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ANALYSES DE SÉQUENCES ET FRAGMENTS

RACCORD PAROLE IN BRUITS ET MUSIQUE

2.2.2.2 Lieu de passage et espace d’interdiction

Les frontières ne sont pas que des constructions imaginaires, mais aussi constructions matérielles ; dans leur matérialité, elles imposent des limites et des interdictions. Parmi les différentes acceptions du terme, il y a celle du passage et sa contrepartie, celle du lieu d’interdiction. “El bordo”, comme les frontaliers du Mexique la nomment, suppose non seulement un espace où le libre transit est clôturé et interdit, mais également un lieu à transgresser. L’espace de l’impossible, un entre deux.

Cette partie a trois espaces : celui du passeur, celui de la patrouille et celui du centre de rétention. Ces trois séquences se trouvent dans la deuxième partie du film, celle de la problématique ; concrètement dans la section 3. « Vers la traversée », où Andrés fera son premier essai pour franchir le passage interdit.

2.2.2.2.1 Le passeur

Le découpage de cette sous-partie correspond à la séquence quatre de Norteado, notamment celle du « passeur », connu comme “el coyote” ou “el pollero”

au Mexique. Il (Paco Mufote) intervient dans trois séquences. Il est d’abord dans un rendez-vous avec Andrés, puis dans une camionnette qui les conduit quelque part et finalement au début du passage par le désert. Je ne me suis intéressée qu’à la dernière partie : « La traversée et le passeur».

Dans la séquence, le parcours qu’Andrés fait, guidé par « le passeur », est la reconstruction filmique d’une dangereuse traversée clandestine qui, au quotidien, se produit, ou essaie de se produire, environ cinq cent mille fois par an1. Je souligne que la ville de départ d’Andrés, ainsi que le désert ne sont pas spécifiés dans l’histoire (aucun panneau ou nom de ville ne sont indiqués).

Cependant, les six plans qui composent la séquence d’Andrés et “el coyote”

construisent l’espace désertique qui correspondrait au désert partagé entre les États de Sonora (Mexique) et d’Arizona (États-Unis). Bien que la ville de départ d’Andrés ne soit pas précisée dans le film, la vraie distance qui sépare les villes frontalières de ces

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deux pays équivaut à 100 kilomètres, à peu près, dont une grande partie doit se faire à pied avec une température moyenne de 50 degrés1. Je cite ses données contextuelles à l’œuvre, afin de les confronter avec les éléments esthétiques que le film a utilisés pour reconstruire une partie de la traversée.

Dans la vie réelle, la traversée illégale de cette zone est l’une des plus longues et dangereuses à faire. En contrepartie avec la « réalité » sur le long parcours, Norteado opte pour résumer l’itinéraire d’Andrés et du “coyote” en 1 minute et 6 secondes (même si ensuite il y aura la partie où Andrés sera tout seul).

La séquence se déroule en six plans, dont le dernier est un fondu en noir. Les cinq plans principaux sont tous avec une caméra à l’épaule.

Dans les trois premiers plans la caméra est derrière eux, elle les suit, puis elle passe devant, après elle les voit de profil.

En termes d’éclairage, les trois premiers plans sont surexposés, ce qui renforce la perception que les deux personnages sont au milieu d’une chaude journée.

Les plans quatre et cinq sont fixes et dans un espace plus sombre et puis le sixième plan est tout noir pour signifier la nuit ; l’ensemble des six plans font une ellipse du temps.

Comme pour les découpages précédents, ici la monstration est externe et la focalisation est zéro, car la présence du narrateur n’est pas très marquée. Les deux personnages de la séquence ne communiquent pas entre eux. Il n’y a pas de dialogue ou de musique extra-diégétique.

À nouveau, il y n’a que les sons ambiants reproduits par les bruits et les pas que font les personnages. Le fondu en noir indique non seulement une ellipse du temps, l’arrivée de la nuit, mais c’est aussi une sorte de point grammatical qu’indique une transition, dans la séquence, vers une nouvelle séquence où Andrés se retrouve tout seul dans le même paysage.

La taille des trois premiers plans présente les personnages en plan poitrine, tandis dans le quatrième les place dans un plan général. La proximité des premiers plans accentue les effets de la chaleur du lieu sur les visages de personnages.

1 Selon information de la Secretaría de Asuntos Migratorios de la Confederación Nacional de Organizaciones Populares (CNOP).

En revanche, au quatrième plan, les deux hommes sont en plan général, la taille du plan montre l’immensité du désert, mais surtout, elle indique que les personnages sont loin d’arriver à la destination finale : les États-Unis. Le cinquième plan « rétrécit » à nouveau l’espace, les deux personnages sont en gros plan, sauf que l’on ne voit pas leur visage, car c’est la nuit tombée.

2.2.2.2.2 La patrouille

Le découpage suivant est la suite du fragment du désert. C’est la séquence 10 composée de 9 plans avec une durée de 45 secondes.

