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Après l’exposition de planches de bande dessinée, après des rétrospectives qui englobent la diversité des supports expérimentés (bande dessinée, peinture, dessin, cinéma, culture

matérielle), le troisième temps du parcours muséal de Bilal correspond à une installation

achevée dans l’art contemporain par l’adoption des « gestes artistiques » qui en sont

caractéristiques, comme la performance ou l’installation. La revendication intermédiatique

de longue date est réinscrite alors dans un nouvel écosystème de la valeur artistique,

puisque l’hybridation fonde la « redéfinition générale du champ de l’art » contemporain et

celle de la figure d’artiste (« de plus en plus protéiforme »), comme l’explique Molinet :

L’apparition de nouveaux gestes artistiques, [...] comme la performance, le happening,

l’installation, ainsi que la réinterrogation de pratiques existantes – sculpture, peinture ou

photographie – vont impliquer la notion d’hybridation : dans certains cas par une indistinction,

une indétermination, un brouillage des catégories ou au contraire un mixage des genres et des

pratiques

256

.

Chez Bilal, l’exposition muséale devient alors elle-même une démarche créative – et

non plus la collection de gestes artistiques déjà réalisés. Le basculement est flagrant avec

Mécanhumanimal au Musée des arts et métiers en 2013 et 2014, dont le titre érige d’emblée

le métissage en principe cohésif. Dans le prospectus de l’exposition, Mécanhumanimal est

présenté comme « une exposition-installation au cœur de l’esthétique familière et

fascinante d’Enki Bilal », « créateur multimédia et visionnaire »

257

. Le catalogue quant à

lui évoque « ce qui ressemble davantage à une installation ou à une performance artistique

qu’à une exposition classique

258

». Les discours institutionnels insistent sur le caractère

original de cette convergence entre deux univers (l’un personnel, l’autre patrimonial)

autour des rapports entre l’homme et la technique. Sont exposés non seulement des

originaux de Bilal (planches, dessins, toiles) mais surtout des productions hybrides créées

spécifiquement pour l’exposition : Bilal sélectionne en effet certains objets des collections

du musée et les renomme pour leur inventer une nouvelle existence fictionnelle tissée à son

propre imaginaire. Chacun des objets exposés présente alors deux descriptifs, l’un attribué

au discours institutionnel du Conservatoire national des arts et métiers, l’autre produit par

le détournement de l’artiste et identifié par la mention « [définition E. B.] ». Un

256 EmmanuelMolinet, « L’hybridation : un processus décisif dans le champ des arts plastiques », Le Portique [en ligne], 2006, n° 2, § 79-80, mis en ligne le 22 décembre 2006, URL : https://leportique.revues.org/851#bodyftn46 (28/07/2016).

257 Prospectus de l’exposition Mécanhumanimal, Paris, Musée des arts et métiers, 4 juin 2013-5 janvier 2014, p. 2.

258 Propos de Serge Chambaud dans Gaëtan Akyüz, Benoît Mouchart (dir.), Mécanhumanimal. Enki Bilal au Musée des arts et métiers [catalogue d’exposition, Paris, Musée des arts et métiers, du 4 juin 2013 au 5 janvier 2014], Casterman, 2013, p. 6.

« turboréacteur Atar 101 B.2 », construit par une société de construction de moteurs

d’aviation en 1951-1952, devient ainsi un « hibernateur pénitentiaire satellite » attribué à

« A. Nikopol »

259

. Par ce nouveau baptême, l’objet muséal se trouve transfictionnellement

capturé par l’univers élargi de Bilal et invite à une lecture science-fictionnelle. Un nouveau

degré est franchi dans la légitimation institutionnelle de Bilal : le geste créatif s’autorise ici

d’une intervention allographe sur un patrimoine muséal préalable, qu’il détourne et

s’approprie. Il rejoint une démarche classique dans la performance d’art contemporain,

celle qui consiste à transformer (de manière réversible) des œuvres du patrimoine artistique

ou architectural par des ajouts qui visent la défamiliarisation, l’altération et la transgression

des habitudes culturelles. Pour Bilal, l’exposition Fantômes du Louvre en 2012 et 2013 le

montre avec encore plus d’évidence

260

. Après avoir pris quatre cents photos d’œuvres des

collections permanentes du Louvre, Bilal en choisit vingt-deux qu’il tire sur toile et sur

lesquelles, au pastel et à l’acrylique, il fait apparaître – dans ses mots « révèle », au double

sens de mettre au jour et de développer quasi photographiquement – des « fantômes »,

c’est-à-dire des personnages imaginaires, dont il invente aussi les biographies personnelles

au croisement avec l’Histoire (en légendes des photographies)

