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Comment la reconfiguration actuelle des liens de collaboration entre les acteurs industriels et universitaires de la recherche en IA à Montréal et à Toronto transforme-t-elle les conditions de production et de légitimation de cette recherche? Tel qu'on l'a indiqué dans le chapitre d'introduction, plutôt que d'une démarche d'étude comparative traditionnelle, soit parfaitement « symétrique », l'exercice présent consiste avant tout en une mise en relief des particularités de l'écosystème d'IA montréalais à partir du cas d’étude torontois. Dans les faits, cette décision ne se traduit que dans un débalancement léger dans l'attention accordée à chacun des deux écosystèmes. Le chapitre trois, en procédant à décrire les développements survenus à Montréal et à Toronto de janvier 2016 à février 2020, permet d'établir une première cartographie plus générale de la réarticulation des liens entre les différents acteurs de ces deux écosystèmes. Le chapitre quatre, dédié à l'analyse des espaces de production de la recherche, se penche sur deux cas montréalais (le Mila et Element AI) contre un seul cas torontois (l'Institut Vecteur), en plus de traiter de la catégorie générique de la division de recherche industrielle. En ce sens, ce chapitre permet d'aller au-delà de l'échelle d'analyse écosystémique et de rendre compte, à partir d'une sociologie plus organisationnelle, de la reconfiguration à l'interne de ces différents espaces de production, en décrivant notamment comment le positionnement institutionnel de ces espaces au sein de leur écosystème de référence en vient à influencer la structure d'incitatifs avec laquelle doivent composer les chercheurs concernés. Le chapitre cinq, en retour, accorde une attention égale aux deux centres urbains, en procédant à l'analyse des campagnes de consultation publique entourant la Déclaration de Montréal pour un développement responsable de l'intelligence artificielle et le projet Quayside Toronto. Ce faisant, on vient mettre en relief la composition des coalitions d'acteurs de même que le répertoire de tactiques et dispositifs d'intéressement employés dans chacune de ces deux entreprises de traduction. Le chapitre de conclusion, enfin, mobilise certains des constats produits au fil des deux chapitres précédents en vue de mettre en lumière les axes de différenciation centraux qui s'articulent entre les écosystèmes d'IA montréalais et torontois.

Aux fins de cet examen, trois démarches distinctes de collecte de données ont été menées, soit une veille médiatique, une revue de presse systématique, et douze entretiens individuels semi- dirigés. La veille médiatique, menée de façon plus conséquente à partir de janvier 2018 et jusqu'au

mois de février 2020, portait sur les quotidiens Le Devoir et La Presse, au Québec ; le Toronto Star, en Ontario ; et des publications spécialisées comme Wired et MIT Technology Review. La revue de presse systématique a été menée au mois de février 2020 et portait sur la période de janvier 2016 à février 2020. Tel qu’il l’est démontré à la section 3.2, 2016 marque une étape décisive dans l’accélération du développement des écosystèmes montréalais et torontois, avec notamment l’allocation d’une subvention record de 93,6 millions CAD par le gouvernement fédéral à l’Institut de valorisation des données et la création de l’entreprise Element AI. Par ailleurs, on limite la période couverte par cette recherche documentaire au mois de février 2020 de façon à éviter de « contaminer » notre échantillon avec les événements reliés à l’arrivée, en mars 2020, du virus de la COVID-19 en Amérique du Nord (Bordeleau 2020; Shapiro, Haworth et Allen 2020). Tel que l’illustre la « résolution » de l’affaire Quayside Toronto (voir infra, section 5.2), les mesures de distanciation sociale mises en place et les conséquences socio-économiques de celles-ci ont non seulement provoqué un temps d’arrêt mais, bien souvent, l’abandon définitif de plusieurs projets d’investissement. Dans la mesure où cette recherche ne vise pas à documenter les impacts de ce ralentissement économique mondial vis-à-vis du champ technoscientifique de l’IA, on a exclut de cet exercice de documentation les articles de presse produits après le mois de février 2020. De fait, on a fait une exception à cette règle en vue de traiter de la fin du projet Quayside Toronto.

