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Livre et liberté

Dans le document Il était une fois... le livre (Page 67-73)

Gianni Vattimo

Il est difficile de faire un inventaire complet de ce que nous devons aux livres. Notre éducation individuelle s’est fondée sur certains livres — devenus nos éducateurs, souvent permanents, nos textes de référence — ainsi que sur des dictionnaires, des encyclopédies, des codes, des écritures sacrées, des classiques. Si nous réfléchissons à cette liste d’ouvrages, nous y trouvons non seulement notre biographie intellec-tuelle individuelle mais aussi l’épine dorsale de la culture moderne. On parle généra-lement des religions du livre en désignant le judaïsme, le christianisme, l’islam. Mais lorsqu’on parle d’une civilisation du livre, c’est toute la culture moderne qui est concernée à partir, par ailleurs, de l’époque où le livre, dans le sens moderne du mot, n’existait pas encore.

Tout cela nous est tellement familier qu’il nous est difficile de saisir la connexion et la distinction entre le contenu de notre éducation et la forme

« livresque » dans laquelle il nous a été communiqué. Tout semble se réduire, se résoudre à ce contenu. Si le livre paraît destiné à disparaître, ou à être remplacé par d’autres formes de transmission, nous avons tendance à penser que cela ne concerne que l’aspect instrumental de l’éducation. À tel point que la défense du livre, qui sou-vent nous engage dans des discussions sur les nouvelles formes de communication sociale, paraît l’affaire d’une classe de « vieux messieurs » qui n’arrivent pas à imagi-ner une Bildung (contenu et manière d’éducation) différente de la leur et qui seront

fatalement dépassés par le progrès, etc. Le débat se réduit alors à une lutte entre générations, purement psychologique et, au fond, inutile. Il serait en revanche opportun de faire un inventaire aussi complet que possible de ce qui, en matière d’éducation, provient de la forme livresque de la communication, et non seulement en matière d’éducation scolaire ou personnelle, mais aussi de la Bildung même de notre tradition.

Cet inventaire, je le commencerai en rappelant le lien qui s’est noué, du moins en Occident, entre le livre et la liberté — un lien curieusement annoncé dans la coïncidence de l’homonyme latinliber, qui allait désigner les deux choses. Dans la tradition politique moderne, un pas décisif vers une société plus libre a été franchi quand les rois ont accepté de mettre leurs lois par écrit. Un exemple chargé de signi-fication, dans la mesure où c’est notamment autour de l’interprétation de certains textes de base que la liberté s’est affirmée : d’abord, à l’occasion de la grande révolte religieuse du XVIesiècle, lorsqu’il s’agissait de conquérir le droit de lire personnelle-ment la Bible et de l’interpréter, contre toute restriction de la tradition et du magis-tère de l’Église catholique, ensuite sur le plan des sciences exactes de la nature, où le modèle du livre n’était pas simplement une métaphore innocente : Galilée a pensé la nature au concret comme un livre écrit en caractères mathématiques, et Blumenberg a bien montré comment, dans son cas et dans bien d’autres, ce parallèle a joué un rôle décisif dans l’histoire de la modernité. Les Tables de la Loi de Moïse ne sont-elles pas un livre, un texte qui devient la base de l’éthique judéo-chrétienne, et ce non seulement par leur contenu mais aussi par leur forme de texte écrit et communi-cable ? La loi morale n’a-t-elle pas été plus tard imaginée comme « imprimée » dans nos cœurs ? Il est bien vrai que, pendant des siècles, avant l’invention de Gutenberg, les livres — l’Écriture sacrée, les codes, les classiques de la littérature et de la philo-sophie — n’étaient accessibles qu’à travers la communication verbale de quelques

« autorités ». Mais c’est bien autour de la transformation de leur forme que se déve-loppa (jusqu’à la possibilité, d’abord offerte aux classes dominantes, de disposer d’une bibliothèque) le processus moderne de la libération individuelle, de la conquête de la liberté de conscience, etc. Est-ce seulement aux livres que nous som-mes confrontés ici, ou à des phénomènes plus complexes ayant probablement des ramifications irréductibles à la forme « livre » en tant que telle ? La complexité de ces phénomènes semble évoquer une fois de plus la difficulté de séparer la « forme » des contenus. C’est un peu comme dire que l’on ne saurait imaginer une démocratie sans la presse et le système moderne de l’information, sans vouloir par là, bien entendu, réduire la démocratie à l’information...

