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de comprendre comment la culture façonne les croyances, les désirs, les valeurs et les pensées.

2.1 - La psychologie culturelle de Bruner

Jerome Bruner (1915-2016) psychologue américain, s’inspire autant des travaux de Vygotski que de ceux de Piaget. Il considère l’interactionnisme et la construction de la connaissance (Bruner, 2001), mais insiste sur la nécessité de prendre plus sérieusement en considération le contexte culturel ou « l’ambiance culturelle » dans la construction des apprentissages. Les connaissances qui existent dans une culture sont organisées par les

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hommes de cette culture, il y a donc une correspondance entre les connaissances d’une culture et la façon de penser des individus (Barth, 1985).

La théorie culturelle de Bruner s’inscrit dans la théorie culturaliste de Mary Douglas (Douglas, 1992), qui observe que les sociétés opèrent une sélection parmi les croyances relatives selon une perception liée à la forme sociale dans laquelle ils évoluent et qui provoquent un « biais culturel ». Elle mobilise également le cadre plus large des représentations sociales décrites par Moscovici (1961) comme des systèmes d’interprétations régissant notre relation au monde et aux autres qui orientent et organisent les conduites et les communications sociales.

Dès 1956, Bruner et ses collaborateurs publient une étude sur la catégorisation, et sur les stratégies employées dans un apprentissage de concept. La catégorisation désigne la manière par laquelle nous classons des objets en catégories. Cette catégorisation est influencée et trouve son sens dans les connaissances qui existent dans une culture et qui sont organisées par les hommes de cette culture. Bruner a alors pour projet de développer une approche de la cognition, plus interprétative, qui mettrait au centre la construction de la signification, s’opposant au développement de la psychologie scientifique américaine qui se recentrait sur le paradigme du traitement de l’information, modèle devenu dominant avec l’avènement de l’ordinateur et l’Intelligence Artificielle. Pour Bruner l’esprit ne peut être comparé à un programme, le cerveau à un ordinateur. Une connaissance se construit à partir de son savoir initial, l’individu est amené à considérer les conceptions des autres, mais également ses propres conceptions. Il le fait selon ses attentes et selon un cadre de références culturelles qui lui est propre. Bruner parlera de « penser notre propre pensée » (Barth, 1995). Pour cela l’apprenant utilise la métacognition, c’est-à-dire la capacité d’un individu à réorganiser des connaissances, à améliorer ses compétences cognitives à partir de l’analyse et de l’autoévaluation de ses propres apprentissages. L’individu en apprentissage devient un observateur actif qui explore le monde, lui attribue un sens et sa propre interprétation. Chaque individu interprète à sa manière, selon son cadre culturel, sa pensée et celle des autres. Il cherche à établir des régularités dans ce qu’il vit et essaye de trouver une structure significative pour organiser des éléments, il contextualise les informations qu’il reçoit pour leur donner du sens. La connaissance devient un processus et non pas un produit (Barth, 1995)

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Synthèse : Dans la psychologie culturelle, la construction des connaissances est bien le

résultat de l’interactionnisme social, mais l’interprétation des divergences de conceptions est influencée par le groupe culturel auquel l’individu s’identifie. Après la phase de conflits sociocognitifs, l’individu auto évalue ses propres apprentissages et recherche la signification de nouveaux savoirs dans le cadre de son appartenance culturelle pour leur

donner du sens. Pour une même situation d’interactionnisme social, l’interprétation de deux

individus ne sera donc pas la même, chacun cherchant une signification propre influencée par son histoire culturelle.

Nous nous inscrivons dans ce cadre de la psychologie culturelle, le public apprenant du module d’agroécologie est issu de diverses origines socioculturelles, socioprofessionnelles. De cette théorie, nous avons retenu que notre méthodologie devait nous permettre de comprendre comment l’apprenant autoévalue ses propres apprentissages pour leur donner du sens

Ce développement du socioconstructivisme offre ainsi un nouveau modèle pour penser la variabilité des processus d’apprentissage et des processus cognitifs par rapport à des contextes insérés dans des groupes culturels (Mondala&PerkarekDoehler, 2000) et inspire de nouvelles théories socioculturelles de l’apprentissage, dont celle de la cognition située qui attribue à l’institution scolaire et au primat de la science un pouvoir de décontextualisation des savoirs qui n’est pas favorable à l’apprentissage.

