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2. Cadre théorique

2.5. Considérants sur le contexte institutionnel

La négociation des rôles entre parents et enseignants s’inscrit inévitablement à l’intérieur d’un contexte institutionnel, qui fait partie du contexte culturel dans lequel elle s’insère plus largement. Nous indiquons à présent les contours de ce contexte institutionnel dans le cadre de notre terrain. Le processus de négociation des rôles entre parents et enseignants débute, comme nous l’avons signalé, avec l’entrée à l’école de l’enfant aîné de la famille. La Suisse se caractérise par son système fédéral, dans lequel chaque canton dispose de son propre système scolaire. Toutefois, suite à un mouvement d’harmonisation entre les différents systèmes scolaires cantonaux marqué par la signature du concordat Harmos (CDIP, 2011), les enfants entrent aujourd’hui à l’école obligatoire à l’âge de quatre ans dans la plupart des cantons suisses. Cette harmonisation a amené certains cantons à modifier leurs pratiques, à

l’exemple du canton de Fribourg, contexte de notre recherche, dans lequel jusqu’en 2012, soit juste avant le début du projet de recherche COREL, l’école obligatoire ne débutait qu’à l’âge de cinq ans. Par ailleurs, avec l’introduction du concordat Harmos, les deux premières années d’école, qui correspondent à ce qui était anciennement appelé l’école enfantine, sont désormais intégrées au cursus de l’école primaire. L’ancienne dénomination d’école enfantine demeure toutefois largement utilisée, aussi bien par les acteurs rencontrés dans la recherche que dans certains documents et directives de l’école. C’est pourquoi nous y recourons parfois également dans les publications de cette thèse cumulative.

Au-delà de ces démarches d’harmonisation, chaque canton dispose non seulement de son système scolaire, mais également de sa propre loi scolaire. Les directives de la loi scolaire en vigueur dans le canton de Fribourg au moment de la recherche (État de Fribourg, 1985) se caractérisaient par un certain flou sur la question des rôles respectifs entre l’école et les parents. Dans l’article 31, intitulé « collaboration entre les parents et l’école », la loi indiquait simplement que « les parents sont les premiers responsables de l’éducation et de l’instruction de leurs enfants » (al.1) et que « les parents et l’école collaborent à l’éducation et à l’instruction des élèves » (al.2). Sans précision à propos de ce que signifie « premiers responsables », cela laissait une certaine marge d’interprétation quant à savoir si la responsabilité des parents devait être comprise avant tout en termes de droits ou de devoirs. Ces deux alinéas allaient en tout cas dans le sens de l’imbrication des dimensions d’instruction et d’éducation évoquée par Dubet (1997) et Porcher (1981), tant au niveau du rôle des parents que de celui des enseignants. Outre la loi scolaire, le descriptif de fonction d’enseignant-e en vigueur (DICS, 2005) faisait également mention des « relations école- famille » comme l’une des tâches d’un champ intitulé « suivi pédagogique et éducatif des élèves », conjointement avec les tâches « soutien et conseil », « surveillance et encadrement, ainsi que « collaboration avec les services auxiliaires ». Pour l’ensemble de ces tâches, le descriptif de fonction allouait un temps de travail approximatif de 5 à 10%, sans préciser la part accordée aux relations avec les familles. Par contre, au-delà d’une obligation d’entretien individuel annuel avec les parents de chaque élève, les prescriptions institutionnelles laissaient une large liberté d’action aux enseignants quant à la manière de collaborer concrètement avec les parents (Ogay, 2017a).

Depuis que la recherche a été menée, une nouvelle loi scolaire a vu le jour (État de Fribourg, 2014). Si cette loi scolaire, entrée en vigueur en août 2015, n’était pas encore d’actualité au moment de la collecte des données, terminée à la fin de l’année scolaire précédente, il nous semble pertinent d’en proposer une lecture comparative avec la loi de 1985 en termes d’implications quant aux rôles de parent et d’enseignant. En effet, l’esprit qui sous-tend la

nouvelle loi scolaire nous apparaît emblématique du contexte dans lequel s’inscrivait déjà officieusement la négociation des rôles de parent et d’enseignant au moment de notre recherche, particulièrement quant à une insistance normative portée sur l’action parentale et un devoir intimé aux parents d’agir de manière conforme aux normes et attentes de l’école et des enseignants, qui rappellent les constats que nous avons évoqués dans le cadre théorique. Nous reprenons dans le tableau ci-après les articles portant sur la collaboration école-parents dans chacune des deux lois :

Tableau 1 : Articles sur la collaboration école-parents dans la loi scolaire fribourgeoise.