Peut-on conclure que l’individu libre moderne ne se forme qu’en appre-nant à lire et à se référer à des textes ? N’exclut-on pas ainsi tous les héros analpha-bètes de nos traditions populaires, tels Robin des Bois mais aussi, et pourquoi pas, l’Ulysse d’Homère ? On pourrait évidemment essayer de se sortir de cette difficulté en précisant que la notion de liberté est moins générique que celle de la révolte

« immédiate » de quelqu’un contre une violence qu’il subit, ou que les révoltes

« populaires » ont toujours besoin d’un chef charismatique. On notera en passant que les cultes que nous vouons aux héros — qu’ils soient classiques ou modernes — tout comme les actions que ces derniers auront inspirées dans l’histoire sont « véhi-culés », voire « médiatisés », par des textes littéraires. (Le héros aurait-il toujours besoin de son chantre ?) Quoi qu’il en soit, le livre — la transmission écrite et vécue dans le silence de la lecture privée — est à bien des égards un élément constitutif de notre définition de liberté, au point même qu’une révolte populaire contre l’injustice peut nous apparaître comme seulement inspirée par un chef charismatique, ce qui est assez suspect pour ce que nous appelons liberté.

On pourrait s’attarder sur les implications de cette suggestion, apparem-ment « étymologique », sur le lien livre-liberté. Mais si l’on incline à analyser, à énu-mérer les traits de notre Bildung, qui dépendent pour sa transmission de la forme livresque, ce lien semble réapparaître en termes moins « suggestifs », mais tout à fait concrets. La comparaison entre la liberté et une révolte menée par un chef charisma-tique nous oriente vers un autre élément décisif de la Bildung livresque : l’intériorité, que l’on pourrait également appeler l’appropriation des contenus de la Bildung héritée, avec toute une série de relations entre liberté et privacy, par exemple. La liberté moderne pourrait-elle se penser sans cette distinction entre le public et le privé, distinction qui implique la constitution d’un espace « intérieur » jusque dans le sens physique du mot — le salon de la maison bourgeoise de Walter Benjamin, par exemple ? Il est vrai que l’on apprend à lire à l’école et, donc, sous la direction d’une voix présente et sonore ; mais là il ne s’agit, notamment, que d’apprendre un moyen que l’on utilisera plus tard par soi-même. Je pense aux difficultés que j’éprouve à présent, en préparant ce texte sans pouvoir accéder à mes propres livres. Je peux certes recourir à une bibliothèque nationale, mais celle-ci, déjà contaminée par l’électronique, ne me permet de consulter à la fois qu’un nombre limité de livres.

Sans parler de la poésie, qui se lit à voix haute et ne peut se passer de la sonorité.

Nos livres personnels, usés, gravés dès le premier passage, retiennent notre culture.

Le lien livre-liberté s’enrichit donc d’un lien ultérieur : celui entre livre, liberté et intériorité, y compris, peut-être, l’intériorité de la privacybourgeoise. Il se peut que ce

rappel du salon bourgeois ne soit pas si banal, notamment en ce qu’il nous conduit à une autre pièce de l’intérieur bourgeois, la bibliothèque.

Plus encore que l’image du livre, c’est bien celle de la bibliothèque qui domine la forme même de notre culture. Je me suis souvent surpris à penser que je ferais pleine confiance, jusqu’à lui donner les clés de ma maison, à quelqu’un qui passe sa vie dans une bibliothèque, quel que soit le type de livres qu’il a lus et aimés.

Habiter la bibliothèque est peut-être, à bien des égards, l’image même de la perfec-tion, de l’humanisme, de l’expérience de la vérité qui nous rend, selon la parole d’un seul livre, l’Évangile, libres. (Et si « la vérité nous rend libres », que dire des livres ?) Habiter la bibliothèque est en même temps la pleine réalisation de l’itinéraire de la phénoménologie de l’esprit hégélienne et son dépassement. Si l’on devient le parfait habitant de la bibliothèque, initié à sa complexité, sachant vivre en elle en ayant assi-milé son contenu, cette « familiarité » avec le contenu de cette immense collection de savoirs et d’expériences ne saurait toutefois assouvir l’appropriation de l’esprit absolu hégélien. Elle correspondrait plus fidèlement à une forme d’assimilation tout à fait spéciale, relative, par ailleurs, au modèle même de l’expérience moderne, ou plutôt postmoderne, de la vérité : on ne connaît pas tous les volumes de la biblio-thèque et encore moins ce qu’ils contiennent analytiquement. Mais on sait où cher-cher quand un problème se présente. Il s’agit là d’une notion herméneutique plutôt que métaphysique de la vérité. Et il convient d’y faire attention, car elle pourrait s’avérer décisive pour comprendre et s’adapter aux nouvelles formes d’expérience déterminées par l’informatique. Cette expérience de la vérité en tant qu’ « inhabita-tion » dans la bibliothèque a beaucoup à faire avec la mémoire, évidemment. Car soit la liberté qui nous provient du fait de (savoir) habiter la bibliothèque dépend tout simplement de ce que nous avons à notre disposition toutes les « données » (les fiches, dirait-on, du catalogue), soit il y a quelque chose de plus, qui ne saurait se réduire à la mémoire « objectifiée » et déposée dans le catalogue, mais qui se rap-porte à la mémoire organique, celle qui est devenue une part de nous. (Je ne peux m’empêcher de penser ici à ces ordinateurs dont on parle — est-ce uniquement du domaine de la science-fiction ? — qui utiliseraient des protéines...)

