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Dans La chute de corps, la disposition des œuvres, les unes en regards aux autres, semble être nourrie par le même désir de présenter des arrangements singuliers de formes dans l’espace pictural. Ainsi, les peintures se positionnent entre elles sur la surface de la cimaise de façon à réaliser une composition invoquant un certain rapport au corps. En ce sens, elles ne sont pas toutes présentées à la hauteur habituellement convenue pour une œuvre peinte, qui soit à la hauteur de notre regard. Il y a la volonté que leur mise en espace influence notre compréhension de l’œuvre. En ce sens, l’œuvre Former (située à l’extrémité droite de la figure 18) qui présente une masse sombre en son centre est positionnée plus bas sur la surface du mur. Cette disposition est primordiale dans la compréhension dont nous en avons, elle permet à l’œuvre de mettre à l’avant plan son caractère envoutant. La forme semble lourde et nous invite au rapprochement. Cette peinture ne pourrait aucunement être placée à une hauteur plus conventionnelle, ce qui briserait l’effet perceptif désiré.

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Figure 18. Laurence Belzile, La chute des corps, 2018, Atelier du roulement à billes

Ainsi, la cimaise où les peintures s’installent devient ainsi à son propre tour une surface à habiter. Lors de l’accrochage, chaque peinture s’y dépose et s’y intègre, tel un objet dans l’espace ou une forme dans l’espace pictural. De la même manière que le fond neutre dans mes œuvres peut détenir une importance singulière, celle du lieu d’exposition l’est tout autant. Il se crée une certaine concordance ainsi entre ces lignes et ces taches qui s’affirment dans mes œuvres et ces peintures qui se déposent dans l’espace vide du lieu.

Dans la figure 19, la répétition d’un même format soulève l’impression d’une suite. L’espacement égal des trois premières œuvres permet de créer une uniformité et de les

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considérer comme un ensemble. Pourtant la dernière œuvre qui s’installe à l’extrémité droite vient rompre en quelque sorte cette unité. Elle se présente pour ramener une certaine tension picturale et déstabiliser l’ensemble, il n’est ainsi plus seulement question d’une suite d’œuvres similaires qui peuvent se compléter. Il importe de décerner ces légères marques de différenciation entre les œuvres qui instaurent un dynamisme. Cette dernière œuvre, en permettant à l’ensemble de ne pas être considéré comme un tout, incite également notre regard à poursuivre son cours vers l’autre œuvre qui jonchera notre vision, soit ici

Dépendance des formes (œuvre située à l’extrémité droite de la figure 20).

Figure 20. Laurence Belzile, La chute des corps, 2018, Atelier du roulement à billes

Le format des œuvres est également crucial dans La chute des corps. Exigeant un rapport à l’œuvre bien distinct, plusieurs petites peintures sont disséminées dans l’espace d’exposition (voir figure 18). Elles offrent une certaine rupture par rapport aux œuvres plus imposantes. Chacune exige une lecture intime qui incite au rapprochement de la part du regardeur. Bien qu’elles soient moins imposantes physiquement, ces petites œuvres exposent le même intérêt pour un placement des formes dans l’espace pictural.

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Une cohabitation

Avec la présentation de groupes plus rapprochés dans l’espace, plus particulièrement composé d’œuvres de petits formats (voir figure 18 et 19), il semble que l’hétérogénéité de l’ensemble permet aux peintures de mieux se compléter. Il y a certes d’importantes différences picturales entre les œuvres présentées dans La chute des corps (voir figure 21). Dans certaines œuvres, la ligne domine, dans d’autres c’est la tache. Certaines sont

monochromes, alors que d’autres offrent diverses colorations. Le traitement singulier de chaque peinture ne semble pourtant pas influencer la possibilité de les associer entre elles. Il apparaît plutôt, puisque les peintures présentent régulièrement des formes seules dans une certaine simplicité, qu’il soit possible de les recomposer collectivement. Certes, l’on doit

d’abord appréhender les peintures dans leur unicité, car elles demeurent singulières. Pourtant lorsqu’elles cohabitent dans l’espace d’exposition le tout n’en est pas pour autant étrange. Au-delà des regroupements, les œuvres entretiennent tout de même des liens entre elles et interagissent sur le plan de leur individualité propre.

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Conclusion

Les deux dernières années de réflexions, de création et de réalisations ont certes permis à mon travail artistique de prendre des tournures inattendues. Lorsque l’improbable s’est présenté, je l’ai vu, j’ai attendu, regardé et puis inévitablement je l’ai accepté pour qu’il se faufile dans la création et qu’il modifie mes appréhensions. J’ai entamé mes recherches en tentant de rester fidèle aux motivations premières qui m’incitent à la création, tout en acceptant que les œuvres se créent de manière inattendue.

J’ai abordé la maîtrise comme un processus privilégié pour tenter de comprendre ce qui relie mes peintures entre elles et de voir plus clairement ce qui guide ma pratique. Les motivations sont tangibles et discernables lorsqu’il est temps de créer, mais lorsqu’il est temps de les expliquer c’est une tâche bien différente. Mon travail artistique s’est certes transformé au cours de ce processus en inscrivant encore davantage dans mon attrait pour les formes dans l’espace pictural. La compréhension du rôle de la mise en espace dans mon projet a été également et sans équivoque un moment crucial lors de mes recherches, modifiant naturellement le regard porté envers mes œuvres. Manifestement, plusieurs réflexions ont été proposées, mais l’ampleur de ce qui reste à comprendre et à créer restera de façon durable une source d’impulsion et de motivation.

Pour conclure, l’historienne de l’art Ji-Yoon Han a évoqué ces quelques mots très significatifs au sujet des œuvres de l’artiste peintre Jean-François Lauda, mais également en regard à la peinture abstraite au sens plus large : « la présente exposition fournit l’occasion d’analyser une recherche remarquablement constante de ce que j’appellerais l’indéterminé. Voilà un terme à son tour bien imprécis, qui ne paraît guère préférable au “provisoire” ou au “décontracté”. Or tandis que ces qualificatifs ne font qu’inscrire la peinture abstraite dans des attitudes propres à l’air du temps, l’indéterminé serait, en première approximation, précisément ce que notre monde saturé de déterminations, de règlements et de prescriptions, chercher à abolir - le lieu vague, certes, anachronique même, de l’improvisation et de l’intuition.24 » L’indéterminé serait alors une revendication pour que l’on persiste à créer des

24 Ji-Yoon Han, Éloge de l’indéterminé. Sur la peinture de Jean-François Lauda, (Montréal: Fonderie Darling, 2018).

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œuvres abstraites, alors même qu’elles nous paraissent indéfinissables et que l’on se permette de résister à travers ces œuvres par un certain refus d’entendement.

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Bibliographie

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Dictionnaire

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