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CHAPITRE 1 Concepts, sources et méthodologie

B. Corpus de sources primaires

1. Les sources orales

Le corpus de sources orales a été établi à partir d’une enquête de terrain à Dakar menée entre le 16 avril et le 16 juin 2013. Nous avons choisi Dakar parce qu’elle est le siège des deux journaux à l’étude, Wal Fadjri et Sud Quotidien119. Au total, nous avons

rencontré 21 personnes, 9 de chez Sud Quotidien, 12 de chez Wal Fadjri. Deux facteurs expliquent le léger déséquilibre entre le nombre de journalistes rencontrés dans les deux rédactions. Le premier concerne les contraintes du terrain notamment au regard de la nature de la presse ciblée (ce sont deux quotidiens) et au regard de la disponibilité des journalistes

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qui devaient rédiger un article pour le faire paraître le soir. Certains journalistes n’étaient donc pas disponibles pour une entrevue même si peu d’entre eux ont marqué un désintérêt envers notre recherche. Le deuxième facteur relève du fait que Wal Fadjri emploie un plus grand nombre de personnes, ce qui facilite la sélection. Il reste qu’en dépit de ce léger déséquilibre, toutes les fonctions ont été couvertes dans chacune des deux rédactions afin de mener une réelle recherche comparative.

La sélection des différents participants s’est faite à partir de deux critères: le moment de l’entrée dans la profession et la représentation de trois types de fonction soit le journaliste, le rédacteur en chef et la direction (président ou le directeur de publication). Il était essentiel de sélectionner des journalistes de différentes périodes afin que les différentes cohortes soient représentées, mais surtout que nous ayons des informateurs qui aient vécu les événements analysées dans cette recherche. Ainsi, notre échantillon est composé de journalistes ayant couvert aussi bien l’élection présidentielle de 1988 que la contestation du projet de loi du ticket présidentiel en 2011. Nous avons donc rencontré sept journalistes qui ont commencé dans le métier dans les années 1980, six dans les années 1990 et huit dans les années 2000.

Il nous paraissait également important de cibler des représentants de chaque fonction comme mentionné plus haut. Ces précautions prises pour la constitution de notre échantillon nous ont permis d’appréhender la diversité de ce milieu de travail et de répondre à nos trois axes de recherche soit le cadre structurel, la société civile et la relation avec l’État. Le premier consiste à rendre compte des questions relatives au contexte de production des articles et aux contraintes auxquelles les journalistes doivent faire face120.

Nous nous sommes informés sur les études et le parcours des journalistes, sur leurs sources et le rôle du compte-rendu dans leur travail. Le deuxième axe permet de mettre l’accent sur les logiques de la relation entre la presse et la sphère politique et les limites à la liberté de presse. Il était donc question des lois encadrant les pratiques de la profession, du traitement journalistique des élus et de l’accessibilité de ces derniers. Le troisième et dernier axe porte

120 Il nous est impossible de spécifier la répartition pour chaque poste vu le nombre réduit de cadres ce qui viendrait en conflit avec notre devoir de confidentialité, conformément aux règles du comité d'éthique de l'Université Laval. Nous nous contenterons donc de dire que tous les types d’affectation ont été pourvus dans les deux journaux.

sur la conception que se font ces professionnels de la société civile, de comment ils la définissent, de l’attention qu’ils y accordent dans leurs articles et du rôle qu'ils lui attribuent.

Afin de mener les entrevues de la manière la plus constructive possible, il a été établi trois guides d’entretien afin de différencier notre approche selon le rôle particulier de nos interlocuteurs. Pour réaliser nos questionnaires, nous nous sommes inspirés de celui mis au point par Renaud de La Brosse dans son ouvrage Le rôle de la presse écrite dans la

transition démocratique en Afrique121 pour lequel il a mené une vaste enquête de terrain.

