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2. Cadre théorique

2.3. Paradoxe : quand l’appel au partenariat renforce les inégalités

2.3.4. Logique d’assimilation et effet d’éloignement des parents minoritaires

L’ambiguïté dans laquelle se construit la relation entre les familles et l’école, la forte normativité de la considération du rôle parental par les acteurs scolaires, ainsi que le regard déficitaire qui en découle vis-à-vis des parents minoritaires, apparaissent autant d’entraves à l’établissement d’une relation familles-école réellement partenariale. Surtout, ces éléments questionnent l’objectif d’égalité des chances affiché derrière le partenariat prôné. Il faut dire que pour les parents, comme pour l’enfant, l’entrée à l’école signifie une entrée dans la culture de l’école (Bolsterli & Maulini, 2007), particulièrement lorsqu’il s’agit de l’enfant aîné. L’appropriation du rôle de parent d’élève passe par un processus d’acculturation à la culture scolaire (Perregaux, Changkakoti, Hutter, Gremion, & Lecomte-Andrade, 2007), qui « affecte les représentations familiales, modifie les rôles familiaux et transforme du même coup les logiques et les contenus de la transmission » (Bennabi Bensekhar, 2013, p. 58). Ce processus d’acculturation est un passage nécessaire pour que les parents, notamment minoritaires, puissent entrer dans l’appel qui leur est adressé à être partenaires de l’école (Périer, 2005). D’autant que l’entrée dans la culture scolaire peut constituer un véritable choc pour les parents qui en sont peu familiers, entre deux modes de pensée qui s’avèrent parfois passablement différents (Neuenschwander et al., 2008). Or, dans la manière très normative dont les acteurs scolaires tendent à considérer le rôle parental, ce processus d’acculturation est appelé à prendre la forme d’une assimilation des parents, comme de l’enfant d’ailleurs, au monde scolaire (Slee, 2000) et à la culture scolaire dominante (Delalande, 2016). Au sens des travaux de chercheurs œuvrant dans le champ de l’interculturel (Berry, 2005 ; Camilleri et al., 1999 ; Clanet, 1990), l’assimilation est à distinguer de l’intégration dans les contacts entre cultures dans le sens qu’elle passe par une adaptation unilatérale du minoritaire à la culture majoritaire, dans notre cas la culture scolaire, et qu’elle se caractérise par l’absence de pratiques de différenciation allant dans le sens d’une adaptation réciproque de la part des représentants de la culture majoritaire.

Dans cette perspective assimilationniste, la question de l’altérité est perçue par les acteurs scolaires comme située exclusivement du côté des familles, dans un processus d’essentialisation de la différence culturelle et d’étiquetage du parent minoritaire comme

autre qui alimente la vision déficitaire à son égard (Lunneblad & Johansson, 2012 ;

Matthiesen, 2016). Cette perception est confortée par une croyance des enseignants et autres acteurs scolaires que les valeurs et conceptions de l’éducation des parents minoritaires diffèrent forcément des leurs (Hauser-Cram et al., 2003 ; Kim, 2009 ; Kohl et al.,

2000). Elle alimente alors ce que Changkakoti et Akkari (2008) dénoncent comme un autre mythe persistant dans la relation entre école et parents minoritaires, celui d’une distance sociale et culturelle de ces parents qui s’avérerait un handicap rédhibitoire, les rendant incapables de donner à l’enfant le soutien nécessaire et approprié à sa scolarité. Les parents minoritaires tendent alors à n’être considérés que sous l’angle de l’altérité, les similitudes sont écartées dans ce que Hughes et Mac Naughton (2000) nomment un processus de

othering, fondé sur des relations binaires et hiérarchiques eux/nous :

Through these hierarchical binary relationships, we create meaning and confer cultural values by creating ‘others’, and we create normality as ‘other’ than abnormality or deviance. Binary relationships rely on (and create) sharp, widely known distinctions. […] Binary relationships may be mutually defining, but they are not necessarily relationships between equals. Instead, binary relationships assume (and create) a fixed and final ‘Other’ that is culturally negative and subordinate, defining what is culturally positive and privileged. (p. 242-243)

Pour Hughes et Mac Naughton, la réduction des parents qui ne partagent pas la culture de l’école à cette position d’autres empêche alors l’établissement d’un réel partenariat. La difficulté de la part de l’école et des enseignants à considérer l’altérité dans une perspective interculturelle et interactionnelle, comme une distance entre deux cadres de références plutôt que comme la caractéristique d’un seul des acteurs (Ogay & Edelmann, 2016), renvoie à ce que Changkakoti et Akkari (2008) décrivent comme un impensé de l’ancrage culturel de l’école. Créateur d’inégalités pour les élèves et leurs familles, cet impensé renforce la tendance des acteurs scolaires à ignorer la diversité et la légitimité des formes d’investissement des parents relativement à la scolarité de l’enfant sitôt que celles-ci diffèrent de la norme attendue (Larivée, 2010 ; Vatz Laaroussi et al., 2008), et à interpréter de manière erronée des attitudes parentales comme une position en retrait du monde scolaire (Périer, 2005). Cet impensé s’inscrit dans une illusion universaliste, comme si l’école était culturellement neutre, que la culture scolaire ne s’ancrait pas comme la culture familiale dans un cadre de références qui lui est propre et particulier. Slee (2000) parle à ce propos de « cultural blindness of schooling » (p. 11). Pourtant, les travaux en psychologie de l’éducation de Bruner (1996), entre autres, ont souligné à quel point l’éducation de l’enfant, et a fortiori son éducation scolaire, s’ancre toujours dans une culture, par le fait de privilégier des manières de penser, des modes de communication ou des contenus d’enseignement, toujours en lien avec le contexte. Le mythe de la neutralité de l’institution scolaire a également été démonté par les travaux de recherche en sociologie de l’éducation menés ces

dernières décennies, qui ont montré que l’école s’inscrit toujours dans une culture fondée sur des normes choisies, loin d’être universelles (Giuliani & Payet, 2014).

