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Chapitre 1 : Cadre théorique

1.3 Logiques d’accumulation orientant l’action des acteurs industriels

La troisième section du cadre théorique s'affaire à présenter deux concepts qui permettent de systématiser certaines des logiques d'accumulation qui organisent aujourd'hui l'économie du numérique, dans la mesure où celles-ci sous-tendent et structurent les impératifs stratégiques des acteurs industriels de la recherche en IA. La notion de capitalisme de plateforme (Srnicek 2017) permet un premier regard d'ensemble sur les particularités sociotechniques de ces nouvelles infrastructures d'échange et sur la façon qu'elles ont d'orienter les interactions entre les différentes catégories d'utilisateurs de ces plateformes. La notion de capitalisme de surveillance (Zuboff 2019) se conçoit pour sa part comme un nouveau régime d'accumulation visant à la transformation des comportements individuels en produits de prédiction et qui tend à coloniser de plus en plus de secteurs d'activité.

Nick Srnicek (2017) développe la notion de capitalisme de plateforme pour décrire une nouvelle logique d'échange qui va émerger à partir de la fin des années 1990 en réaction à l'explosion du secteur des télécommunications – et notamment d'un réseau internet civil, plutôt que réservé aux acteurs militaires et de la recherche – et à l'éclatement subséquent de la bulle spéculative internet (2000-2002). La plateforme se conçoit comme une infrastructure logicielle permettant l'interaction de différents types d'utilisateurs, que ceux-ci se positionnent comme

consommateurs, annonceurs publicitaires, fournisseurs de services, etc. En mettant à la disposition de ses utilisateurs les outils nécessaires au développement de leurs propres produits, services ou marchés, et en se positionnant comme intermédiaire essentiel, la plateforme acquiert une posture privilégiée pour enregistrer les comportements de ses utilisateurs. La plateforme dépend, et produit, des effets de réseau (« network effects »). Ainsi, plus une plateforme a d'utilisateurs, plus elle devient intéressante aux yeux de tous ses utilisateurs, actuels ou potentiels, de sorte que « plus » d'utilisateurs tend mécaniquement à attirer « encore plus » d'utilisateurs – cela, au détriment des potentielles plateformes concurrentes et dans un logique d'agrégation inhéremment monopolistique. L'augmentation du nombre de ses utilisateurs résulte dans la démultiplication des types d'activités menées sur la plateforme, ce qui augmente d'autant la quantité de comportements observés et de données numériques produites. La plateforme déploie un répertoire de stratégies visant à assurer la croissance du nombre de ses utilisateurs, notamment en modulant le coût des différents services offerts – le cas de la messagerie Gmail, qui permet à Google d'attirer les utilisateurs vers son écosystème de services payants étant l'un des exemples les mieux connus de cette logique. Enfin, la plateforme tend à se constituer une apparence de neutralité de façon à se rendre attractive auprès de toutes les catégories d'utilisateurs. Cette neutralité de surface, où la plateforme est envisagée comme un espace infrastructurel vierge qui s'offre à l'usage sans contrainte de ses utilisateurs, est en soi une forme d'intentionnalité (de non-neutralité) qui vise à rassurer l'utilisateur et à invisibiliser les décisions normatives à l'origine des règles d'engagement entre utilisateurs et avec la plateforme (Gillespie 2010).

Srnicek distingue ainsi cinq types de plateforme. Les plateformes allégées ( « lean platforms ») visent à offrir un service en réduisant au maximum la quantité d'actifs dont elles seraient les propriétaires effectifs – avec, par exemple, Uber qui offre un service de transport sans posséder d'automobile, ou Airbnb qui offre un service d'hébergement sans posséder de logement. Les plateformes de production telles que celles mises en place par Rolls Royce (l'automobile), John Deere (l'équipement agricole) ou Spotify (le titre de musique) transforment un produit en service tarifé. Les plateformes industrielles telles que celles développées par General Electric ou Siemens visent à reconfigurer les chaînes d'assemblage de façon à intégrer celles-ci au sein de circuits de production connectés. Les plateformes infonuagiques (« cloud plateforms ») telles qu’Amazon Web Services ou Microsoft Azure mettent en place d'importantes capacités computationnelles en vue d'offrir différents services logiciels en ligne (« software-as-a-service »). Les plateformes

publicitaires (« advertising platforms ») telles que Google ou Facebook, enfin, renvoient au modèle d'affaires que décrit le capitalisme de surveillance (Zuboff 2019) : elles visent à extraire une information sur leurs utilisateurs en vue de produire une prédiction sur leurs comportements futurs et permettre un marketing calibré en fonction de ces prédictions. Ces cinq types de plateformes constituent ainsi cinq logiques d'accumulation idéal-typiques qui peuvent se combiner, selon des proportions variables, au sein d'une entreprise donnée. Amazon serait par exemple en voie d'intégrer certains éléments appartenant aussi bien aux logiques des plateformes publicitaires (avec la publicité ciblée), infonuagiques (avec AWS) et de production (avec Amazon Prime Video positionné comme concurrent de Netflix).

