Ç Il nÕexiste pas une Technique, force positive, isolable du contexte des autres activits humaines. Chaque sorte dÕactivit implique une technique ; [...] quand on dit Technique, il sÕagit, non dÕune forme spcifique de nos activits, mais dÕun aspect particulier de toutes nos activits. È
Pierre FRANCASTEL, Art et technique.!264
Depuis Kant, nous savons que lÕobjet est en partie construit par le sujet et que notre connaissance du monde est moins le reflet de celui-ci que le rsultat combin de ce que nous recevons de la perception et de ce que nous produisons par la raison. DÕaprs lÕauteur de la Critique de la raison pure, il existe en effet des structures de la sensibilit et de lÕentendement qui fixent les conditions dans lesquelles la perception et la connaissance sont possibles : il sÕagit des formes a priori de lÕintuition sensible que sont lÕespace et le temps,!ou encore des concepts purs de lÕentendement que sont les douze catgories logiques servant ordonner la diversit des intuitions. Ces structures sont appeles transcendantales parce quÕelles font partie de lÕorganisation interne de notre facult de connatre et, ce titre, elles pr-existent tout acte de perception ou de connaissance en tant que conditions a priori. CÕest dire que lÕacte de
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264. Pierre FRANCASTEL, Art et technique, Paris, Denel, 1956, p. 102-104 et p. 219. Cit par Jean-Pierre SRIS, op.
connatre, tout comme lÕacte de percevoir, nÕest pas naturel : il est fondamentalement surdtermin, cÕest--dire quÕil est une construction.
CÕest pourquoi le constructivisme doit beaucoup au philosophe de Knigsberg et peut tre dfini, selon Jean-Michel Besnier, comme Ç la thorie issue de Kant selon laquelle la connaissance des phnomnes rsulte d'une construction effectue par le sujet È!265. Il faudra toutefois attendre le XXe sicle pour voir merger proprement
parler les Ç! pistmologies constructivistes! È, dont la Ç! naissance visible! È est, dÕaprs Jean-Louis Le Moigne, incarne par la publication quasi simultane de deux ouvrages majeurs : La construction du rel chez lÕenfant (1937) de Jean Piaget!et Le nouvel esprit scientifique (1934) de Gaston Bachelard 266. Le premier est lÕÏuvre dÕun
psychologue de lÕintelligence qui dfend une pistmologie gntique selon laquelle Ç! lÕintelligence (et donc lÕaction de connatre) ne dbute ni par la connaissance du moi, ni par celle des choses comme telles, mais par celle de leur interaction ; cÕest en sÕorientant simultanment vers les deux ples de cette interaction quÕelle organise le monde en sÕorganisant elle-mme!È!267. Le second est lÕÏuvre dÕun philosophe de la
connaissance qui dfend une pistmologie historique!selon laquelle, dans la science moderne, Ç!rien nÕest donn!È parce que Ç!tout est construit!È!268.
Le lecteur sÕtonnera peut-tre de ce rappel lÕpistmologie qui peut sembler sÕcarter de notre propos. Pourtant, il existe selon nous un lien troit entre le
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265. Jean-Michel BESNIER, Les thories de la connaissance (2005), Paris, PUF, Ç!Que sais-je ?!È, 2011, p. 116. 266. Jean-Louis LE MOIGNE, Les pistmologies constructivistes (1995), Paris, PUF, 2007, p. 61.
267. Jean PIAGET, cit par Jean-Louis LE MOIGNE, op. cit., p. 75.
constructivisme pistmologique dÕun Bachelard, qui est une philosophie de la connaissance, et le constructivisme phnomnologique que nous voulons btir, qui est une philosophie de la perception. Dans les deux cas, comme nous allons le voir, la technique joue un rle central.
¤. 16 Ñ La Ç phnomnotechnique È ou la leon de Bachelard
CÕest dans un bref article de 1931 intitul Ç! Noumne et microphysique! È que Bachelard introduit pour la premire fois le concept de phnomnotechnique!269.