Dans le cas de l'écosystème d'IA montréalais, on a produit une revue de presse des publications francophones, menée à partir du moteur de recherche Eureka.cc, et des publications anglophones, à partir du moteur de recherche Canadian Major Dailies. La revue de presse francophone a été circonscrite aux publications Le Devoir, La Presse, Le Journal de Montréal, Les Affaires et Le Soleil ; la revue de presse anglophone, aux publications du Montreal Gazette, The Globe and Mail, Toronto Star, National Post, et Financial Post. On a limité l'exercice de documentation visant l'écosystème torontois à une revue de presse anglophone, menée à partir du même moteur de recherche et circonscrite aux mêmes publications. Les tableaux 1.1 et 1.2 identifient respectivement les combinaisons de mots-clés recherchés dans les revues de presse francophone et anglophone, dans le cas montréalais, et uniquement anglophone, dans le cas torontois. Les revues de presse francophone et anglophone de l'écosystème montréalais ont respectivement produites 379 et 84 articles de presse distincts, contre 223 pour la revue de presse anglophone de l'écosystème torontois.

Facebook Google Microsoft Boréalis

Mila Ivado Element AI ICRA / CIFAR

Samsung O Mile-Ex Stradigi Imagia

Yoshua Bengio Joëlle Pineau Pascal Vincent Hugo Larochelle

Andrea Lodi Doina Precup Simon Lacoste-Julien Scale AI

Creative Destruction

Lab Geoffrey Hinton Yann Lecun Déclaration de Montréal / Montreal

Declaration

Tableau 1.1 Liste des mots-clés recherchés dans les revues de presse francophone / anglophone visant l'écosystème d'IA montréalais. Chacun de ces mots-clés a été recherché en combinaison avec « Montreal » et « intelligence artificielle » / « artificial intelligence ».

Facebook Google Microsoft Borealis

Vector Institute Uber Element AI CIFAR

Quayside Toronto Samsung Sidewalk Labs Sidewalk Toronto

Waterfront Toronto Daniel Doctoroff Bianca Wylie BlockSidewalk

Geoffrey Hinton Raquel Urtasun Yoshua Bengio Yann Lecun

Creative Destruction Lab

Mars Discovery District

Tableau 1.2 Liste des mots-clés recherchés dans les revues de presse anglophone de l'écosystème d'IA torontois. Chacun de ces mots-clés a été recherché en combinaison avec « Toronto » et « artificial intelligence ».

Différents enjeux se posent vis-à-vis de l’usage d’articles de presse comme matériel documentaire. Si l’on réfère aux catégories de biais méthodologiques identifiées par Earl et al. (2004), la couverture médiatique propre au champ de l’IA doit s’envisager comme prédisposée à un fort risque de biais de sélection (quelle information est rapportée), comparativement à un risque de loin plus faible de biais de description (véracité de l’information rapportée). Dans un contexte de crise du modèle de financement des médias et de diminution des effectifs journalistiques, la couverture médiatique du champ de l’IA est en effet largement dirigée en fonction des annonces d’acteurs industriels (et, moins souvent, académiques) visant à faire la promotion de leurs activités (Brennan, Howard et Nielsen 2018). De sorte que des quotidiens comme La Presse ou le Toronto Star vont généralement se limiter à rapporter la création de nouvelles entreprises ou l’ouverture d’antennes locales d’entreprises étrangères. En ce sens, l’information recueillie est soumise jusqu’à

