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Les trois modèles de valorisation du document

La proposition du deuxième chapitre de représenter le document sous ses trois dimensions permet de relire l’histoire économique de sa publication en remarquant que, selon les époques et l’avancement des techniques d’enregistrement et de diffusion, différents modèles industriels sont apparus. Le tableau ci- dessous résume la proposition en classant les trois principaux modèles historiques de valorisation du document selon les trois dimensions de celui-ci. Un tableau n’a pas valeur démonstrative en soi, pourtant il est remarquable de constater à quel point le classement fonctionne. C’est un indice supplémentaire de la pertinence du découpage. Précisons avant de le lire ligne par ligne que chaque modèle intègre nécessairement les trois dimensions du document auxquelles il ne peut échapper, mais chacun en privilégie une.

Tableau 3. Les trois dimensions du document déclinées en modèles de publication

Le principe de l’édition est de considérer le document comme un objet unique que l’on peut reproduire : une œuvre et des exemplaires. La fonction première est de sélectionner ou susciter les propositions des auteurs pour construire des « œuvres », circonscrites et finies, des protodocuments, en fonction d’un lectorat potentiel. Il s’agit là d’un marché de la création avec tous ses aléas et spéculations. La diffusion est ensuite assurée grâce à la reproduction de ce protodocument en exemplaires par le truchement d’une imprimerie pour le livre (je m’en tiens ici à l’exemple du livre, mais le raisonnement peut s’étendre à tout produit édité) et réalisée par un réseau de distribution dont le dernier maillon est le libraire.

Mais un protodocument, comme objet singulier, est économiquement fragile. À partir d’un document diffusé, un exemplaire, il peut être facilement copié à son tour et rediffusé. Son exploitation échappe alors à son auteur et aussi à son éditeur, qui l’a sélectionné et lui a souvent permis d’arriver à maturité. La solution à ce problème a été imaginée et imposée progressivement à partir du XVIIIe siècle grâce au droit d’auteur (ou

au copyright, selon les traditions nationales). Dès lors, l’impression sur un support matériel débouche sur des productions économiquement hybrides. Elles sont vendues comme des objets dont l’acheteur a la pleine propriété mais pourtant ne dispose que d’un droit d’accès aux modalités restrictives à l’œuvre (il ne peut la rediffuser librement). Ainsi, les produits de l’édition, les exemplaires, sont construits comme des biens matériels rivaux (la consommation par un agent empêche la consommation par un autre). Ils sont pleinement appropriés par l’acheteur, mais en pratique consommables par lui seul et un cercle restreint autour de lui. Il est important de noter que l’exemplaire, le document, est un bien rival par construction juridique. Un bien dit « rival » en économie est un bien dont la consommation par une personne prive une autre de le consommer. Lorsque vous lisez un document édité (un exemplaire que vous avez acquis), personne ne peut le lire en même temps que vous, sauf si vous en avez fait une copie, ce qui est prohibé par la propriété intellectuelle.

L’édition fonctionne bien sur un double marché, ou un marché biface, dont les éditeurs sont les agents, celui des œuvres en amont avec les auteurs, celui des exemplaires en aval avec les lecteurs. Œuvres et exemplaires (ou protodocuments et documents) ne sont pas de même nature économique, n’ont pas les mêmes modalités de production et de valorisation, mais sont évidemment articulés. Plus un éditeur est capable d’attirer d’auteurs à succès, et donc potentiellement de produire d’œuvres, plus il vendra de livres, c’est-à-dire d’exemplaires, et vice versa.

Contrairement à ce que pourrait laisser croire une réflexion trop rapide, dans les deux cas l’économie est fondée d’abord sur la forme et non sur le contenu. Le contenu est fixé sur l’objet, le « vu ». L’objectif de l’éditeur est avant tout de préserver la singularité du contenu en fixant sa forme. La relation économique entre les deux marchés se fait par les droits d’auteur patrimoniaux qui sont proportionnels au nombre d’exemplaires vendus. Le fonctionnement particulier de ce marché a fait l’objet d’une abondante littérature sur laquelle je ne reviens pas ici1. L’édition est en effet souvent considérée comme le modèle fondateur de

l’économie de la publication. En réalité, il s’agit du plus récent des trois modèles. Pour que le modèle éditorial s’installe, il a fallu d’abord que l’imprimerie s’invente et se perfectionne, puis que progressivement le commerce du livre se régule à un niveau international. La maison d’édition n’est apparue qu’au

XIXe siècle, quatre cents ans après la naissance de l’imprimerie2. Mais il s’agit d’une économie de la création,

très valorisée dans nos sociétés issues de la révolution industrielle.

