines, tendant vers un objectif commun à tous les

131 Heilbron, J. (2002). "La bibliométrie, genèse et usages." Actes de la Recherche en Sciences Sociales 2(141): 78-79.

132 L’entreprise de Garfield est clairement commerciale.

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chercheurs : produire un savoir unifié sur le monde. L’amélioration de l’accès à l’information scientifique, parce qu’elle favorise l’échange et la mutualisation des savoirs, participe donc à la réalisation de cet objectif. Objectif lui-même adossé à d’autres enjeux. Paul Wouters

rappelle que la naissance du SCI est liée à une convergence d’intérêts133 : ceux de Garfield

(soutenus par quelques scientifiques134) et ceux du gouvernement américain, qui, en pleine

Guerre Froide avec l’URSS, souhaitait optimiser par tous les moyens la productivité des chercheurs nationaux pour concurrencer les Soviétiques (autant que possible) sur le front de la recherche. De fait, ce sont des enjeux de pouvoir qui ont permis au SCI d’imposer un modèle épistémologique universalisant à l’ensemble de la communauté des chercheurs. Il tend également à imposer une forme spécifique à l’ensemble de la littérature scientifique. Wouters explique que l’habitude consistant à citer ses collègues dans les articles n’a émergé que dans la seconde moitié du XIXe siècle et que les pratiques de citation et de référencement des publications sont encore distribuées de manière très hétérogène selon les disciplines (en mathématiques, on cite très peu de références, alors qu’on en compte des centaines dans un article de biomédecine, nous dit Wouters). Ainsi, en dépit de son ambition de catalyser les échanges de savoirs à un niveau transdisciplinaire, l’utilisation du SCI impose à de nombreuses disciplines une standardisation forcée de leurs pratiques d’écriture et de publication. « Forcée » car, la bibliométrie est en effet le support actif de l’évaluation de l’activité des chercheurs depuis quelques années. A travers le nombre de ses publications, le nombre de références faites par d’autres à ses travaux, un chercheur voit calculé une sorte de taux de pénétration (« impact factor ») de son travail dans la communauté scientifique. Cette quantification de la production et de la diffusion des publications scientifiques conditionne l’évaluation qualitative d’un scientifique : l’activité de publication, leur visibilité, est ainsi censée témoigner de la qualité du travail intellectuel du chercheur. La formalisation des savoirs et leur large diffusion sont donc perçus comme des critères d’évaluation pertinents. Au final, d’un outil potentiellement utile à la description des dynamiques scientifiques, permettant de rendre compte des mécanismes de disqualification de certains savoirs en leur donnant une explication non plus rationaliste, mais « sociale », la bibliométrie, lorsqu’elle est engagée dans des enjeux de pouvoir, peut devenir synonyme d’évaluation généralisée, et reconduire ainsi la volonté de démarquer « science » et « non science », évacuée par les

133 Wouters, P. (2006). "Aux origines de la scientométrie. La naissance du Science Citation Index." Actes de la Recherche en Sciences Sociales 4(164): 11-22.

134 « Dans l’ensemble, les scientifiques et les sociétés savantes n’ont joué qu’un rôle secondaire dans la naissance du SCI » Wouters, P. (2006). Op. Cit. P 21.

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analyses de sociologie des sciences inspirées par la démarche symétrique135. D’un outil de description et d’analyse, on passe à un outil d’évaluation : la bibliométrie devient alors

« bibliomaitrise.136 »

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