261

. Le style graphique des

portraits est d’ailleurs très proche de la peinture qu’il pratique à l’époque

262

. Même s’il

s’agit d’une intervention médiatisée par la photographie retouchée, Bilal s’empare alors des

plus grandes institutions du Louvre (La Joconde, La Victoire de Samothrace, ou encore la

Grande Galerie) et les adapte à son univers graphique. Fondée sur cette intrusion

fictionnalisante, la démarche suppose dans son principe une installation acquise de Bilal

parmi les plus grands artistes contemporains.

Cette trajectoire aboutit plus récemment à des concepts comme l’installation Inbox à la

56

e

Biennale d’art contemporain de Venise en 2015

263

. Sur proposition d’Artcurial, la

maison de vente aux enchères qui réalise les ventes à succès de ses bandes dessinées depuis

2007, Bilal veut créer avec Inbox une expérience sensorielle mystérieuse : dans un espace

clos et noir

264

, sur une bande-son élaborée à partir de bruits naturels, le spectateur fait face

259 Section « Conflits », in ibid., p. 117-154.

260 Exposition classée comme « art contemporain », du 20 décembre 2012 au 18 mars 2013, présentée sur Le Louvre [en ligne], URL : http://www.louvre.fr/expositions/art-contemporain-les-fantomes-du-louvre-enki-bilal (02/08/2016).

261 Enki Bilal, Les Fantômes du Louvre [catalogue d’exposition, Paris, Musée du Louvre, du 20 décembre 2012 au 18 mars 2013], Futuropolis, 2012.

262 Par exemple le travail avec des couleurs primaires ou brutes comme le bleu, le rouge, le vert ou le blanc, que montre l’exposition Oxymore& more. Voir Enki Bilal – Oxymore & more [catalogue d’exposition, Toulon, Hôtel des arts, du 18 octobre 2014 au 4 janvier 2015], Toulon, Hôtel des arts/Centre méditerranéen d’art du Conseil général du Var, 2014.

263 Installée à la Fondazione Giorgo Cini, Venise, du 8 mai au 2 août 2015.

264 Une boîte de 2,40 mètres de hauteur, 7 mètres de long et 4 mètres de large. Voir Jean-Marc Lebeaupin, « Enki Bilal “Inbox” à la Fondazione Giorgi Cini », artsixMic [en ligne], publié le 2 avril 2015, URL : http://www.artsixmic.fr/enki-bilal-inbox-a-la-fondazione-giorgio-cini/ (02/08/2016).

à un écran où sont diffusées des images filmées de deux tableaux de Bilal. Les cadrages

sont serrés et partiels, le noir et blanc des images est inversé par le traitement en négatif,

les plans s’enchaînent très rapidement : autant de procédés qui visent à déstabiliser et à

frustrer la vision, si bien que le spectateur ne peut ressaisir qu’à la toute fin de la

performance l’ensemble du diptyque pictural. Pour Bilal, il s’agit d’un prolongement

cohérent de son évolution picturale et de son expérience sur Mécanhumanimal et Fantômes

du Louvre

265

. Il souligne une libération supplémentaire par rapport à la mise en espace et à

l’accrochage classiques, au profit d’une expérience « éphémère et solitaire » d’immersion

forcée, spatialement, temporellement et sensoriellement contrainte. « C’est un jeu sur les

sens, la perte des sens, mais aussi sur notre appréciation d’une réalité

266

», commente-t-il.

La performance prend valeur de réflexion sur nos habitudes culturelles. Même si Bilal

souligne fréquemment le côté fortuit de ces projets, nés de rencontres imprévues

267

, la

réception critique présente bien Inbox comme l’aboutissement d’une « mue » personnelle

qui le ferait définitivement (et de manière prestigieuse) « basculer » dans le monde de l’art

contemporain

268

.