2.2 - La cognition située et distribuée

Le courant de la cognition située s’inscrit dans les théories culturelles de l’apprentissage. Il s’appuie entre autres sur les travaux de Bourdieu (1972) à travers la notion de la pratique incorporée (Brougère, 2008). Bourdieu démontre qu’« en traitant tous les enseignés, si inégaux soient-ils en fait, comme égaux en droits et en devoirs, le système scolaire est conduit à donner en fait sa sanction aux inégalités initiales devant la culture ». (P. Bourdieu, 1966, p. 336). Pour Bourdieu, à l’école, il n’est guère question du mérite et de l’intelligence des écoliers, mais d’un mécanisme systématique et généralisé de reproduction de la structure des inégalités du capital culturel (Dulmagne, 2015). La société et le groupe social dominant qui impose ses propres références à l’école exercent une contrainte sur l’individu qui doit

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intérioriser (ou « naturaliser ») les principales règles et les respecter. Les comportements individuels sont donc socialement déterminés.

Ce courant rejoint également les travaux de Dewey (1913), (1938), et Mead (1934) qui ont inspiré le courant de « l’École nouvelle » et qui se trouve réactualisé avec de nombreuses passerelles avec la psychologie cognitive. La réflexion sur l’activité de l’apprenant s’inscrit dans un processus de socialisation des savoirs et d’individualisation des connaissances, mais insiste « sur le fait que la source de savoir devait être recherchée dans les activités quotidiennes, culturellement et historiquement organisées du groupe social » (Moro, 2001, p. 494).

La théorie de la cognition située

Dans une étude réalisée auprès de tailleurs du Libéria, Jean Lave (1977) met en évidence l’existence d’une « arithmétique des tailleurs » issue des pratiques mêmes de la confection de vêtements démontrant l’enracinement culturel de différents types de mathématiques. Elle en déduit que l’arithmétique apprise à l’école est fonctionnelle pour certaines cultures, mais pas pour toutes. Lave considère alors que le processus d’apprentissage s’exerce selon le modèle d’une institution culturelle parmi d’autres et qu’il doit se dérouler en situation.

Le courant de la cognition située (Resnick, 1987) ou « l’apprentissage situé » (Lave &Wenger, 1991), (Rogoff, 1990) ou encore de « l’apprentissage en contexte » (Allal, 2000), souligne « le rôle instituant de la culture et des formations sociales dans l’apprentissage et dans la construction de connaissances » (Moro, 2001, p. 493). Il s’oppose à l’idée que l’apprentissage se réalise par transmission ou transfert ou intériorisation. Il introduit le concept de participation dans la construction de connaissances. L’apprentissage est un processus d’insertion progressive ou participation dans les pratiques sociales d’un contexte culturel donné. « L’idée est qu’il n’y a rien qui serait apprentissage en soi, mais seulement des changements dans la participation aux structures culturellement cadrées de la vie quotidienne ou pour le dire autrement, la participation à la vie quotidienne peut être pensée comme un processus de changement de la compréhension en pratique, ce qui est l’apprentissage » (Chaiklin& Lave, 1993, p. 5).

Apprendre devient un processus qui consiste à devenir et à être membre d’une communauté de pratiques culturellement organisées d’un groupe social (Lave &Wenger, 1991) et « la question de la légitimité est plus importante que celle de l’enseignement » (Ibid p. 92). L’apprenant intègre cette communauté en se positionnant et « changer de positions et

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de perspectives fait partie des trajectoires d’apprentissage de l’acteur, du développement d’identité et des formes d’appartenance » (Ibid p. 36). Les recherches sur l’apprentissage doivent donc mettre l’accent sur les trajectoires des apprenants dans les changements qu’ils vivent (Brougère, 2008).

