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L’incipit du roman « collégial » de Monique LaRue, qui marque son « évident “ancrage dans le réel” et “la présence d’une cible clairement identifiable”197 », ne laisse aucun doute sur le caractère satirique de l’œuvre : « Le collège avait exercé sur eux sa force molle et les avait mis à sa mesure, matés, empâtés. A la longue, même les rêves étaient devenus pour ainsi dire collégiaux. La nuit, on rêvait les uns des autres. » (GC:9) Durant la nuit précédant « le premier jour de sa dernière année d’enseignement » (GC: 13), Gustave Gameau rêve qu’il assassine le directeur général du collège, Néron, dont le nom n ’est pas sans rappeler celui de l’empereur romain qui régna en despote extravagant et sanguinaire. Cependant, ce Néron onirique a les cheveux de l’ancien compagnon de bureau et ami de Gameau, Chenail, décédé subitement d ’une

195 M. YAARI citée dans L. JOUBERT. « La Gloire de Cassiodore : une affaire de genres », 32e para. 196 L. JOUBERT. « Corps à âme », p. 45.

197 S. DUVAL et M. MARTINEZ cités dans L. JOUBERT. « La Gloire de Cassiodore : une affaire de genres », 1er para.

rupture d’anévrisme à la fin de l’année scolaire précédente, lors de la fête organisée pour souligner sa retraite. Bien que l’anévrisme ne soit pas empiriquement explicable, Gameau cherche à donner un sens à cette «m ort théâtrale » (GC: 10), dans laquelle Néron pourrait parfaitement incarner le rôle du tyran. En effet, « les rivalités viriles » et le « combat d’éloquence » (GC: 13) entre Néron et Chenail remontent au temps où ils étudiaient eux-mêmes au collège. Toujours, Néron en était sorti vainqueur, ayant une relation ouverte avec la femme de Chenail, Bérengère, peu de temps après leur mariage (GC: 10), et réussissant à « se sortir de l’enseignement ». (GC: 16) De son côté, « Chenail avait multiplié les tentatives, allant parfois jusqu’à l’humiliation, sans parvenir à quitter le collège. » (GC:11) Ces échecs personnels et professionnels, personnifiés par Néron, seraient à l’origine, selon Gameau, du ressentiment généralisé de Chenail à l’égard de sa vie, qu’il exprime dans son discours d’adieu au collège :

J ’ai enseigné toute ma vie, je le regrette. [...] Je regrette d’avoir échangé ma vie contre un plat de sécurité d ’emploi. Je plains de tout mon cœur les jeunes qui se dirigent vers les lettres, l ’enseignement, l ’éducation. [Je souligne] [...] Je regrette d’avoir consacré ma vie à un travail qui ne compte pas, à un travail improductif, à un travail méprisé. (GC: 12)

Lorsque l’ennemi juré du professeur déchu se présente à la réception sans y être invité, c’est la goutte qui fait déborder le vase : « Les anciens, qui connaissaient la petite histoire, ne purent s’empêcher de penser que cette mort avait toutes les apparences d’une accusation, d’une remontrance, et que Chenail avait payé cher d’avoir le dernier mot sur Néron, si l’on peut dire. » (GC: 13) Cette mort subite affecte Garneau et lorsqu’il en discute avec sa femme Claire, linguiste et assistante de Néron dans une commission sur la langue d’usage dans les collèges (GC: 18), les époux se disputent. Claire affirme que c’est plutôt le fait que Chenail se soit retourné contre la seule chose qu’il aimait, la littérature, qui l’a miné. Le lendemain, elle quitte temporairement son mari; ce que ce dernier ignore, c’est qu’elle aussi, comme Bérengère Chenail, est tombée dans les bras de Néron. (GC: 157)

Le meilleur ami mort et la femme partie, Gameau se retrouve seul et n ’a d ’autres consolations que celle d’écrire dans son cahier intitulé Lettres à Cassiodore :

Quand Chenail était mort, il l’avait instinctivement remplacé par ce cahier, comme Montaigne pour La Boétie ni plus ni moins. Par contre, il ignorait pourquoi il avait commencé à écrire ce qu’il pensait en

s’adressant à Cassiodore plutôt qu’à Chenail. Peut-être parce qu’ils étaient les seuls à connaître encore ce personnage de VIe siècle auquel Gameau avait consacré, dans une autre vie, un chapitre de sa thèse intitulée Le sort de l ’école aux temps barbares. (GC.22)

Ce cahier remplit une fonction compensatoire dans la vie de Gameau, désormais privé de son cher collègue devenu « fantôme sans os [souligné dans le texte] », dont il dit, sentant encore sa présence dans leur bureau, « C ’était lui. C ’était moi. » (GC:41) Pour Gameau, cet autre lui- même, qui le confronte par-delà la mort, engendre « une peur équivalente à celle que suscite

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l’idée de rejoindre ce point imaginaire où je commence et où je cesse. » Cette fusion des deux professeurs de littérature se concrétise par l’écriture des Lettres signées par Cassiodore le Jeune - Gameau - et adressées à Cassiodore l’Ancien, dont l’association à Chenail relèverait de la volonté du premier de redonner un sens à la vie enseignante, jugée perdue par le second. En effet, « [d]es milliers de doubles ne seraient-ils pas nécessaires pour incarner la foule de nos ancêtres, la diversité de nos désirs, l’amas de nos possibilités irréalisées, et aussi tous les regards portés sur nous, la variété de nos reflets dans toutes les subjectivités?199 » Le professeur de littérature est ainsi comparé au personnage historique de Cassiodore, condamné à l’oubli bien qu’il ait servi de « pont entre l’Antiquité et la suite » (GC:58) en enseignant l’orthographe à des moines ignorants et en leur faisant recopier des textes anciens et bibliques : « Cassiodore au tournant du VIe siècle et nous au tournant du XXIe siècle. Quinze siècles. Flavius Magnus Aurelius Cassiodorus. La chute de l’Empire romain et le retour annoncé de la barbarie : un des clichés les plus puissants de l’an 2000. » (GC:262) Si la thèse attribuée à Gameau dans le récit concerne le sort de l’école à l’époque de Cassiodore, ses Lettres s’occupent d’éducation en un autre « temps barbare » : celui de la révolution numérique. Aussi, dans le roman, l’analogie entre le site du monastère de Cassiodore à Vivarium, qui apparaît aujourd’hui comme un des « chaînons sans lesquels la rupture aurait été totale entre la culture antique et la culture médiévale200 », et le site du collège dans la ville redonnerait à cette institution d’enseignement, maltraitée par l’opinion publique, ses lettres de noblesse.

198 P. JOURDE et P. TORTONESE. Visages du double, p. 121. 199 P. JOURDE et P. TORTONESE. Visages du double, p. 127.

200 P. COURCELLE. « Le site du monastère de Cassiodore ». Mélanges d'archéologie et d'histoire, [En ligne], t. 55, 1938, p. 259, http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_0223-4874_1938_num_55_l_7289 (Page consultée le 21 novembre 2011).

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