Cette consécration fait aujourd’hui de Bilal, dans les discours, le représentant par

excellence de la « création contemporaine » multimédiatique

269

. Or, le mot « multimédia »,

accolé à celui d’« artiste » ou de « créateur », prend une signification culturelle spécifique.

Il ne renvoie guère aux convergences technologiques et industrielles nées dans les années

1990, sous l’effet du tournant numérique, et dont Atlantis et Kaena de Bordage seront pour

nous un révélateur typiquement français dans le chapitre suivant. Les connotations

médiatiques liées à ce biotope multimédia des fictions de masse sont écartées du discours

critique sur Bilal, au profit de la rhétorique de la distinction dont on a parlé, qui associe

« multimédia » et « hybridation » du point de vue d’une culture d’élite. L’exposition

itinérante tirée de l’installation de la Biennale s’intitule d’ailleurs INBOX Hybridization (in

Love) en 2016

270

. Cette démarcation d’avec les sérialisations intermédiatiques dominantes

265 « Interview avec Enki Bilal. 56e Biennale de Venise », Youtube [en ligne], mise en ligne le 17 juin 2015, URL : https://www.youtube.com/watch?v=XmepZGnojtU (02/08/2016).

266 Enki Bilal cité dans Didier Pasamonik, « Bilal ou la tentation de l’art contemporain », ActuaBD [en ligne], 6 avril 2015, URL : http://www.actuabd.com/+Bilal-et-la-tentation-de-l-Art (27/07/2016).

267 Notamment pour Mécanhumanimal, Fantômes du Louvre et Inbox.

268 Marie Périer, « Enki Bilal : “Je fais de mon œuvre un véritable secret” », Le Figaro [en ligne], publié le 6 avril 2015, URL : http://www.lefigaro.fr/arts-expositions/2015/04/06/03015-20150406ARTFIG00034-enki-bilal-je-fais-de-mon-oeuvre-un-veritable-secret.php (02/08/2016).

269 Voir Cécile Mazin, « Enki Bilal expose Inbox à la Biennale de Venise », ActuaLitté [en ligne], mis en ligne le 2 avril 2015, URL : https://www.actualitte.com/article/culture-arts-lettres/enki-bilal-expose-inbox-a-la-biennale-de-venise/54686 (02/08/2016).

270 L’installation Inbox donne lieu à une exposition itinérante au Japon, qui présente l’installation et des peintures réalisées pour l’occasion : INBOX Hybridization (in Love) (Tokyo, Chanel Nexus Hall, 15 janvier-25 février 2016) ; Enki Bilal OUTBOX (Tokyo, Lumine 0, 25 mars-6 avril 2016).

que connaît alors la bande dessinée (vers le numérique en ligne, l’audiovisuel, l’image de

synthèse, le jeu vidéo, etc.) se confirme même lorsque Bilal se positionne (avec peu de

succès, certes) en 2004 sur le créneau porteur du cinéma en images de synthèse 3D, avec

Immortel (ad vitam). Le film s’inscrit de plus dans l’imaginaire mega-textuel de la

mégalopole dystopique noire et crasseuse que Blade Runner a popularisé depuis 1982 (nous

y reviendrons en deuxième partie) et vise une réception internationale. Or, il implique chez

Bilal les mêmes déclarations d’indépendance intermédiatique que pour sa bande dessinée

et sa peinture, et surtout le même argumentaire face aux avis mitigés du public et des

critiques : « la cohérence, elle est dans l’hybridité », affirme le réalisateur – mais la

technique (hybride justement), entre 3D et prise de vue réelle, n’a pas convaincu. Il est tout

aussi révélateur que Bilal ne participe qu’à la marge à l’adaptation vidéoludique que réalise

White Birds Productions en 2008 dans Nikopol. La Foire aux immortels. S’il valide

certaines réorientations globales de l’univers fictionnel, il ne participe pas à la conception

graphique et évoque même sa méfiance initiale envers ce média qu’il ne connaît pas, ce qui

l’amène à se mettre en retrait du projet : « je laisse la chose évoluer en dehors de moi, je

n’interviens pas sur tout et j’assume ce décalage

271

». Ce choix tranche nettement avec la

manière dont d’autres dessinateurs français de bande dessinée, avant lui, ont cherché à

investir le jeu vidéo pour développer leurs talents de créateurs de monde – comme Druillet

dont on a parlé, qui travaille avec Cryo Interactive sur trois jeux vidéo (Ring I et II, en 1998

et 2002 ; Salammbô en 2003)

