des images de bande dessinée entre Froid Équateur (1992) et le début de la tétralogie du
Monstre (1998). Pour cette nouvelle série, Bilal dessine et peint en effet chaque image de
manière autonome, comme une toile unique, en grand format. Il travaille en couleur directe
la matérialité de la peinture et du pastel qui dégagent à ses yeux une forte sensualité
227.
Dans un second temps seulement, il numérise les images et les agence, en petit nombre
d’ailleurs, avec les textes, reconstituant le multicadre de bande dessinée. Soulignant son
travail novateur, Bilal conçoit cette méthode comme un nouvel espace de liberté dans
l’expression du média :
Donc cette liberté nouvelle de narrateur me permet de m’extraire de la composition un peu
rigide des planches constituées case par case. En travaillant chaque case à part, j’ai la
possibilité de recadrer, d’inverser l’ordre. C’est plus facile, la main se libère. […] Les bulles
223E. Bilal, P. Orsini, « Le réel décalé. Entretien »,art. cité, p. 26 et 28.
224 Enki Bilal, Bleu sang, Christian Desbois, 1994, p. 7.
225 E. Bilal, P. Orsini, « Le réel décalé. Entretien », art. cité, p. 28.
226 Voir G. Campana, Enki Bilal. Au-delà de l’image, op. cit.
227 La première étape est celle du crayonné, puis vient l’agrandissement à la photocopieuse et la peinture sur un plus grand format. La technique mixte (acrylique et pastel) lui permet de travailler la lumière et de « donner de la sensualité » au dessin, tout en ayant un dessin « plus jeté, moins précis mais plus direct », très loin du style de ses débuts (voir le DVD accompagnant Enki Bilal, Monstre. L’Intégrale, Casterman, 2007).
ne sont pas détourées et n’encombrent pas le dessin. Même si je garde toujours une totale
fascination pour le monde de la bande dessinée qui est fait de ces codes-là […]. Et en même
temps, c’est nouveau dans le monde de la bande dessinée et c’est nouveau chez moi
228.
L’informatique est au service de cette recherche médiatique avant-gardiste. Bilal est
l’un des tout premiers auteurs français à expérimenter la « bande dessinée multimédia »,
pratique qui s’invente en France en 1995, comme le montre Chiron
229. Sous l’impulsion
des Humanoïdes associés, précurseur en la matière, Bilal réalise entre 1995 et 1996
l’adaptation sur CD-ROM des albums de bande dessinée de La Trilogie Nikopol. Il
recompose alors les planches d’origine en dissociant le texte (y compris les phylactères)
des images :
L’interface des CD-Rom [sic] est simple : la bande dessinée apparaît sur un fond noir, case
après case. Les dialogues, eux, apparaissent sous l’image, dans leur ordre chronologique. Les
bulles sont donc complètement absentes de l’image, qui accède alors à un statut supérieur
dans la relation du texte à l’image. Cette dernière domine par sa forte présence les quelques
lignes du texte
230.
La reconfiguration de la matière sémiotique converge, on le voit, avec les
expérimentations contemporaines sur le Sommeil du monstre. L’autonomie quasi picturale
de l’image situe celle-ci en négociation plus souple, susceptible de multiples
réagencements, avec un texte qui n’y est pas d’emblée associé ni incrusté. Nouveau support
multimédia alors en vogue, nous le verrons
231, le CD-ROM permet aussi d’ajouter des
bruitages, de la musique et des bonus, invitant à une tout autre consommation culturelle des
albums. Bilal mène une expérience similaire en 1998 en faisant paraître, en même temps
que la bande dessinée, la bande originale du Sommeil du monstre. Outre treize pistes audio
assez expérimentales (elles mêlent des textes parlés, des sons naturels ou synthétiques, des
percussions et des chansons), le CD-ROM propose l’accès à tous les dessins de l’album et
à un film documentaire de huit minutes, Le Film du sommeil, dans une « page multimédia
exclusive »
232. Cette « vogue des bandes dessinées sur CD-ROM
233», en France, ne dure
que de 1995 à 1998. Elle rencontre peu de succès auprès d’un public peu enclin à lire sur
écran, s’avère coûteuse en temps et en travail, et se trouve surtout supplantée
228 Propos de Bilal dans E. Bilal, P. Orsini, « Le réel décalé. Entretien », art. cité,p. 23.
229 Julia Chiron, Le Neuvième Art sur Internet : les blogs de bande dessinée, mémoire de Master 2 en Lettres, Arts et Cinéma, sous la direction de Daniel Fondanèche et Annie Renonciat, Paris, université Paris 7, 2008, p. 4-5. Consultable sur Neuvième art 2.0 [en ligne], URL : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?page=memoire&id_memoire=16 (20/04/2018).