Tant que la relation familles-école est appréhendée dans une logique assimilationniste, plusieurs chercheurs dénoncent le caractère illusoire de l’objectif d’égalité des chances sous-jacent à l’appel au partenariat adressé à l’école et aux familles. Le caractère unilatéral et normatif du processus d’assimilation attendu par les acteurs scolaires entraîne de fortes inégalités dans l’accès des parents au partenariat avec l’école (Périer, 2005). Le fait que l’école et les enseignants considèrent le rôle parental dans ce ‘partenariat’ à partir d’un modèle type unique (Baquedano-Lopez et al., 2013), fondé sur une norme étroitement délimitée de ce qu’est censé être un ‘bon parent’ (Thin, 2009), renforce avant tout la connivence entre l’école et les parents familiers de la culture scolaire (Payet & Giuliani, 2014), dans le processus de « complicité culturelle » évoqué par (Dubet, 1997, p. 34). Ces parents parviennent plus aisément à répondre de manière conforme aux attentes de l’école et des enseignants, du fait d’une proximité souvent à la fois culturelle, linguistique et d’expériences vécues (Colombo, 2006), mais aussi du fait que les outils et formes de collaboration mis en place s’adressent typiquement à eux (Neuenschwander et al., 2008). Inversement, cette perspective assimilationniste renforce la distance entre l’école et les parents peu familiers de la culture scolaire, qui ne maîtrisent pas les codes et usages du partenariat attendu (Périer, 2005). Les moyens et ressources de ces parents pour s’engager dans la collaboration se trouvent limités par la non reconnaissance de leurs pratiques sitôt qu’elles divergent de la norme scolaire (Tazouti & Jarlégan, 2010). Cette non- reconnaissance est renforcée par un effet de prophétie auto-réalisatrice au sens des travaux de Merton (1949), le fait de considérer ces parents comme a priori incompétents relativement à l’éducation et à la scolarité de leur enfant (Scott-Jones, 1993) entraînant une cécité des acteurs scolaires à percevoir leurs ressources (Lawson, 2003). Dans ces circonstances, la manière dont les parents parviennent à collaborer conformément aux attentes de l’école et des enseignants dépend largement de la proximité de leurs ressources culturelles et éducationnelles avec la culture scolaire, les parents proches du monde scolaire disposant davantage de ressources valorisées par l’école que les parents minoritaires (Levine-Rasky, 2009).

Monceau (2009) souligne que l’inégalité d’accès au mode de partenariat prôné par le monde scolaire et la stigmatisation qui en résulte entraînent alors régulièrement des résistances de la part des parents minoritaires, généralement impensées dans les discours appelant au partenariat, qui peuvent aller de l’acceptation passive au retrait (Guigue & Tillard, 2010 ;

du fait des normes étroites évoquées et de leur caractère largement implicite peut ainsi répondre un phénomène d’auto-exclusion de la part de ces parents (Arunkumar, Midgley, & Urdan, 1999 ; Crozier, 1999, 2005 ; Larose, Terrisse, & Bédard, 2008 ; Larose et al., 2006). Cette auto-exclusion est alimentée par le sentiment des parents d’être la cible d’attentes négatives de la part du monde scolaire, du fait du regard déficitaire porté sur eux, et renforcée par un processus d’auto-disqualification vis-à-vis de ce qui touche à l’école. La mise en œuvre du rôle parental prend alors une forme de l’ordre d’une non-collaboration aux yeux des acteurs scolaires, qui apparaît comme la solution aux parents suite souvent à des tentatives de collaboration ayant résulté sur des échecs par manque de familiarité avec le monde scolaire et ses usages (Pregno, 2011). Ces échecs peuvent amener le retrait parental, fondé au départ chez certains parents sur une confiance dans l’école et ses acteurs (Périer, 2005), à s’insérer progressivement dans une défiance face à une école perçue comme injuste du fait de l’inégal accès au partenariat prôné.

Bien que justifié dans les discours par une intention d’égalisation des chances scolaires et de rapprochement de l’école des familles minoritaires, l’appel au partenariat familles-école, dans la manière dont il est appréhendé et mis en œuvre par les acteurs scolaires, peut ainsi engendrer un effet paradoxal d’éloignement des parents qui ne parviennent pas à entrer dans le partenariat de la manière attendue par l’école et ses acteurs (Périer, 2005). Dans une telle configuration, la question se pose de savoir si, paradoxalement, l’insistance actuellement accordée à la collaboration entre l’école et les familles n’est pas au final un obstacle de plus à une réelle égalité des chances scolaires (Delay, 2011 ; Graf & Lamprecht, 1991 ; Ichou, 2010). L’appel au partenariat familles-école favorise dans les faits la collaboration avec les parents initiés au monde scolaire au détriment des autres, l’investissement important des premiers se faisant dans un mouvement de balancier avec un effet d’éloignement des seconds (Monceau, 2014), ceux-là même que cet appel prétend pourtant vouloir rapprocher de l’école. Van Zanten (2001) parle à ce propos d’une colonisation de l’école par les catégories de parents proches du monde scolaire, qui s’y montrent généralement particulièrement actifs. Dans ces conditions, il semble que l’appel au partenariat familles-école participe davantage à la construction des inégalités scolaires et sociales entre enfants et familles qu’il n’aide à les résoudre (Périer, 2005), du moins dans la forme que tendent à lui donner les acteurs scolaires.