272

. En 1997, Mœbius crée les personnages du jeu d’aventure

Pilgrim. Par le livre et par l’épée

273

et réalise en 2003 sa propre série d’animation télévisée

avec Arzak Rhapsody dont on parlera. Sokal quant à lui, s’il n’est pas dessinateur de

science-fiction

274

, se fait reconnaître assez tôt comme l’un des grands concepteurs français

de jeux vidéo d’aventure (et ce jusqu’à aujourd’hui), avec L’Amerzone (1999)

275

, puis

Syberia (2002)

276

. C’est lui d’ailleurs qui propose à White Birds l’adaptation de La Foire

271 Voir Roch Jean-Baptiste, « “La Foire aux immortels” en jeu vidéo : en studio avec Enki Bilal », Télérama id Cast, consultable sur Actu Orange [en ligne], URL : https://actu.orange.fr/societe/videos/enki-bilal-parle-de-nikopol-le-jeu-video-VID0000001LOul.html (23/09/2018).

272 Cryo Interactive, Ring. L’Anneau des Nibelungen, France, Arxel Tribe, Windows, 1999 ; Arxel Tribe, Ring II, France, Wanadoo, Windows, 2003 ; Cryo Interactive, Salammbô, France, The Adventure Company, Windows, 2003.

273 Sur ce point et sur les rapports entre Mœbius et le jeu vidéo, voir Bounthavy Suvilay, « Mœbius et le jeu vidéo : game

over », Bounthavy [en ligne], site personnel, mis en ligne le 5 mai 2014, URL :

http://bounthavy.com/wordpress/manga/bd/moebius-game/ (02/08/2016). Arxel Tribe, Pilgrim. Par le livre et par l’épée, France, Infogrames, Windows, 1997.

274 Il se fait connaître à partir de 1978 dans la revue (À suivre…), avec Les Enquêtes de l’inspecteur Canardo, ensuite publiées en volume chez Casterman.

275 Microïds, L’Amerzone. Le Testament de l’explorateur, France, Ubisoft/Casterman, Windows, 1999. Il conçoit, réalise et prend en charge la totalité de la production du jeu vidéo, puis devient directeur artistique chez Microïds, l’éditeur de L’Amerzone.

aux immortels de Bilal et qui s’implique davantage dans le projet. Par rapport à cette

intermédialité liée aux fictions numériques et interactives, Bilal multiplie plutôt les signes

d’une hybridation artiste, à travers des collaborations prestigieuses qui le font exister au

théâtre, dans l’opéra ou dans la danse contemporaine. Dès 1990, il réalise les décors et les

costumes du ballet Roméo et Juliette mis en scène par Preljocaj

277

. Il souligne la

convergence entre l’imaginaire du chorégraphe et son imaginaire propre, qui les conduit à

situer cette histoire d’amour universelle dans le cadre des dictatures des pays de l’Est dont

la bande dessinée de Bilal porte la marque, au moment de l’éclatement de la

Yougoslavie

278

. Avec un grand succès et une postérité remarquable

279

, ce ballet inaugure

toute une série de projets similaires, au théâtre

280

comme à l’opéra

281

et impose Bilal

comme un créateur d’atmosphères visuelles.

Or, le rapport que Bilal entretient avec son propre devenir d’artiste contemporain est

ambivalent et porteur d’une dénégation ambiguë. À propos de son travail sur Roméo et

Juliette, il témoigne : « Là aussi, il y a eu de la malveillance [...]. On croyait que je faisais

cela pour être brillant, pour accumuler la notoriété. Ce qui est totalement absurde, la

notoriété ne m’a jamais motivé

282

. » L’œuvre fictionnelle de Bilal trahit cette réflexion sur

la figure médiatique de l’artiste contemporain et ne peut qu’évoquer le parcours de son

auteur. Dans « Le Monstre », le personnage de Jefferson Holeraw, deuxième incarnation

(artistique) du maléfique Optus Warhole, est le vecteur diégétique d’une vive critique de

l’art contemporain. « Happening-phénomènes » monstrueux

283

», «

phénomènes-œuvres

284

» et performances mégalomanes de Holeraw se succèdent dans 32 décembre et