Loi scolaire de 1985 Loi scolaire de 2014

Article 2 : Rôle et orientation de l’école

1) L’école seconde les parents dans l’instruction et l’éducation de leurs enfants

Article 2 : Finalités de l’école

1) L’école assume une mission globale et générale de formation et de socialisation qui comprend des tâches d’enseignement et d’éducation. Elle seconde les parents dans leur responsabilité éducative.

Article 31 : Collaboration entre les parents et l’école

1) Les parents sont les premiers responsables de l’éducation et de l’instruction de leurs enfants.

2) Les parents et l’école collaborent à l’éducation et à l’instruction des élèves. 3) Les parents sont représentés dans les commissions scolaires, dans les comités d’école et dans le Conseil de l’éducation. 4) Les parents sont consultés, directement ou par l’intermédiaire de leurs associations, sur les projets de loi ou de règlement qui présentent pour eux un intérêt particulier. 5) La Direction favorise la collaboration entre les parents et l’école et donne des directives à ce sujet.

Article 30 : Collaboration entre l’école et les parents

1) Les parents sont les premiers responsables de l’éducation de leur enfant. Ils collaborent avec l’école dans sa tâche pédagogique, et l’école seconde les parents dans leur action éducative.

2) La Direction veille à l’information des parents sur les mesures importantes et de portée générale adoptées par le canton concernant l’école. Ils sont en outre consultés, par l’intermédiaire de leurs associations faîtières, sur les projets de lois ou de règlements qui présentent pour eux un intérêt particulier.

3) Les parents sont régulièrement informés par le corps enseignant du parcours scolaire de leur enfant et du déroulement de la scolarité. Réciproquement, les parents informent le corps enseignant de tout événement important susceptible d’influencer la situation scolaire de leur enfant. 4) Les parents se conforment aux attentes de l’école, en particulier aux consignes du corps enseignant. En cas de conflit, ils peuvent s’adresser aux autorités scolaires.

5) Les parents sont entendus préalablement à toute décision affectant ou pouvant affecter le statut de leur enfant.

Nous pouvons d’abord constater que la loi de 2014 intègre la question de la communication entre parents et enseignants, absente de la loi de 1985. Dans l’alinéa 3 apparaît ainsi un droit des parents à être « régulièrement informés », mais également un devoir des parents d’informer le corps enseignant. Cet ajout met en exergue l’importance de la communication pour la relation familles-école, largement soulignée par la recherche. Il limite toutefois cette communication à la transmission d’informations à propos de l’enfant, alors que plusieurs chercheurs, comme nous l’avons vu au chapitre 2.3.5, relèvent l’importance que la communication se développe de manière large, régulière et inclue la question des rôles respectifs. Concernant la répartition des rôles relativement à l’éducation et à l’instruction de

l’enfant, nous remarquons que les parents perdent dans la loi de 2014 le rôle de premiers responsables de l’instruction de l’enfant, conservant uniquement celui de premiers responsables de son éducation (al.1). L’instruction (devenue « la tâche pédagogique ») est située du côté de l’école. Cette réinstauration d’une distinction entre rôles d’instruction et d’éducation va dans le sens du discours prônant une recentration de l’école sur la tâche d’instruction relevé auprès de nombreux acteurs scolaires par Meirieu (1991) ou plus récemment Monceau (2008). Pour chacune des tâches, le second acteur de la relation est appelé à soutenir le premier responsable. Les parents « collaborent avec l’école dans sa tâche pédagogique, et l’école seconde les parents dans leur action éducative » (al.1). La distinction des termes utilisés questionne (les parents collaborent, les enseignants secondent). D’un point de vue de la formulation, cela fait que la considération mutuelle de la collaboration formulée dans la loi de 1985 (al.2) devient dans la loi de 2014, à l’exception de l’intitulé de l’article 30, une collaboration unilatérale des parents avec l’école (al.1). Nous pouvons y voir à la fois un signe, mais aussi un potentiel renforçateur de la tendance des acteurs scolaires à résumer la collaboration au seul rôle parental. L’asymétrie qui en résulte est surtout explicitement renforcée par l’apparition d’un devoir de conformation des parents aux attentes de l’école, et surtout aux consignes des enseignants (al.4), absent de la loi de 1985. Ce devoir de conformation va dans le sens évoqué de pratiques parentales à mettre en œuvre selon la norme scolaire, incarnée par le discours enseignant. D’autant que l’institutionnalisation des enseignants, dans la loi de 2014, dans un rôle de seconds des parents vis-à-vis de l’éducation de l’enfant ouvre la porte à ce que le devoir de conformation des parents à leurs consignes ne se limite pas seulement à ce qui concerne l’instruction scolaire de l’enfant, mais s’applique également à ce qui touche à son éducation, y compris en dehors de l’école.

