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Les signes divins : une nécessaire obscurité

2 αἰγλήεις

2.2 Les signes divins : une nécessaire obscurité

Dans d'autres cas, l'épiphanie divine est tout bonnement invisible aux mortels. Elle n'est connue que du narrateur et du lecteur, tandis que les Argonautes ne se rendent pas compte de l'assistance divine qui leur est apportée. Les dieux d'Apollonios, en plus d'apparaître comme des expédients tragiques, prennent presque une valeur fantastique278 tant l'apparition du surnaturel s'accompagne de doute. Cela est très clair lors du passage des Symplégades, où Athéna pousse l'Argo in extremis entre les roches à l'insu des héros (II, 598-603) :

Καὶτότ' Ἀθηναίηστιβαρῆςἀντέσπασεπέτρης σκαιῇ, δεξιτερῇδὲδιαµπερὲςὦσεφέρεσθαι.

277 1993, p. 80 : «(…) Apollo's epiphany at Thynias may (…) be interpreted as a poetic version of sunrise ». 278 Nous empruntons cette réflexion à C. Cusset.

Ἡδ' ἰκέληπτερόεντιµετήοροςἔσσυτ' ὀιστῷ.

Ἔµπηςδ' ἀφλάστοιοπαρέθρισανἄκρακόρυµβα νωλεµὲςἐµπλήξασαιἐναντίαι. ΑὐτὰρἈθήνη Οὔλυµπόνδ' ἀνόρουσεν, ὅτ' ἀσκηθεῖςὑπάλυξαν.

Alors Athéna s'arc-bouta de la main gauche contre un solide rocher et de la main droite poussa le navire pour lui faire franchir complètement le passage. Celui-ci,

pareil à une flèche ailée, s'élança dans les airs ; cependant les ornements de l'extrémité de son aplustre furent fauchés par les roches au moment où elles s'entrechoquaient avec force. Athéna s'élança vers l'Olympe quand ils furent hors de danger et indemnes.

Le même genre de traitement est appliqué au passage des Planctes, où les Argonautes ne distinguent pas les Néréides qui se font passer de l'une à l'autre le navire comme dans un jeu de balle. La rapidité de leur action est telle qu'elle est comparée à la durée dont s'allonge les jours au printemps (IV, 961-964) :

Ὅσσηδ' εἰαρινοῦµηκύνεταιἤµατοςαἶσα,

τοσσάτιονµογέεσκονἐπὶχρόνον, ὀχλίζουσαι νῆαδιὲκπέτραςπολυηχέας·οἱδ' ἀνέµοιο αὖτιςἐπαυρόµενοιπροτέρωθέον

Aussi brève est la durée dont s'allonge le jour au printemps, aussi court fut le moment où elles durent peiner à porter le navire à travers les roches retentissantes. Puis les héros, de nouveau secondés par le vent, reprirent leur course (...)

Là encore, les Argonautes semblent ne se douter de rien. Ces ambiguïtés dans l'épiphanie semblent corroborer une théorisation de la relation entre les hommes et les dieux telle qu'elle apparaît dans la bouche de Phinée au chant II. Ce personnage de devin, vieillard devenu aveugle pour en avoir trop dit279

est perçu par plusieurs critiques comme un personnage-relais du narrateur280

. Il procède à une réflexion détaillée sur le rapport entre les hommes et les dieux, et plus particulièrement sur la façon dont Zeus pense la communication entre divinités et mortels. D'après les arrêts de Zeus, l'aide des dieux doit être partielle, comme leurs signes (II, 311-316) :

« Κλῦτένυν. Οὐµὲνπάνταπέλειθέµιςὔµµιδαῆναι ἀτρεκές·ὅσσαδ' ὄρωρεθεοῖςφίλον, οὐκἐπικεύσω. Ἀασάµηνκαὶπρόσθε∆ιὸςνόονἀφραδίῃσιν χρείωνἑξείηςτεκαὶἐςτέλος. Ὧδεγὰραὐτὸς βούλεταιἀνθρώποιςἐπιδευέαθέσφαταφαίνειν µαντοσύνης, ἵνακαίτιθεῶνχατέωσινόοιο (...) »

Écoutez donc.Vous n'avez certes pas le droit de tout connaître exactement ; mais ce qu'il plaît aux dieux de vous apprendre, je ne le cacherai pas. J'ai commis autrefois