230Ibid., p. 5.
231Infra, chapitre 3, 3.1. « Jeu vidéo, animation 3D : les tremplins du multimédia français ».
232 Enki Bilal, « Le Film du Sommeil », in Le Sommeil du monstre. Bande originale, Heemstede, Sony music entertainment international, 1998, CD-ROM, 7 min. Consultable sur YouTube [en ligne], mis en ligne le 14 octobre 2009, URL : https://www.youtube.com/watch?v=wOicI4sirTg (21/04/2018).
progressivement par le support numérique en ligne avec l’arrivée de l’Internet haut débit.
Or, Bilal n’a pas du tout prolongé ces premiers essais vers ce qu’on appelle aujourd’hui
« la bande dessinée numérique ». La dynamique intermédiatique qu’il insuffle à sa bande
dessinée, autour de 1995-1997, vise une distinction symbolique peu compatible avec la
massification industrielle des fictions numériques. Elle s’en écarte en préférant résolument
la mise en scène du geste artiste et du travail pictural, en particulier autour de la genèse du
« Monstre ». Bilal se filme dans son atelier pendant la réalisation de l’album. Dans Le Film
du Sommeil, le spectateur le voit dessiner les cases debout face à son chevalet et non à une
table de dessin. À la différence de Druillet qui, à la même époque, présente la pratique
intermédiatique comme le moyen de varier les postures (entre le travail de bande dessinée,
« plus à plat », et la peinture qui se fait debout), Bilal met en avant un geste créatif unique
pour ses peintures et ses bandes dessinées. Les premiers essais du montage des cases, sur
Le Sommeil du monstre, se font d’ailleurs à partir de ces petits tableaux disposés « par terre,
sur le parquet », dans un rapport spatial et corporel avec le média
234. Bilal rattache aussi
cette nouvelle approche de la bande dessinée à son travail antérieur au cinéma, notamment
sur Bunker Palace Hotel (1989). L’expérience de ses films l’aurait amené à rechercher une
bande dessinée « de moins en moins classique, de plus en plus écrite, vers le roman
graphique
235», où la construction de la planche relève plus du montage cinématographique
(l’ordre des plans peut être modifié jusqu’au dernier moment) que du découpage de bande
dessinée (l’ordonnancement séquentiel des images précède leur réalisation) : « Je voulais
explorer une autre forme de narration. [...] Je voulais convoquer des techniques qui
échappaient jusque-là au genre de la BD, hybrider la matière de la peinture et les cadrages
de cinéma
236». Cette rhétorique de l’hybridation produit son efficacité en sens inverse
aussi : lorsqu’Ono-dit-Biot affirme en 2011 que le cinéma de Bilal est « stylisé, aux limites
de l’abstraction », c’est la continuité avec l’esthétique de bande dessinée qui est
soulignée
237. Comme on l’a dit, Bilal revendique lui-même un cinéma « atypique », allant
jusqu’à dire que ses films « ne font pas du tout référence au cinéma » – sous-entendu :
codifié par le corpus américain
238. Derrière la revendication de cet impossible « non-lieu »
médiatique, se dissimule en réalité plutôt une autre inscription culturelle, celle issue de la
234 Voir Jean-Loup Martin, « Enki Bilal », inLa BD par ses maîtres, vol. 8, France, Cendrane Films, 26 min. DVD, Paris, L’Harmattan, 2015. Druillet, au contraire, s’il affirme « s’exprimer à travers plusieurs supports », pose une différence entre le travail de bande dessinée, « plus à plat », qui n’impliquerait pas une notion de volume, et la peinture qui se fait debout (J.-L. Martin, « Philippe Druillet », art. cité).
235 G. Campana, Enki Bilal. Au-delà de l’image, op. cit.
236 E. Bilal, C. Ono-dit-Biot, Ciels d’orage, op. cit., p. 163-164.
237Ibid., p. 234.