Le règlement d’exécution de la nouvelle loi scolaire (État de Fribourg, 2016) intègre également certains articles concernant la relation entre l’école et les parents, contrairement au règlement d’exécution précédent (État de Fribourg, 1986) qui n’en faisait aucune mention.

Tableau 2 : Articles sur la relation école-parents dans le règlement d’exécution de 2016.

Règlement d’exécution de 2016

Art. 55 : Information des parents (art. 30 LS)

1) Les parents sont régulièrement informés du parcours scolaire de leur enfant au travers d’entretiens individuels et du bulletin scolaire. D’autres moyens d’information peuvent faire le lien entre l’école et les parents. 2) Les parents sont également informés du déroulement de la scolarité, au travers de séances d’information ou de communications écrites.

Art. 56 Interprétariat (art. 30 LS)

1) Lorsque la communication avec des parents allophones établis dans le canton en principe depuis moins de deux ans ou avec des parents atteints de surdité s’avère insuffisante, les établissements peuvent faire appel à

des interprètes interculturels ou en langue des signes.

Art. 57 Collaboration entre l’école et les parents (art. 30 LS)

1) Les parents encouragent et soutiennent leur enfant dans ses apprentissages en créant un environnement propice au travail scolaire et en veillant à ce que ses occupations en dehors de l’école ne nuisent pas à son travail scolaire.

2) Ils fournissent à leur enfant les effets et équipements personnels. 3) Ils s’assurent que leur enfant fréquente l’école aux horaires établis.

4) Ils rappellent à leur enfant l’importance de respecter les règles de l’établissement.

5) Ils sont responsables des dommages que leur enfant cause dans le cadre scolaire, intentionnellement ou par négligence.

6) Ils assistent aux séances d’information et aux entretiens individuels organisés par l’école. Ils se conforment aux heures de visite ou de contact prévues par l’établissement.

7) Les établissements peuvent proposer aux parents et à leurs enfants la signature d’une charte engageant les uns et les autres au respect de leurs obligations respectives.

8) En cas de difficulté de collaboration, la direction d’établissement ou les parents peuvent exiger un entretien.

Le nouveau règlement d’exécution résume avant tout le rôle enseignant à un rôle d’information envers les parents (art.55), y compris en s’assurant les services d’interprètes lorsque cela est jugé nécessaire (art.56). Si l’article 57 parle, à l’image de l’article 30 de la loi scolaire de 2014, d’une collaboration entre l’école et les parents au niveau de son intitulé, ses alinéas se concentrent unilatéralement sur le rôle des parents, formulé en termes de devoirs et de responsabilités (al. 1 à 7). Le rôle des enseignants n’est absolument pas évoqué dans cet article portant pourtant sur la collaboration entre l’école et les parents. Les seuls acteurs apparaissant avoir des obligations (al. 7) sont les parents et les enfants. Cette omission du rôle des enseignants maintient leur large liberté d’action quant à la manière de collaborer concrètement avec les parents, et entretient l’idée d’une collaboration qui est avant tout du devoir des parents et qui passe par une conformation de ces derniers aux attentes et consignes de l’école. À côté du droit d’être informés détaillé dans l’article 55, l’unique droit des parents apparaît d’exiger un entretien « en cas de difficulté de collaboration » (al. 8). Certes, l’article 58, dont nous nous abstenons de donner le détail, officialise également l’instauration d’un conseil des parents dans chaque établissement scolaire. Mais il est explicitement indiqué que ce conseil n’a pas vocation à traiter de situations individuelles, qu’il vise à permettre l’échange d’informations et de propositions d’ordre général entre les parents (par le biais de leurs représentants), l’établissement et les autorités communales (al.1). Globalement, par cette réduction du rôle enseignant à un rôle d’information des parents et cette restriction de la collaboration entre l’école et les parents aux devoirs et responsabilités des seconds, ce nouveau règlement d’exécution, ainsi que la nouvelle loi scolaire dans laquelle il s’insère, s’inscrivent dans l’approche normative et la focalisation sur le rôle parental décrites dans le cadre théorique.