Celui-ci a été particulièrement utile en ce qui concerne les questions de logique interne de la presse. Les guides ont été constitués à l’aide de questions ouvertes qui abordent un sujet de manière générale et de sous-questions afin de rentrer plus en profondeur dans le sujet. Nos guides comportaient des questions communes à toutes les personnes interrogées. En effet, il n’était pas nécessaire de différencier la formulation de certaines questions comme celle où nous demandions aux informateurs quelle était leur définition de la société civile. D’autres devaient en revanche être plus spécifiques à chaque profil d'informateur et ainsi être reformulé afin de lui être adapté. Par exemple, j’ai questionné les rédacteurs en chef sur la nature de la sélection des articles à paraître qu’ils faisaient. Lorsque j’abordais le même sujet avec un journaliste, la question était orientée en lui demandant quelles étaient les raisons pour lesquelles l’un de ses articles pouvait ne pas être publié.

Par ailleurs, certaines questions pouvaient ne correspondre qu’à un seul type de fonction. Ainsi, dans le guide d’entretien s’adressant aux journalistes122, il s’agissait de

porter une attention particulière à leur environnement de travail, leurs contraintes quotidiennes, les méthodes pour collecter et valider leurs informations et les instructions de la direction, si elles étaient de nature directive ou non. Celui des rédacteurs en chef123

portait, quant à lui, sur les décisions rédactionnelles, organisationnelles et sur l’interaction avec les journalistes ou avec le président-fondateur du journal. Le guide concernant ce

121 Renaud de La Brosse, Le rôle de la presse écrite dans la transition démocratique en Afrique, Villeneuve d'Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2000, 908 p.

122 Voir en Annexe I : Guide d’entretien - Jounalistes, p. 218.

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dernier124 a été modifié au cours du terrain afin de rendre compte des difficultés

économiques auxquelles sont confrontés les journaux et des consignes données dans la salle de rédaction. Rencontrer les directeurs et des rédacteurs en chef des journaux a permis d’appréhender le processus de sélection des articles, mais également l’évolution des objectifs des organes de presse et de comprendre l’organisation interne des journaux et le contexte dans lequel ils naviguent. Ces entretiens ont servi également à mieux comprendre l’évolution de la professionnalisation des journalistes et leur vision du rôle de la presse vis- à-vis de l’État et de la société civile.

Les informateurs ont été rencontrés sur le lieu de leur choix, soit sur leur travail soit à leur domicile. Les entretiens ont été menés en français dans la mesure où les journalistes écrivent leurs articles dans cette langue et ont été formés dans celle-ci. Ainsi, nous n’avons pas rencontré de barrière linguistique au cours de nos entretiens et donc nous n’avons pas eu besoin des services d’un traducteur. Afin que les personnes rencontrées se sentent le plus libres possible dans leur prise de parole, nous les avons assurés de l’anonymat de la procédure, conformément aux règles du comité d’éthique de l'Université Laval. Nous avions initialement l’intention d’enregistrer les entrevues en fichier audio, toutefois dès les premières rencontres, nous avons compris que les journalistes étaient beaucoup plus à l’aise dans une atmosphère la plus près possible de la discussion informelle. L’enregistrement constituait donc un frein à la bonne tenue des rencontres, ce qui nous a poussés à effectuer une prise de notes active durant l’entretien. Chaque individu a été rencontré à deux reprises afin d’éviter une disparité d’une entrevue à l’autre125. Le second entretien a permis de

valider les informations collectées lors du premier entretien, mais également d’approfondir certaines thématiques. La première rencontre durait environ une heure trente et la seconde une heure. Toutefois, la durée pouvait beaucoup varier en fonction de l’expérience de chacun: un jeune journaliste ne pouvait me parler que de son histoire propre alors qu’un journaliste de près de trente ans d’expérience pouvait aborder différentes périodes et montrer plus de distanciation par rapport à certains faits.

124 Voir en Annexe III : Guide d’entretien – Directeurs et présidents, p. 222.

125 Maurice Angers, Initiation pratique à la méthodologie des sciences humaines, Anjou, Centre éducatif et culturel, 1996, p. 145.