un certain point aux intérêts stratégiques de certains de ces acteurs, qui peuvent déterminer dans une large mesure l’information qu’ils souhaitent rendre accessible au public. Certaines entreprises sont assurément plus prédisposées que d’autres à échanger avec les médias : qu’on pense à la campagne médiatique de l’entreprise Element AI, ou même aux nombreux entretiens que Joëlle Pineau et Doina Precup ont donné à l’occasion de la création des divisions de recherche montréalaises de FAIR et de DeepMind. Néanmoins, même dans le contexte de cet accès facilité, rarement est-il question de l’organisation interne ou des orientations choisies au sein de l’entreprise ; dans le meilleur des cas, il sera question de l’adoption des principes de la recherche ouverte au sein d’un laboratoire donné ou de l’emphase particulière accordée à la collaboration interinstitutionnelle, sans jamais vraiment préciser la façon dont ces engagements se traduisent sur le terrain (voir par exemple Plamondon Emond 2017; Semeniuk 2018). Des publications plus spécialisées comme Wired et MIT Technology Review offrent une couverture plus approfondie, mais qui conserve elle aussi un biais largement en faveur de l’industrie qu’elle couvre. Ce faisant, l’information à laquelle on accède au travers de la veille médiatique et de la revue de presse peut être envisagée comme factuellement valide, mais ne permet pas de documenter autant qu’on le voudrait les modes d’organisation et de gouvernance interne des espaces institutionnels étudiés.

C’est en vue de pallier à ces manquements que l’on a mené de février 2019 à la fin novembre 2019 douze entretiens individuels semi-dirigés avec des informateurs participant aux écosystèmes d'IA montréalais et torontois – soit huit à Montréal et quatre à Toronto. De fait, le recrutement d’informateurs au fait des développements de l’un ou l’autre de ces écosystèmes s’est révélé particulièrement complexe. À Montréal comme à Toronto, différents chercheurs universitaires et industriels identifiés sur les sites web de leur organisation respective, de même que des représentants d’institutions publiques, n’ont simplement pas répondu aux emails qui leur ont été envoyés. En ce sens, le manque de contact préalable au sein d’un secteur d’activité dont les membres ont un emploi du temps notoirement chargé, a posé de sérieuses limites au recrutement. Finalement, c’est un collègue de la Chaire de recherche du Canada sur les nouveaux environnements numériques et l’intermédiation culturelle (Nenic Lab) qui a contribué à dépasser ce blocage. Celui-ci a mené un premier entretien avec un représentant du secteur privé montréalais, lequel a par la suite accepté de participer à une seconde interview. (Les deux entretiens sont ici mobilisés.) Ce faisant, ce premier informateur a permis d'identifier d'autres acteurs des écosystèmes montréalais et torontois pouvant potentiellement accepter de participer aux entretiens, soit des

indications qui ont facilité dans une certaine mesure le recrutement des informateurs subséquents. Malgré ces avancées, l’exercice de recrutement n’en demeure que partiellement concluant. Comme le démontre le tableau 1.3, on a échoué à recruter des représentants de chacune des positions institutionnelles visées au sein de l’étude ; de même, il est à peu près assuré que l’on n’a échoué à atteindre un degré de saturation suffisant, à Toronto plus encore qu’à Montréal. Au vu de ces contraintes vis-à-vis de la collecte d’information, des mises en garde s’imposent. Dans la mesure où les entretiens ont été utilisés afin de préciser nos analyses de l’organisation interne et des mécanismes de gouvernance en place au sein des espaces de production de la recherche, cela malgré un degré de saturation insuffisant, le critère opératoire au fil de nos développements à été celui de la cohérence. En ce sens, nos analyses ne peuvent prétendre à une généralisation exacte, mais tendent à faire correspondre le propos et les caractérisations de nos informateurs avec le portrait plus général dépeint au sein des articles de quotidiens et de publications spécialisées, le tout bénéficiant de l’apport des différents corpus de littérature mobilisés au chapitre premier.

Montréal Toronto

Chercheur universitaire 2 1

Personnel administratif – université - -

Chercheur industriel - -

Personnel administratif – industrie 2 1

Capital risque - -

Acteur institutionnel privé - -

Acteur institutionnel public 3 1

Incubateur - -

Journaliste - 1

Total 7 4

À Montréal, les sept informateurs individuels recrutés comptaient deux employés d'une entreprise privée ; trois employés du personnel administratif (non affiliés à des fonctions de recherche) d'entités publiques ; et deux chercheurs universitaires en IA. À Toronto, les quatre informateurs individuels recrutés comptaient un journaliste, un chercheur universitaire en sciences sociales, un employé d'une entreprise privée et un membre du personnel administratif d'une entité publique. Les entretiens ont duré de quatre-cinq à quatre-vingt-dix minutes et ont été enregistré à l'audio, après quoi on a retranscrit intégralement les entretiens.