Forg de toutes pices, ce terme met en lumire lÕune des caractristiques fondamentales de la science moderne selon laquelle le travail scientifique ne consiste pas dcrire les phnomnes comme sÕils pr-existaient la thorie qui les pense, mais les construire intgralement grce des dispositifs techniques capables de les faire apparatre et, partant, de les faire exister comme phnomnes proprement dit :
Ç!La division classique qui sparait la thorie de son application ignorait cette ncessit dÕincorporer les conditions dÕapplication dans lÕessence mme de la thorie. [...] CÕest alors quÕon sÕaperoit que la science ralise ses objets, sans jamais les trouver tout faits. La phnomnotechnique tend la phnomnologie. Un concept est devenu scientifique dans la proportion o il est devenu technique, o il est accompagn dÕune technique de ralisation.!È!270
LÕexemple de la physique nuclaire, cher lÕauteur de La formation de lÕesprit scientifique, permet dÕen prendre toute la mesure. En 1911, Ernest Rutherford met
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269. Gaston BACHELARD, Ç!Noumne et microphysique!È, in Gaston BACHELARD, tudes (1970), Paris, Vrin, 2002, p. 11-22.
lÕhypothse quÕau centre de lÕatome se trouve un Ç! noyau! È concentrant lui seul presque toute la masse de celui-ci, les lectrons dterminant seulement sa taille. Mais parce que la matire dont est fait un noyau atomique est un million de milliards de fois plus dense que la matire ordinaire (un noyau atomique est mille fois plus petit que lÕatome mais contient 99,97% de sa masse), lÕobservation phnomnale du noyau semble au dpart impossible. Il faut attendre 1932 pour que John Cockcroft et Ernest Walton aient lÕide dÕutiliser des particules lectriquement acclres trs grande vitesse pour les projeter sur le noyau afin de le dsintgrer et, ainsi, pouvoir lÕobserver : cÕest la naissance du premier acclrateur de particules, qui deviendra lÕinstrument indispensable de la physique nuclaire.
Par consquent, le noyau atomique comme ralit scientifique a dÕabord exist lÕtat thorique grce une hypothse, avant dÕtre constitu lÕtat phnomnal grce un instrument technique. CÕest pourquoi, note Bachelard dans un texte de 1933, Ç! un instrument, dans la science moderne, est vritablement un thorme rifi!È!271 au sens o, dans notre exemple, lÕacclrateur de particules est une thorie
de lÕatome techniquement ralise. Ainsi Ç!lÕinstrument de mesure finit toujours par tre une thorie et il faut comprendre que le microscope est un prolongement de lÕesprit plutt que de lÕoeil! È!272. Autrement dit, les instruments techniques mis au
point par la raison scientifique se trouvent impliqus au cÏur dÕun processus thorico-pratique dÕlaboration active des phnomnes. Dans Le nouvel esprit scientifique, en 1934, Bachelard sÕen explique un peu plus :
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271. Gaston BACHELARD, Les intuitions atomistiques, Paris, Boivin, 1933, p. 140.
Ç! Le phnomne [est] tri, filtr, pur, coul dans le moule des instruments, produit sur le plan des instruments. Or les instruments ne sont que des thories matrialises. Il en sort des phnomnes qui portent de toutes parts la marque thorique. [...] La vritable phnomnologie scientifique est donc bien essentiellement une phnomnotechnique. Elle renforce ce qui transparait derrire ce qui apparat. Elle sÕinstruit par ce quÕelle construit.!È!273!
Pendant vingt ans, dans tous ses livres, Bachelard le martlera : Ç! on pourrait dterminer les diffrents ges dÕune science par la technique de ses instruments de mesure!È!274. Une science a lÕge de ses instruments de mesure parce quÕelle ne peut
savoir que ce que son appareillage technique lui permet effectivement de voir. Plus encore : les ralits scientifiques nÕexistent mme pas Ñ lÕtat de phnomnes!Ñ!en- dehors des appareils capables de les rvler. Pour apparatre, il leur faut un appareil. DÕo le lien consubstantiel entre technique et phnomne :
Ç!Les phnomnes scientifiques de la science contemporaine ne commencent vraiment quÕau moment o lÕon met en marche les appareils. Le phnomne est donc ici un phnomne dÕappareil. È!275
Pour bien comprendre, il faut revenir la distinction kantienne, reprise par Bachelard, entre noumne et phnomne. Le phnomne, cÕest ce dont je peux faire une exprience, par la perception. Le noumne, ou chose en soi, cÕest ce qui est au- del de lÕexprience possible. Le monde de lÕinfiniment petit de la physique contemporaine, Ç! le monde cach dont nous parle le physicien contemporain! È!276,
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273. Gaston BACHELARD, Le nouvel esprit scientifique (1934), Paris, PUF, Quadrige, 1991, p. 16-17. 274. Gaston BACHELARD, La formation de lÕesprit scientifique (1938), Paris, Vrin, 1989, p. 216.
