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4. Le point de vue des consommateurs du Vino de la Costa de Berisso

4.3. Affirmation d’une identité locale à travers la consommation du Vino de la Costa de Berisso

4.3.1. Lien à l’histoire

Beaucoup de travaux d’ethnologie et de sociologie reportent que les consommateurs sont à la recherche d’une image d’authenticité, car «elle leur permet de s’identifier à une période sécurisante, à cette image de terroir immuable et atemporel, à un idéal de vie traditionnelle.» (Chaudat, 2004, p. 141).

Selon Georges Balandier, le passé devient une valeur au sein des sociétés «surmodernes», qui par leurs mouvements et changements rapides, font bousculer les points de repère identitaires. Selon

l’auteur, les besoins de retour au passé se renforcent lors de «situations de transition» (Balandier, 1995). Les éléments du passé sont ainsi utilisés pour fonder une légitimation d’une situation présente qui manque de stabilité ou dont les repères identitaires deviennent flous.

Dans les discours des consommateurs du Vino de la Costa, les références au passé reviennent fréquemment. Pour les plus âgés et pour les plus jeunes, le Vino de la Costa est indissociable de l’histoire de Berisso et de ses habitants. Cette histoire est aussi la leur. Souvent les interviewés remémorent des périodes et des situations vécues pendant leur enfance, en famille.

Ça me rappelle mon père, qui me conduisait à Palo Blanco30. Il y avait une charrette avec des chevaux qui nous amenait là-bas. Chaque dimanche, il faisait chaud, on allait à Palo Blanco, jusqu’au pont. Mon papa buvait le Vino de la Costa là-bas. (Consommateur de La Plata, 58 ans)

Parce qu’il renvoie à des expériences personnelles, le produit est revêtu d’une charge émotionnelle importante qui amène le consommateur à s’y identifier et à construire une identité à partir de l’objet. Le Vino de la Costa incarne le symbole de la ville, et arrive même à être identifié en tant que «drapeau de Berisso», comme me confie un jour un chauffeur de taxi avec qui je discute du vin.

La référence au temps passé, qui n’est pas exclusive à l’Argentine, reflète un malaise vis-à-vis d’une situation actuelle non satisfaisante et en même temps elle reflète la nostalgie d’un temps à jamais disparu. Cette nostalgie est alimentée par des pertes importantes: la propriété nationale de beaucoup d’entreprises, de terres et de ressources naturelles, les postes de travail, la position du pays à niveau international. Tous ces éléments contribuent à construire l’identité des Argentins, qui, n’étant souvent pas fiers de leur actualité, font recours au passé pour se présenter aux autres et se représenter à eux-mêmes.

Dans tous les entretiens abondent les critiques directes ou indirectes (contre la corruption, le favoritisme, l’insuffisance de mesures politiques à niveau social,…) envers les politiciens du pays et en général envers le peuple argentin. Il semblerait qu’un mécontentement règne. Cette insatisfaction se manifeste toujours à travers des discours qui font référence à un passé meilleur.

Les personnes interrogées insistent avec vigueur sur ce point. Elles remémorent notamment un passé de conditions économiques bien meilleures. L’histoire économique et sociale de l’Argentine est

30 Un quartier de Berisso, près du Río de la Plata.

effectivement assez particulière, car il s’agit d’un des rares pays qui, après avoir connu un certain bien-être, a dépéri avec rapidité et violemment, en laissant ses habitants dépourvus de travail, de moyens économiques, de richesses matérielles qu’ils possédaient. Le déclin économique soudain de l’Argentine est très évident si l’on compare les biens et les possibilités de la génération des jeunes adultes (20-30 ans) avec la situation de leurs parents, qui ont souvent eu une vie plus aisée que celle qu’ils ont pu offrir à leurs enfants.

Aujourd’hui, un jeune de 23 ans(se réfère à son petit-fils), il n’a pas de travail. Et si un grand-père comme moi ne le maintient pas, ou un père qui a un poste de travail plus ou moins bon, que ferait-il ce garçon? Moi, je le maintiens, je lui paye des études. (…) J’ai une fille qui à l’âge de 30 ans avait trois diplomes et vendait des petits objets, des petits trucs pour les anniversaires, des bonbons. (Consommateur de Berisso, 70 ans)

Au déclin économique s’ajoute la crise politique, qui engendre une sensation de trahison et d’abandon chez les Argentins vis-à-vis de leurs gouvernements.

Dans les discours des consommateurs, le Vino de la Costa renvoie à un passé et à une tradition qui sont remémorés avec nostalgie. Les éléments récurrents font référence à un âge d’or de Berisso, caractérisé par une surabondance de travail, quand la ville était animée 24 heures sur 24. La valorisation de cette époque s’explique par la situation actuelle: la ville souffre d’un taux très haut de chômage, les gens sortent moins et l’ambiance dans les rues et les cafés est peu joyeuse.

La mémoire du temps passé permet aux habitants de Berisso de se réconforter dans une période déprimante. Le Vino de la Costa est un élément utilisé pour représenter en quelque sorte l’époque d’apogée de la ville et cela réconforte les gens.

Dans notre cas, on assiste à une lecture remaniée de l’histoire. Si l’on pense aux conditions de travail des ouvriers de l’époque d’apogée économique de Berisso, qui avaient la vie dure, qui n’avaient souvent pas de famille, ni de maison, qui avaient dû quitter leur pays d’origine, les contemporains ont peu à envier à cette époque révolue. Toutefois, c’est comme ça que se forme la construction du passé, qui correspond à une idéalisation des conditions de l’époque, ou bien à une lecture très subjective et actualisée de celle-ci.

Parlons un peu des usines frigorifiques pendant la deuxième guerre. Dans les années 40, quand la deuxième guerre mondiale était à son maximum, arrivaient à travailler 12’000 personnes dans les deux usines. Logiquement, on dit toujours que c’était de la pure exploitation, le travail dans les usines frigorifiques. Je suppose que dans certains cas, certainement oui, il y a toujours eu l’exploitation du travailleur. Aujourd’hui, en Argentine, le

travailleur est plus exploité qu’au 1920, il me semble. Du moins,(les gens)devraient pas tant parler du passé sans se rendre compte ou essayer de changer la situation actuelle. (Historien de Berisso)

Nous pouvons ici voir un exemple de maniement de la tradition pour répondre à des besoins du présent.

La lecture de l’histoire est en fait une interprétation du temps passé selon les nécessités du présent.