Elle commence par le gros plan d’un homme de profil en tenue de policier qui regarde vers la droite du cadre, le PV2 du plan est dans une focalisation

« spectatorielle ». Elle donne plus d’informations que celles qu’Andrés semble savoir.

En effet, en regardant le policier, on apprend des faits qu’Andrés ignore encore, comme qu’il a marché jusqu’aux États-Unis et que la police frontalière l’attend déjà.

Le point de vue du deuxième plan est de l’ordre d’une ocularisation

« spectatorielle »3 car il montre ce que le narrateur et le policier voient : une image floue et éloignée d’un homme débout.

Le troisième plan montre une image similaire, mais inversée. Le PV du narrateur et d’Andrés montre l’image floue et très distante d’un homme. Andrés regarde vers la gauche du cadre, mais il a du mal à voir ce qui est devant lui. Une fois qu’il a compris, il essaie de s’enfuir, mais la focalisation « spectatorielle », ou omnisciente du PV, fait voir en arrière plan une patrouille frontalière.

Après le gros plan du policier, il regarde vers la droite du cadre. Finalement, les trois policiers arrêtent Andrés qui tombe à genoux ; la focalisation est

« spectatorielle ». Enfin un fondu noir annonce la transition.

Appart les bruits de pas, les bruits de voix inintelligibles et celui des sirènes de patrouille alternativement dans le champ et le hors-champ, la séquence ne présente pas de mots ou de dialogues. Il n’y a pas non plus de musique extra-diégétique. Alors, cette rapide découverte, poursuite et capture s’écoulent dans un certain silence.

1 Ibid.

2 Point de vue.

3 Terme proposé par François Jost. Pour plus d’informations consulter la section Point de vue dans la première partie de la thèse.

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En effet, c’est le premier essai et le premier échec du personnage pour aller “al otro lado”. La forme de la séquence est simple. Le montage donne aux plans d’Andrés et du policier un rapport passif. L’arrestation du personnage est davantage est un

« acte bienveillant », car la « réalité » de ce parcours illégal n’est pas si chanceuse que cela. Dans le contexte de la séquence, on comprend que le rêve d’Andrés de franchir la frontière s’effondre.

Premièrement, en termes audio-visuels, la frontière est présentée comme

« matérielle » et « tangible ». D’abord, elle est vue sous la forme du désert comme passage isolé qui devient interdit une fois que “the border patrol” rentre dans le cadre.

Avec ce véhicule, la frontière est plus claire, la patrouille est une sorte de signature qui indique à qui appartient ce territoire, de même pour les uniformes verts des policiers.

Deuxièmement, la frontière acquiert aussi une épaisseur auditive, une fois que la sirène de la patrouille sonne dans le champ.

2.2.2.2.3 Le centre de rétention

Le découpage qui suit correspond à la séquence 6 nommée « L’échec ». Le fragment est composé de 12 plans qui se déroulent en 1 minute 26 secondes. Dans l’ensemble ils montreront la détention d’Andrés.

Les plans sont pris avec une caméra fixe à l’épaule. En général, toute la séquence possède des sons ambiants, à la différence des découpages antérieurs, j’ai ajouté la catégorie de la parole in et off, étant donné qu’il y a des brefs dialogues qui se succèdent dans les plans 5, 6, 7, 8, 9 et 10, dont je parlerai plus loin.

Cette séquence construit une autre facette de la frontière. En termes géopolitiques, elle est visible ou matérielle lorsque l’on voit les deux portraits qui apparaissent au premier plan, ceux du président des États-Unis et du gouverneur de la Californie ; cette visibilité de la frontière continue au deuxième plan grâce à l’image des deux officiers frontaliers. Le deuxième plan présente deux policiers en tenue verte. À l’exception du plan 6, le reste des plans signifie le côté mexicain, à travers l’image des migrants clandestins, Andrés est parmi eux.

L’autre forme de manifestation de la frontière, dans la séquence, apparaît avec les questions raciales et linguistiques. En ce qui concerne l’aspect racial, il suffit de regarder les photogrammes 3, 4, 5, 7, 8, 9, 10 et 11 qui présentent des plans poitrines

des hommes de peau mate, des clandestins « typés » qui contrastent avec le photogramme 6 où l’on voit un policier blanc.

Au douzième plan, la frontière se présente comme « ligne » de passage ou d’exclusion, elle se matérialise quand Andrés sort par la porte qui conduit au Mexique. Au sens figuré, ce plan met le personnage à nouveau au Sud, voire au début.

On remarque que le protagoniste n’est éclairé que lorsqu’il est dans le poste frontalier ; une fois qu’il est du côté mexicain, son visage passe à l’ombre.

La frontière possède une matérialité visuelle qui dépasse les aspects géographiques, pour les transférer aux frontières imaginaires, celles des différences ethniques et linguistiques, comme l’on détaille dans les découpages analytiques.