Lu : bibliothèque

Comme nous l’avons vu au premier chapitre, le modèle de la bibliothèque est beaucoup plus ancien, il remonte à l’Antiquité. La bibliothèque utilise différemment les caractéristiques des documents. Plutôt que de tenter de brider la non-rivalité d’un document comme dans le modèle précédent, elle cherche au contraire à la développer pour construire un écosystème autonome. Un même document peut être consulté par différents lecteurs n’ayant pas de relation entre eux. Ainsi, c’est bien la non-rivalité du document qui fonde le modèle. Le cœur du métier est d’enrichir des entités humaines (individus ou collectivités) par l’accès à des documents ou plus précisément par l’accès au savoir contenu dans ces documents que la bibliothèque sélectionne, accumule et conserve. La valeur d’un ou de plusieurs documents, construite par leurs auteurs et producteurs dans le modèle précédent, est ici reconstruite par leurs lecteurs. Il s’agit d’une économie de service, immatérielle même si elle manipule des objets matériels ; contrairement à l’économie de biens précédente, ce qui est « vendu » n’est pas un objet mais un processus, la lecture.

Jusqu’à une période très récente, la bibliothèque ne pouvait pas financer son service par un marché : les coûts de collecte, traitement et gestion des documents étaient trop élevés pour les répercuter aux lecteurs, alors même que leur propension à payer était très faible du fait justement du caractère non rival de l’information mis en avant. Mais l’écosystème créé à l’écart du marché pouvait, par agrégation d’une collectivité à l’autre, élargir grandement l’offre grâce justement à cette non-rivalité. Un document absent

d’une bibliothèque pouvait être fourni par une autre, l’effet réseau étant tout à fait efficient dans ce modèle. Les bibliothèques ont alors constitué ce que l’on appelle aujourd’hui un « bien commun3 ». Les documents collectés ont le potentiel d’alimenter l’action collective. Ces objectifs participent à la configuration de la collectivité qui réunit les individus. La collectivité investit dans ce capital informationnel pour que les individus répondent mieux à ses objectifs. Ainsi, les bibliothèques sont financées par les collectivités qui les abritent comme des biens communs pour la réalisation de leurs objectifs et on pourrait sans doute relire leur histoire comme la constitution progressive des règles indispensables à la non-dégradation du bien commun par les individus qui l’exploitent.

Leur économie est aussi biface, les bibliothécaires devant justifier du service rendu à leurs usagers vis-à-vis des représentants de ceux-ci qui les financent. Il y a bien des externalités croisées, dans la mesure où un financement supérieur permet d’améliorer le service et potentiellement d’augmenter la fréquentation, et inversement une augmentation de la fréquentation fournit des arguments au bibliothécaire pour demander plus de financement.

Rappelons enfin que, contrairement au modèle de l’édition, celui de la bibliothèque n’est pas, ou plus depuis le développement de l’imprimerie, fondé sur la gestion de la création, mais privilégie la mémoire (immédiate ou à long terme). Il faut prendre le terme « mémoire » comme dynamique et non statique. Les documents sont accumulés, stockés certes, mais aussi traités, indexés, classés pour être retrouvés, consultés et confrontés. Pour ce modèle, les documents existent déjà donc. L’important est de les mettre à disposition du lecteur, dont l’activité est créatrice de richesse. Cette séparation entre création et mémoire n’a été effective qu’à partir du moment où l’imprimerie a fixé la forme des documents par leur reproduction mécanique et que l’activité de copie et de diffusion a alors quitté le giron des bibliothèques. Le Web, refermant la « parenthèse Gutenberg4 », donne aujourd’hui un nouvel écho à cette ancienne organisation.