On pourrait formuler la question aussi d’une autre manière : en quoi le fait de travailler dans une bibliothèque, en pouvant y circuler librement, en se laissant emporter par la suggestion de proximités fortuites (même si tout cela devient plus compliqué avec le système Dewey), s’assimile-t-il au fait de disposer d’un ordinateur sur lequel on cherche des textes, des mots, etc. ? À première vue, le contact avec l’ordinateur apparaît plus rigide et déterminé : on doit d’emblée choisir un parcours

d’autant plus rapide et fonctionnel qu’il est plus délimité. Pourrait-on encore, par exemple, nommer otium(loisir) le travail intellectuel sur les ordinateurs ? Que se pas-serait-il si les deux amants de Dante, Paolo et Francesca, lisaient les aventures de Lancelot et Guenièvre sur l’écran d’un ordinateur, susceptible, par exemple, d’enregistrer le fait qu’ils se sont attardés trop longtemps sur certains passages, voire l’interruption de leur lecture au moment où ils tombent dans les bras l’un de l’autre ? Tout otium,même s’il ne s’agit pas des deux pauvres amants de Rimini, apparaît ici comme une violation de l’ordre (de l’ordinateur), un peu comme l’attente trop longue d’une réponse sur son écran de la part de l’employé de votre banque.

LaBildungqui se transmet à nous dans les livres est caractérisée par la liberté (qui n’est pas simplement indépendance vis-à-vis de l’autre), ainsi que par l’intériorité (avec tous ses liens à la privacy), par un temps et un rythme plutôt biologiques-biographiques que strictement physiques et matériels, et aussi par un otium qui implique également la liberté en tant que possibilité de suivre les envolées de l’imagination et des associations libres. (La psychanalyse serait-elle aussi impliquée dans la culture du livre ?) En outre, l’image de la bibliothèque, le fait d’habiter la bibliothèque plutôt comme un bibliothécaire que comme un chercheur spécialisé sont devenus le modèle même de l’expérience de la vérité postmoderne : l’expérience d’une vérité multiple qui ne se laisse jamais posséder par un individu, donc même pas par l’esprit absolu hégélien, tout au moins dans la mesure où celui-ci est pensé comme un acte ponctuel, comme le nous (noeseos)d’Aristote...

Comment alors reprendre et réaliser les mêmes « valeurs » de notreBildung dans une situation où l’ordinateur et la communication électronique remplaceront de plus en plus les livres ? Il n’y a pas seulement une issue catastrophique ; on pourrait conclure qu’il y a des pertes et des gains, et c’est sur cela surtout qu’il faudrait réfléchir.

Je crois que l’aspect le plus difficile, mais aussi le plus « intrigant », de ce qui nous attend dans les nouvelles conditions de la transmission de la culture est peut-être celui que l’on nomme l’interactivité des communications informatiques. Les surréalistes avaient anticipé cela (consciemment ? je ne le crois pas) dans leurs jeux de « cadavres exquis ». Au lieu de proposer de nouvelles interprétations de textes, les lecteurs infor-matiques interviendront de plus en plus sur les textes eux-mêmes. Aujourd’hui déjà, la question se pose sous la forme des lois sur le droit d’auteur, un droit qu’il devient de plus en plus difficile de protéger contre les pirates de tout genre, mais qui ne se pose à présent qu’en termes financiers. Il n’est certes pas impossible de préserver dans les formes de communication informatique l’intégrité originale de nos textes. Mais il devient de plus en plus facile d’y interpoler des hypertextes, des commentaires, de

véritables transformations. Telle que je conçois la tradition européenne — comme une affaire de commentaires sur des textes de base autour desquels se sont dévelop-pés l’expérience même de la liberté moderne, la religiosité, les arts —, et pas seule-ment celle-ci, je me demande : qu’en sera-t-il de tout cela dans de nouvelles condi-tions ? Devant un ordinateur avec toutes les possibilités de l’interactivité, on se sentira décidément plus « libre », car justement moins « livre ». Mais cette liberté sera-t-elle accompagnée d’une intériorité riche ou bien d’une indépendance vide, ouverte, au fond, à toute forme de domination charismatique ? Peut-on observer chez les jeunes générations que leur réceptivité vis-à-vis des ordinateurs s’accompagne d’une vulné-rabilité accrue aux prédications de prophètes en tous genres ? C’est peut-être à partir de là que notre discussion et notre recherche devraient commencer.

Dans le document Il était une fois... le livre (Page 67-73)