Les questions ont été posées de telle manière que la personne se sente libre de répondre selon son souhait. Nos questions de relance servaient à recadrer l’entrevue ou à permettre à nos informateurs de préciser leurs propos. Nous avons veillé à éviter d’influencer l’informateur en procédant à la formulation des questions en portant une attention particulière sur le choix des termes utilisés pour ne pas donner une piste de réponse et éviter d’obtenir des réponses stéréotypées ou trop courtes afin de créer l’atmosphère d’une discussion. Ainsi, nous avons demandé « Quels sont les sujets que vous avez eu à traiter qui ont été les plus délicats ? Pour quelle raison ? » au lieu de demander en quoi le sujet sur les confréries est-il délicat à couvrir et traiter. De cette manière, les données recueillies lors des entretiens nous ont permis de mieux comprendre les circonstances de rédaction des articles voire les choix rédactionnels qui se font.

Il reste que l’utilisation de sources orales comporte toutefois des problèmes liés aux effets encore palpables sur le présent d’un passé rapproché126. Certains intervenants

peuvent volontairement censurer leurs propos pour éviter tout conflit avec la position de leur employeur ou de leur journal. Il a donc fallu orienter nos questions afin d’éviter d’impliquer personnellement les journalistes. Nous avont dû également prendre en considération la sélection inconsciente effectuée par la mémoire. Établir un climat de confiance et assurer l’anonymat des intervenants nous a permis de pallier certaines de ces limites. La source orale est, comme les autres sources de l'historien, une source « construite », et se doit donc d'être utilisée comme telle, avec discernement et esprit critique. Elle partage une première faiblesse avec toutes les autres sources: elle n'exprime pas la réalité, mais la simple représentation d'un fragment de celle-ci. D'autres lacunes sont liées aux défaillances de la mémoire humaine. Cette dernière n'a pas la même vivacité pour tous les faits, elle fonctionne de manière sélective. Elle met de l'avant certains faits, peut affaiblir le souvenir de nombres d'entre eux ou en occulter quelques-uns complètement. Plusieurs facteurs sont susceptibles d'affaiblir la qualité du témoignage en exerçant une pression consciente ou inconsciente sur le témoin. Il faut, notamment, tenir compte de la personnalité des témoins, de leur caractère et de leur histoire personnelle. Tandis que les uns, par discrétion ou modestie naturelle, ou bien par refus de revenir sur des moments

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pénibles, minimisent leur rôle, d'autres éprouvent le besoin en témoignant, de se valoriser et, surtout, de se justifier.

Il ne faut cependant pas exagérer et généraliser ces défaillances. Malgré un long délai écoulé, bien des témoins ont été profondément marqués par les faits qu'ils ont vécus, en conservant ainsi un souvenir précis. Afin de déjouer les pièges, nous avons dû connaître le fonctionnement de la mémoire individuelle, et ses interactions avec la mémoire collective. Nous avons dû, tout autant, nous méfier de nos propres interférences sur les témoignages recueillis, pour éviter d’être trop directif et de corseter la parole de la personne interrogée pour nous rendre compte que celle-ci module son récit en fonction de la bonne impression qu'elle souhaite produire sur nous. Jean-Louis Loubet Del Bayle parle à ce propos d'« effet de prestige »127, le témoin ne cherchant, en effet, qu'à obtenir un jugement favorable de son

interviewé. À cet effet, nous avons dû porter une attention spéciale à la « posture » du témoin par rapport à l'événement étudié. Le journaliste, était-il alors dans la situation d'acteur ou de simple observateur ? Dans le premier cas, exerçait-il des fonctions éminentes ou n'avait-il que des responsabilités limitées ? Par exemple, lorsqu’un journaliste nous a décrit le récit de l’un de ses confrères convoqué à la Division d’investigation criminelle (DIC), nous avons dû accorder davantage de considération à son propos que lorsqu’un journaliste nous a raconté lui-même sa visite à la DIC, ce dernier cherchant souvent à se défendre. Cette attention portée à la posture s’impose dans la construction du guide d’entretien, au cours des rencontres et dans l’analyse subséquente.