Si Srnicek envisage le modèle d'affaires adopté par des entreprises comme Google ou Facebook comme l'une des logiques d'accumulation constitutives du capitalisme de plateforme, Shoshana Zuboff (2015; 2019) le conçoit plutôt comme l'expression d'un régime d'accumulation plus large – le capitalisme de surveillance – dont la logique interne tend à s'imposer dans un nombre grandissant de secteurs économiques. Zuboff retrace l'émergence de ce régime d'accumulation vers la fin des années 1990, avec la fondation de l'entreprise Google, dont le moteur de recherche se positionne alors comme l'un des plus performants disponibles sur le réseau internet. Les raisons derrière ce succès paraissent aujourd'hui évidentes : Google met à profit les signaux produits lors des aléas virtuels de ses utilisateurs afin de créer des profils statistiques qui permettent de prédire les préférences de ceux-ci et ainsi assurer la pertinence des résultats suggérés. Cette innovation n'a pourtant rien de simple à une époque où les données produites par les utilisateurs d'internet ne sont envisagées comme rien de plus qu'un « data exhaust » (une donnée résiduelle) dont personne ne conçoit alors l'importance. Zuboff compare cette intuition initiale à la découverte d'un « nouveau monde », soit à la mise en place d'une nouvelle logique productive, le cycle de réinvestissement de la valeur comportementale (« behavioral value reinvestment cycle ») : « User data provided value at no cost, and that value was reinvested in the user experience [...], enhancements that were also offered at no cost to users. Users provided the raw material in the form of behavioral data, and those data were harvested to improve speed, accuracy, and relevance » (Zuboff 2019, 71).

C'est l'effondrement de la bulle spéculative internet, la chute des financements disponibles dans le secteur des technologies et la nécessité soudaine de trouver un modèle de profitabilité qui va mener l'entreprise à monétiser ce cycle de réinvestissement. Les profils statistiques constitués à même la donnée résiduelle ne sont alors plus seulement destinés à améliorer la pertinence des

résultats de leur moteur de recherche, mais également à prédire l'intérêt d'un utilisateur vis-à-vis d'un contenu publicitaire donné (L. Stark 2018). Google invente alors une nouvelle logique d'accumulation qui repose sur la transformation de la donnée comportementale en produits prédictifs. Ceux-ci sont appelés à être vendus aux enchères aux véritables clients de la firme, soit les entreprises tierces qui visent à acheter l'espace publicitaire offrant les meilleures probabilités de « conversion » du placement publicitaire en ventes sur les marchés de consommateurs. Suivant cette logique, l'injonction à la croissance du capitalisme de surveillance se reporte dans le développement d'infrastructures computationnelles et de modèles prédictifs toujours plus efficaces, mais également dans la mise en place de flux de données toujours plus nombreux et plus riches. La collecte de données produites à même les comportements individuels menés dans le monde physique, qui vont généralement être d'une plus forte complexité que ceux prenant place dans la sphère du numérique, va en effet rapidement devenir l'un des vecteurs de croissance les plus importants du capitalisme de surveillance. Ce faisant, ce nouveau régime d'accumulation se conçoit comme

First, the push for more users and more channels, services, devices, places and places is imperative for access to an ever-expanding range of behavioral surplus. Users are the human nature-al resource that provides this free raw material. Second, the application of machine learning, artificial intelligence, and data science for continuous algorithmic improvement constitutes an immensely expensive, sophisticated, and exclusive twenty-first century ‘means of production’. Third, the new manufacturing process converts behavioral surplus into prediction products designed to predict behavior now and soon. Fourth, these prediction products are sold into a new kind of meta-market that trades exclusively in future behavior. The better (more predictive) the product, the lower the risks for buyers, and the greater the volumes of sales. Surveillance capitalism's profits derive primarily, if not entirely, from such market for future behavior. (Zuboff 2016 : emphase dans le texte)

De fait, cette logique extractiviste particulière tend à s'incorporer aux modèles d'affaires d'entreprises de plus en plus nombreuses qui, s'ils opéraient initialement dans des secteurs d'activité tout à fait distincts, réalisent, à mesure que progresse le 21ième siècle, que celle-ci représente aujourd'hui l'un des moteurs centraux de la profitabilité économique. Comme Srnicek le faisait remarquer, les firmes du capitalisme de plateforme tendent à adopter certains éléments de différents types de plateforme et des logiques d'accumulation qui leur correspondent. Le principe à la base de ce capitalisme prédictif, comme on pourrait aussi le présenter, tend ainsi à devenir la rationalité économique qui informe les décisions stratégiques des acteurs industriels opérant dans le champ technoscientifique de l'IA.

1.4 L’innovation comme interpénétration croissante des sphères de la recherche