279 Zeus et Apollon, les deux représentants divins de la lumière dans le poème, l'ont puni pour ses divulgations trop explicites en lui envoyant une cécité précoce. L'obscurité est en effet une part nécessaire des révélations divines. 280 Notamment FRÄNKEL, 1968, p. 76.

la faute de révéler dans mon imprudence les arrêts de Zeus en détail et jusqu'au bout. Car telle est sa volonté : il ne faut dévoiler aux hommes que les oracles imparfaits de la divination, pour qu'ils aient encore besoin du secours des dieux. Ainsi, les signes divins se doivent d'être incomplets, voire obscurs : c'est pour cette raison que les oracles laissent une part d'interprétation, comme l'épiphanie des Héroïnes libyennes qui pose une énigme, ou les oiseaux que croise Mopsos. En plus de l'obscurité attachée aux arrêts divins, Phinée va jusqu'à préconiser un certain pragmatisme préférable à une confiance aiguë dans les l'assistance divine. Pour le franchissement des Symplégades, il conseille ainsi aux jeunes héros de s'appuyer davantage sur leurs propres capacités que sur le bon vouloir divin (II, 331-336) :

µηκέτιδὴνµηδ' αὐτοὶἐρητύεσθεκελεύθου, ἀλλ' εὖκαρτύναντεςἑαῖςἐνὶχερσὶνἐρετµὰ τέµνεθ' ἁλὸςστεινωπόν·ἐπεὶφάοςοὔνύτιτόσσον ἔσσετ' ἐνεὐχωλῇσιν, ὅσοντ' ἐνὶκάρτειχειρῶν. Τῶκαὶτἆλλαµεθέντες ὀνήιστονπονέεσθαι θαρσαλέως·πρὶνδ' οὔτιθεοὺςλίσσεσθαιἐρύκω.

(…) à votre tour, ne tardez pas davantage à vous remettre en route ; au contraire, assurez fortement vos mains sur les rames et fendez les flots du détroit, car le dépendra moins de vos prières que de la force de vos bras. Ainsi, négligeant tout le reste, faites au mieux, bravement. Mais auparavant, je ne vous interdis pas

d'adresser des prières aux dieux.

Dans la perspective de notre étude, le point fort de cette prise de parole est bien entendu

l'emploi du terme φάος : la lumière figurative de la vie et du salut habituellement associée aux

dieux sera le fruit des efforts humains. Les propos de Phinée révèlent donc un rapport ambigu à la divinité et à la religion, placé entre communication et distance, entre lumière et obscurité. La religion des Argonautiques s'éloigne alors à plusieurs reprises de son sens étymologique latin de liaison (re-ligere). Les liens de proximité disparaissent entre les dieux eux-mêmes. Zeus, puissance implacable mais invisible, ne préside plus d'assemblées divines comme chez Homère ; au contraire, les dieux s'organisent pour agir à son insu. C'est le cas des déesses Athéna et Héra au début du chant III, qui s'isolent du reste des dieux et en particulier de leur souverain pour comploter à leur aise (III, 8-9). Ce manque de confiance se communique même aux mortels : ainsi, Jason, en enlevant la toison d'or de l'arbre, craint qu'un dieu ne lui vole son butin (IV, 179-182) :

Ἤιεδ' ἄλλοτεµὲνλαιῷἐπιειµένοςὤµῳ αὐχένοςἐξὑπάτοιοποδηνεκές, ἄλλοτεδ' αὖτε εἴλειἀφασσόµενος·περὶγὰρδίεν, ὄφραἓµήτις ἀνδρῶνἠὲθεῶννοσφίσσεταιἀντιβολήσας.

Dans sa marche, tantôt il se couvrait l'épaule gauche de la toison, en la laissant pendre depuis le haut de sa nuque jusqu'à ses pieds, tantôt il l'enroulait en la prenant entre ses mains, tant il avait peur qu'un homme ou qu'un dieu ne vienne la lui

dérober.

Ce genre de notation est surprenant et ne serait guère imaginable dans un contexte homérique. Les dieux des Argonautiques, à la fois tragiques et fantastiques, se révèlent dans toute leur duplicité, dans un être composé à la fois d'ombre et de lumière. Le doute qui suit leurs apparitions et l'ambivalence de leurs signes est tel que l'hypothèse d'une réduction des dieux à de simples phénomènes naturels dans un mouvement de rationalisation alexandrine se pose.

2.3 Lumière et obscurité dans la représentation des dieux d'Apollonios de Rhodes : le signe d'une