275. Gaston BACHELARD, LÕactivit rationaliste de la physique contemporaine (1951), Paris, PUF, 1965, p. 5. 276. Gaston BACHELARD, tudes (1970), Paris, Vrin, 2002, p. 17.
est dÕabord un monde noumnal, cÕest--dire inaccessible lÕexprience, parce quÕil est avant tout Ç!dÕessence mathmatique!È :
Ç! Il ne sÕagit plus, comme on le rptait sans cesse au XIXe sicle, de traduire dans le
langage mathmatique les faits livrs par lÕexprience. Il sÕagit plutt, tout lÕinverse, dÕexprimer dans le langage de lÕexprience commune une ralit profonde qui a un sens mathmatique avant dÕavoir une signification phnomnale.!È!277
Pour devenir phnomnal, cÕest--dire pour devenir un phnomne observable de la nature, le monde microphysique doit tre manifest techniquement, par des appareils adapts, comme les acclrateurs de particules. Et pour cause : dans le monde quantique, celui des atomes, des lectrons et des corpuscules qui les composent, il se produit des choses qui sont totalement inconcevables lÕchelle phnomnale, mais qui sont pourtant scientifiquement tablies du point de vue noumnal. Une particule de matire, par exemple, peut exister simultanment deux endroits la fois et se dplacer toute seule ! SÕils en comprennent le fonctionnement dÕun point de vue mathmatique, les scientifiques ne savent pas pourquoi cela fonctionne ainsi, souligne Sheilla Jones!278. De tels comportements de matire sont
en rupture totale avec la rationalit phnomnale dans laquelle nous vivons quotidiennement. En 1935, Erwin Schrdinger avait dÕailleurs imagin une clbre exprience de pense quantique mettant en scne un chat enferm dans une bote, qui aboutissait la conclusion que le chat pouvait, dÕun point de vue quantique, tre
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277. Gaston BACHELARD, op. cit., p. 16.
278. Sheilla JONES, The Quantum Ten : A Story of Passion, Tragedy, Ambition, and Science, Oxford University Press, 2008.
la fois mort et vivant. Ç! Personne ne comprend vraiment la physique quantique È, aurait ainsi dclar Feynman, lÕun de ses plus grands thoriciens.
CÕest pourquoi, du point de vue de Bachelard, la ralit phnomnale du monde quantique ncessite dÕtre techniquement construite, au risque de demeurer un monde cach pour mathmaticiens. Et sans cette construction technique susceptible de la manifester, cette ralit phnomnale nÕexiste pas, dÕo la notion fondamentale de phnomnotechnique, dont la premire formulation issue de lÕarticle de 1931 sÕclaire maintenant pleinement :
Ç! Cette noumnologie claire une phnomnotechnique par laquelle des phnomnes nouveaux sont, non pas simplement trouvs, mais invents, mais construits de toutes pices. [...] La science atomique contemporaine est plus quÕune description de phnomnes, cÕest une production de phnomnes.!È!279
Vingt ans plus tard, Bachelard nÕa pas chang dÕide : avec la physique contemporaine, Ç! nous avons quitt la nature, pour entrer dans une fabrique de phnomnes!È!280. La science est donc bien une phnomnotechnique. Plutt quÕelle
ne dcouvre les phnomnes de lÕextrieur, elle les construit de lÕintrieur, coups de thories matrialises en instruments.
Par phnomnotechnique, il faut donc entendre une technique constructiviste de manifestation des phnomnes. La leon philosophique majeure que nous en tirons, cÕest que la constructibilit technique est un critre dÕexistence phnomnale. CÕest parce quÕun phnomne est techniquement construit quÕil peut exister comme
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279. Gaston BACHELARD, tudes (1970), Paris, Vrin, 2002, p. 18 et 22.
phnomne. Autrement dit, la technique engendre la phnomnalit. DÕune ide aussi forte, la philosophie de la technique ne semble pas avoir pris toute la mesure. Nous croyons quant nous pouvoir en dduire les fondements dÕun constructivisme phnomnologique susceptible de modifier en profondeur le regard que lÕhomme porte Ñ!ou plutt ne porte pas Ñ sur la technique.