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La livraison de thé d’Uji au shogun, la « procession des jarres de thé en voyage »

Chapitre 2 Le thé à l’époque Edo (1600-1867)

2.5 La livraison de thé d’Uji au shogun, la « procession des jarres de thé en voyage »

Tous les ans, après la nouvelle récolte du thé, un fabuleux cortège transportant des jarres à thé se dirigeait d’Uji vers la ville d’Edo. Composé des « envoyés des récoltants de thé d’Uji » (Uji saicha shi 宇治) ce cortège se livrait à la « procession des jarres de thé en voyage » (ocha tsubo dōchū 御茶壷道中). Les producteurs de thé d’Uji transportaient ainsi le thé nouveau destiné en particulier à la consommation de la famille shogunale : l’approvisionnement en thé du shogun était bien sûr la plus importante et prestigieuse livraison des producteurs d’Uji. Les trois maisons des Tokugawa (Tokugawa gosanke 徳川御 三家) étaient aussi destinataires de leur production, et une autre partie encore de leur thé était destinée aux offrandes à Nikkō, au temple du Kan’eiji. Selon le rang des producteurs dans la guilde, le thé était destiné à tel ou tel bénéficiaire. Les Chroniques des Tokugawa (Tokugawa

Jikki 徳川実紀) mentionnent pour la première fois la procession en l’an 18 de l’ère Keichō

(1613), sans précision sur une possible apparition antérieure210. À partir de la 2e lune de

l’an 10 de l’ère Kan’ei (1633) le système qui perdure jusqu’à la fin de l’époque Edo est mis en place. Tous les membres de la guilde des producteurs de thé sont concernés, et dès le début la fabrication et le transport du thé sont exemptés de redevances et de taxes. En l’an 13 de l’ère Kan’ei (1636), les maisons des producteurs ainsi que les meilleurs champs de thés sont également dispensés211. L’exonération fiscale vient compenser la mobilisation importante en hommes que nécessitait la procession. Elle partait d’Edo entre la fin de la 4e et le début de la 5e lune en direction d’Uji. De nombreux convois sont toutefois partis entre la fin du 2e mois et le début du 3e mois, surtout dans la première partie de l’époque d’Edo212. Le cérémonial des « jarres de thé en voyage » disposait d’un prestige associé de fait à celui du shogun. Ainsi, lorsque les envoyés chargés des jarres arrivaient, les seigneurs eux-mêmes devaient laisser la voie libre, et l’on dit que le peuple ne pouvait relever la tête lors du passage de la

210 Ocha tsubō dōchū chōsa jigyō suishinhan (éd.), Chatsubō dōchū shi 茶壺道中誌 (Notes sur la procession

des jarres de thé en voyage), Tsuru, Tsuru shi, 1990, p.6.

211 Hayashiya Tatsusaburo 林辰三郎, Fujioka Kenjirō 藤岡謙二郎, Uji-shishi 3, Kinsei no rekishi to keikan 宇

治市史 3. 近世の歴史と景観 (Histoire de la ville d’Uji volume 3. Histoire de l’époque pré-moderne et paysage), Uji, Uji-shi rekishi shiryōkan, 1976, p.162.

procession213. Tout se passe comme si les jarres, destinées au shogun, en deviennent l’incarnation le temps de la procession. Qui ne les respecte pas s’attaque au pouvoir. L’importance du nouveau thé et de son transport jusqu’au shogun était telle que l’interdiction suivante était affichée sur le pont d’Uji au début de la saison du thé « Il est interdit de faire commerce du thé nouveau jusqu’à ce que les jarres de thé soient livrées [à l’empereur et au shogun]214. » Le cortège était nombreux. Les plus grands eurent lieu entre la seconde moitié du XVIIe et le début du XVIIIe siècle. Le nombre de jarres et de porteurs variait selon les années, mais il semble aller croissant durant deux siècles. En l’an 4 de l’ère Kanbun (1664), on dénombrait mille cent onze personnes et cent quinze chevaux, en l’an 1 de l’ère Tenna (1681), il y aurait eu mille cent quarante personnes et cent soixante et un chevaux. Le cortège était en effet composé d’hommes, de chevaux, et de nombreux objets d’apparat, comme des lances, des coffres à dorures, des palanquins :

213 Hayashiya Tatsusaburo 林辰三郎, Fujioka Kenjirō 藤岡謙二郎, Uji-shishi 3, Kinsei no rekishi to keikan 宇

治市史 3. 近世の歴史と景観 (Histoire de la ville d’Uji volume 3. Histoire de l’époque pré-moderne et paysage), Uji, Uji-shi rekishi shiryōkan, 1976, p.163.

Figure 24 Partie du cortège des « jarres de thé en voyages » Rouleau peint des jarres de thé d’Uji Uji ocha tsubo no maki (XVIIIe siècle)215

La densification du cortège cesse brusquement en l’an 8 de l’ère Kyōhō (1723), trois jarres seulement sont autorisées à faire partie de la procession. Le nombre de personnes accompagnant ces jarres est inconnu, mais il a sans aucun doute été réduit dans des proportions équivalentes. Ce brusque changement fait partie de la politique du 8e shogun Tokugawa Yoshimune 徳川吉宗 (1684-1751), connue sous le nom de « réformes de l’ère Kyōhō », qui visait en particulier à la rationalisation des dépenses216. Dans le cas de la