Deux questionnaires ont été employés, selon que l'informateur se positionnait comme producteur (chercheur) ou non-producteur (personnel administratif) de la recherche en IA. Le questionnaire adressé aux producteurs de la recherche portait sur (1) l'organisation du contexte de production de la recherche et de collaboration entre chercheurs de différentes institutions ; (2) les dynamiques internes au domaine technoscientifique de l'IA (enjeux disciplinaires) ; (3) les différentes formes de collaboration observées dans le domaine de l'IA ; (4) l'impact de la recherche ouverte dans le domaine de l'IA ; (5) les mécanismes contractuels et légaux ; (6) les effets du rapprochement entre industrie et université dans le domaine de l'IA. Le questionnaire adressé aux membres du personnel administratif portait sur (1) les différentes formes de collaboration observées dans le domaine de l'IA ; (2) les enjeux reliés aux transferts technologiques ; (3) l'impact de la recherche ouverte dans le domaine de l'IA ; (4) les mécanismes contractuels et légaux ; les effets du rapprochement entre industrie et université dans le domaine de l'IA. En vue de contribuer à l'anonymisation de leur identité, on masculinise ici le genre de tous les informateurs. En effet, le domaine de l'IA étant, encore aujourd'hui, majoritairement composé d'hommes, le fait de préciser le genre féminin des informatrices interviewées (cinq femmes au total ont participé aux entretiens) aurait pu contribuer à leur identification subséquente. Cette mesure de précaution est sans contrecoup vis-à-vis de la justesse des analyses produites, dans la mesure où les enjeux de genre, de race ou de classe ne faisaient pas partie des thématiques d'analyse opératoires. Enfin, le code utilisé pour identifier un informateur – M1 (« Montréal Un »), M2, T3, etc. – peut être dédoublé, voire triplé, de sorte à ce que les commentaires plus « transparents » par rapport au positionnement institutionnel de l'informateur ne puissent servir à identifier d'autres commentaires potentiellement plus compromettant et qui, eux, ne permettaient pas cette identification.

Une fois l'ensemble des articles de presse colligé et l'ensemble des entretiens retranscrit, on a procédé à la lecture de l'entièreté du matériel recueilli. Au travers de cette lecture, on a identifié

les passages pertinents en fonction des thématiques d'analyse suivantes : (1) souveraineté et nationalisme technologique ; (2) diversité et discrimination algorithmique ; (3) militantisme technologique ; (4) automatisation (conséquences de) ; (5) réglementation ; (6) éducation populaire ; (7) militarisation de l'IA ; (8) propriété intellectuelle ; (9) légitimation (entreprises de) ; et (10) économie politique (articulation des facteurs de production). On a ensuite constitué vingt-sept fiches centralisant toutes informations relatives à certains des acteurs organisationnels et individuels centraux des deux écosystèmes, comme Yoshua Bengio, Joëlle Pineau, le Mila ou Element AI. On a également constitué un document agrégeant toute pièce d'information relative aux thématiques tout juste identifiées ainsi qu'à certaines autres thématiques ayant émergées au fil des analyses. C'est finalement à partir de ces fiches qu'on a procédé à décrire les développements survenus dans les écosystèmes d'IA de Montréal et de Toronto de janvier 2016 à février 2020 (chapitre trois) ; à l'analyse de quatre espaces de production de la recherche occupant une place centrale dans l'un ou l'autre des deux écosystèmes (chapitre quatre) ; à l'analyse des entreprises de problématisation menées dans le contexte de la Déclaration de Montréal pour un développement responsable de l'intelligence artificielle et du projet Quayside Toronto (chapitre cinq) ; et, finalement, revient dans le chapitre de conclusion sur les axes de différenciation identifiés entre les deux écosystèmes et sur les facteurs circonscrivant les avenues et stratégies de développement disponibles à chacun des deux écosystèmes.

CHAPITRE 3 : CARTOGRAPHIE DES ÉCOSYSTÈMES D’IA DE