À travers cette théorie, Lave remet en cause le rôle et la neutralité de l’école. Si le curriculum n’est donc rien d’autre que l’inventaire des pratiques culturelles d’une communauté, le « succès et l’échec dans l’apprentissage doivent être vus non comme des attributs à des individus, mais comme des arrangements sociaux et institutionnels » (Chaiklin& Lave, 1993, p. 23). Lave considère que le modèle scolaire représente un programme autoritaire de savoirs décontextualisés à transmettre et sépare les aspects de la vie auxquels il est sensé préparer les élèves. La discipline, les tests ont un impact puissant sur le type de savoirs à incorporer ; Lave considère que l’école crée une infériorisation des pratiques constitutives de la pensée occidentale, que l’on retrouve également dans la production du mythe de la science.

Mais le courant de la cognition située est discuté

Les critiques de la cognition située

Ces critiques se situent à plusieurs niveaux.

En partant de l’analyse des situations, il existe un risque de dérives vers des positions utilitaristes. Apprendre reviendrait à passer par des situations dans lesquelles on agit pour devenir compétent. Mais les conditions d’usage de ce concept ne sont pas toujours respectées. Le concept de compétence fait appel à plusieurs dimensions du fonctionnement humain : des comportements, des connaissances, des attitudes ou des savoir-faire qui peuvent aussi relever de capacités transversales. Il faut veiller à ce que le concept ne tombe dans une logique de

qualification qui pourrait le réduire à une seule logique de marché. Dans ce sens, la désinstitutionnalisation de l’école avec une centration sur l’apprenant pourrait diminuer la

force de la perspective éducative et peut être considérée réductrice de la pensée (Bronckart&Dolz, 1999).

Si l’apprentissage ne peut être que « situé » dans un contexte culturel, il ne s’ouvrirait pas vers de nouvelles communautés et serait voué à un simple conditionnement culturel.

Les théories culturelles de l’apprentissage laisseraient penser qu’un individu cohérent ne peut appartenir qu’à un seul type de groupe, n’avoir qu’une seule vision du monde sans être attentif à la façon dont les cultures se combinent et s’agencent entre elles au niveau des

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individus. Conclure à la prédominance des institutions sociales pour expliquer les processus de cognition serait à l’opposé d’une démarche redonnant sa place à l’individu sujet. L’individu en apprentissage doit au contraire se libérer des processus d’assujettissement qui l’empêchent de définir sa propre identité (Foucault, 2001).

L’approche culturelle de l’apprentissage reviendrait à penser l’apprentissage en ignorant le désordre venant perturber l’ordre social qui pourtant, caractérise l’histoire des sociétés, des mutations (Dulmagne, 2015).

Le compromis de la cognition située et distribuée

Pea (1993), puis Hutchins (1995), considèrent que la cognition située co-définit une conception distribuée de la cognition. La distribution se réfère aux savoirs des ressources sociales et physiques caractérisés par le contexte social, le contexte culturel des individus et le matériel pédagogique entre lesquels s’établissent des interactions. Pour Rogoff, le développement cognitif se déroule selon des processus de collaboration entre individus dans des contextes institutionnels et communautaires variés.

Le concept de médiation proposé par Lave et Rogoff est lié à l’analyse des processus communicationnels nécessaire à la participation (Tartas, 2012). Par la médiation de la connaissance et des outils de la culture, ce développement fait l’objet de différenciations et de réorganisations des fonctions entre elles et s’effectue en direction d’un rapporte plus en plus conscient et volontaire que le sujet entretient tant avec le monde extérieur qu’avec son monde intérieur.