215 Awataguchi Keiu, Rouleau peint des jarres de thé d’Uji 宇治御茶壺之巻, XVIIIe siècle [Ressource

électronique]. [Tōkyō] : Kokuritsu kokkai toshokan digital collection, 2016. Disponible sur : http://dl.ndl.go.jp/info:ndljp/pid/2540806, p.8-9

procession des jarres de thé, il s’agit de diminuer les dépenses inutiles : la procession est réduite à sa plus simple expression. Mais cette diminution n’a eu de conséquences que pour le thé destiné à la consommation du shogun. Celui destiné aux offrandes n’a pas connu cette baisse : il n’aurait pas été bien reçu de pratiquer des restrictions pour le thé voué aux divinités ou aux ancêtres. Or, la procession des jarres à thés était indissociable de la notion de pureté du thé, essentielle pour le thé destiné aux temples. On comprend l’importance de la pureté symbolique du thé en découvrant un interdit spécifique : les jours du passage des jarres, il convenait d’ajourner les marches funèbres, sans doute pour éviter tout contact entre la fumée et le passage du cortège du thé. De même, les personnes portant le deuil devaient s’abstenir de sortir au passage des jarres.

Figure 25 Ouverture d’une jarre. Rouleau peint des jarres de thé d’Uji Uji ocha tsubo no maki (XVIIIe siècle)217

Pour la procession, les « envoyés des récoltants de thé d’Uji » partaient d’Edo. Lorsqu’ils étaient parvenus à Uji, le thé nouveau était porté dans de nouvelles jarres, et le

Larose, 2002, p.1706-1707.

217 Awataguchi Keiu, Rouleau peint des jarres de thé d’Uji 宇治御茶壺之巻, XVIIIe siècle [Ressource

électronique]. [Tōkyō] : Kokuritsu kokkai toshokan digital collection, 2016. Disponible sur : http://dl.ndl.go.jp/info:ndljp/pid/2540806, p.20.

cortège pouvait repartir pour Edo. Le cortège partait environ trois jours avant le doyō d’été218, et le chemin du retour prenait presque treize jours en passant par la route de Kōshū219.

Plusieurs routes possibles ont été empruntées pour gagner Edo, en fonction de leur état (rappelons les nombreuses catastrophes naturelles de la période), mais aussi en fonction des préférences des membres du cortège. Ainsi, la procession est passée soit par la route du Tōkaidō, soit via la Nakasendō (Carte 5). La route via la Nakasendō offrait deux possibilités, dont l’une passant par la route de Kōshū. Cet itinéraire permettait une étape à Tanimurachō où étaient stockées les jarres de thé. Cette option s’arrête toutefois à partir de l’an 3 de l’ère Genbun (1738), puisqu’il est décidé de stocker les jarres directement au château d’Edo. Dès lors, le cortège emprunte uniquement la Nakasendō. Enfin, le thé craignant particulièrement l’humidité, on évite les trajets sur l’eau, au prix de quelques détours parfois, comme au bord du lac Hamana (département de Shizuoka), où l’on préfère contourner le lac plutôt que d’effectuer une partie du trajet en bateau.

Uji Tōkaidō Nakasendō Kōfūgaidō Edo

Carte 5 Parcours des jarres de thé en voyage entre Uji et Edo

218 Le doyō est la période calendérique régie par l’élément terre d’après la théorie chinoise des cinq éléments. Le doyō d’été couvre la période de 18 jours précédant le début de l’automne – du calendrier japonais – soit à partir

du 8 août.

219 Ocha tsubō dōchū chōsa jigyō suishinhan (éd.), Chatsubō dōchū shi 茶壺道中誌 (Notes sur la procession

Ce système complexe, partie intégrante de la culture du thé de l’époque Edo, et particulièrement de la ville d’Uji, perdure pendant près de 240 ans. Il ne s’arrête qu’en 1867 avec la fin de l’époque Edo, ne correspondant plus aux besoins du gouvernement.

Conclusion

On a évoqué dans ce chapitre la rapide évolution de la consommation de thé à l’époque Edo. Le thé devient une boisson du quotidien, et sa consommation entre réellement dans les habitudes de la population japonaise. À partir du XVIIIe siècle, des paysans aux citadins, des plus fortunés aux plus humbles, toutes les familles consomment du thé. Le produit étant devenu indispensable, les auteurs de traités agricoles recommandent aux plus démunis d’en cultiver sur le moindre terrain disponible afin d’épargner sur l’achat du thé. Cette consommation nouvelle se traduit par une hausse du nombre de points de vente (maisons de thé, marchands ambulants, etc.) et par la structuration de tout un système économique, avec un marché de gros, des grossistes, des courtiers. Pourtant, le commerce domestique ne concerne qu’une faible quantité du thé produit, l’autoconsommation générant probablement les plus gros volumes, à la campagne notamment. La structuration du commerce domestique permet, au tournant des années 1850, de répondre aux besoins de financement du Japon pour son développement. Le thé devient alors l’une des matières premières essentielles pour acquérir des devises grâce au commerce international.

Uji est un haut lieu symbolique du thé à l’époque Edo. La fourniture de thé à la famille shogunale, et l’exclusivité de la production de thé dans des champs ombrés, en fait un lieu incontournable. Malgré ce prestige, les producteurs d’Uji doivent faire face, depuis le XVIIIe siècle au moins, à une grande précarité économique. Le gel des prix du thé conjugué à la baisse des rendements rend l’équation économique insoluble. Le coût élevé de production du

matcha, et les différentes catastrophes naturelles qui s’abattent pendant cette période, ne