La notion de situation a également évoluée. « Elle n’est plus considérée comme neutre et est devenue un objet d’étude « sujet-autrui-objet ». Les individus co-construisent les significations de la situation, de la tâche, et les réorganisent au fur et à mesure de leurs échanges. L’unité d’analyse a ainsi changé : ce n’est plus le social comme variable agissant sur un sujet cognitif, mais bien des individus partageant une certaine définition de la situation (la renégociant dans l’interaction en train de se faire) ou l’intersubjectivité qui devient l’objet de recherche » (Tartas, 2012, p. 42).

Pour Lave l’alternative est de considérer toute forme de savoirs, y compris ceux disséminés par les sciences ou l’école, comme un phénomène historiquement et socio culturellement situé, contextualisé et lié à des pratiques spécifiques. (Brougère, 2008, p. 58).

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Synthèse : Dans le courant de la cognition située, l’apprentissage est un processus

d’insertion progressive ou « participation » dans les pratiques sociales d’un contexte culturel. La connaissance ne peut être dissociée des conditions qui l’ont produite et ne peut se construire qu’à partir de savoirs contextualisés, en situation. La connaissance se construit à travers une trajectoire au sein de laquelle l’individu change de positions et de perspectives

par l’analyse de situations. Les recherches sur l’apprentissage doivent donc mettre l’accent

sur les trajectoires des apprenants dans les changements qu’ils vivent.

Dans ce contexte, le curriculum ne serait donc rien d’autre que l’inventaire des pratiques culturelles d’une communauté. L’école représenterait ainsi l’inventaire des pratiques culturelles de groupes dominants qui imposent des savoirs autoritaires et décontextualisés, dont les sciences.

Mais le courant de la cognition située est discuté et critiqué pour les dérives utilitaristes et les perspectives réductrices de la pensée de l’apprentissage qu’il pourrait engendrer et le faible poids qu’il donne à la capacité de l’individu de se détacher de son groupe culturel.

Il s’en défend, avançant que la cognition située co-définit une cognition distribuée et fait évoluer la situation vers un triptyque sujet-autrui-objet intégrant la co-construction de savoirs dans des contextes institutionnels et communautaires variés. Il s’agit alors bien de considérer toutes formes de savoirs, y compris ceux disséminés par les sciences ou l’école comme un phénomène historiquement et socio culturellement situé, contextualisé et lié à des pratiques spécifiques.

De cette théorie, nous avons retenu que notre méthodologie devait chercher à mettre en évidence les changements de positions et de perspectives des apprenants sur l’agroécologie au cours de la formation.

Les controverses qui se discutent autour du courant de la cognition située nous ont interpellée. Elles rappellent celles qui opposent depuis toujours les sociologues, entre : d’une part, le déterminisme social durkheimien de la sociologie critique qui considère que la société donne aux individus leurs caractéristiques sociales - Pierre Bourdieu est souvent identifié comme sociologue du déterminisme social- ; d’autre part l’individualisme ou l’interactionnisme de la sociologie pragmatique qui estime, à l’inverse, que ce sont les individus qui donnent sens au visage à la société (Kapp, 2015), la société n’étant pas conçue comme une totalité supérieure aux individus, mais comme le produit constamment redéfini

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des multiples compositions entre des relations interindividuelles. Bourdieu montre aussi que le déterminisme prend appui sur les individus, chacune des socialisations vécues donnera les grilles d’interprétation pour se conduire dans le monde et selon une matrice des comportements individuels (Bénatouil, 1999). Ces deux courants sociologiques ne sont donc pas si tranchés et il existe des ambitions similaires. Mais cette brève réflexion sur la place de l’individu et la société nous a amenée à faire une incursion dans la sociologie pragmatique qui s’est avérée particulièrement adaptée à notre recherche. En effet, la sociologie pragmatique dote les acteurs d’une capacité d’invention et d’action, même si les trajectoires sont influencées par les différentes institutions de socialisation, qui constituent sans doute pourtant un facteur déterminant dans l’orientation des acteurs et de leurs arguments (Chateaureynaud, 2011), et l’innovation est au cœur du processus de construction de connaissances en agroécologie.

Chapitre 3 - L’apprentissage par l’innovation dans la