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Foudre, sillons lumineux et arc-en-ciels : la lumière comme moyen de

2 αἰγλήεις

1.5 Foudre, sillons lumineux et arc-en-ciels : la lumière comme moyen de

mortels. L'exemple le plus célèbre de cette communication par la lumière est Zeus262

, dès le modèle

homérique, πατὴρ ἀνδρῶν τε θεῶν τε, père des hommes et des dieux, qui exprime sa colère en

lançant des éclairs. En effet, le roi des dieux, dit τερπικέραυνος263

, « qui se plaît à la foudre », manifeste par le fracas de la foudre sa volonté aux hommes, dans une perspective le plus souvent

comminatoire. Le264foudre de Zeus, phénomène lumineux à la fois impressionnant et bruyant,

262 Zeus est d'ailleurs au départ une divinité primitive de lumière indo-européenne. Le nom Jupiter vient de l'évolution d'un nom composé d'origine indo-européenne « *Dyeūs ph2ter » qui signifie « ciel-père » qui apparaît également dans le grec « Ζεύςπατὴρ » et le védique « Dyauṣ Pitā ». La première partie du composé vient de la racine indo-européenne *dyew-, qui désigne la lumière diurne. Zeus-Jupiter est alors le dieu du jour lumineux, là où Ouranos serait le dieu de la lumière stellaire nocturne attachée au ciel étoilé (*weranos) (ERNOUT-MEILLET, Dictionnaire

étymologique de la langue latine, Paris, Klincksieck, 1967, p. 329). Zeus est donc bien, avant Apollon, le dieu de la

lumière. L'étymologie nous apprend du reste à quel point la divinité est liée à la lumière dans la religion indo-européenne : Le mot « dieu » vient du latin deus, lui-même issu de la racine indo-indo-européenne *dei- « briller » qui, élargie en *deiwo- et 'en *dyew-, sert à désigner le ciel lumineux en tant que divinité ainsi que les êtres célestes par opposition aux êtres terrestres, les hommes. La forme la plus ancienne de cette racine se retrouve bien dans le nom de Zeus.

263 Voir par exemple Il. I, 419 ou Od. XIV, 268. La foudre n'est du reste qu'une des composantes de l'ensemble du domaine atmosphérique que couvre le dieu.

264 Pour bien établir le distinguo entre la foudre, le foudre, les éclairs : Zeus possède un foudre forgé par les Cyclopes, qui lance les éclairs. La foudre est un phénomène atmosphérique qui correspond à l'apparition de ces éclairs.

intervient surtout pour avertir, et éventuellement pour punir. Il n'est fait allusion qu'une seule fois à ce pouvoir de Zeus dans les Argonautiques, lorsque les Colques, mis en déroute par les Argonautes, s'enfuient et s'établissent qui dans une région, qui dans une autre. Les monts Kérauniens, c'est-à-dire

les monts de la foudre (ὁκεραυνός), en font partie (IV, 518-521):

(...) οἱδ' ἐνὄρεσσινἐνναίουσιν,

ἅπερτεΚεραύνιακικλήσκονται,

ἐκτόθενἐξότετούσγε∆ιὸςΚρονίδαοκεραυνοὶ νῆσονἐςἀντιπέραιανἀπέτραπονὁρµηθῆναι.

«(...) enfin, d'autres habitent les monts appelés Kérauniens, depuis que les foudres de Zeus le Cronide les ont détournés de passer dans l'île d'en face. »

La digression étymologique présente dans ce passage fait référence aux éclairs de Zeus. Cependant, ces éclairs n'émanent jamais de Zeus lui-même dans le poème : ce dieu se fait même

plutôt discret et distant. Il n'est invoqué qu'une seule fois par Aiétès, qui le prend avec Hélios à

témoin de l'outrage que lui fait sa fille (IV, 229) en s'enfuyant avec un étranger. Il intervient

néanmoins avec force après le meurtre d'Apsyrtos en manifestant sa colère(IV, 580-83). Mais cette

manifestation est uniquement auditive. En aucun cas Zeus n'est visible ou ne manifeste sa lumière. Le Zeus d'Apollonios n'a plus grand chose à voir avec son homologue homérique qui se plaît à lancer les éclairs.

H. De la Ville de Mirmont remarque avec justesse cette absence de lumière : « Dans le repos majestueux où il vieillit, le Zeus d'Apollonios n'est plus le Cronide homérique qui se réjouit à lancer la foudre, qui se plaît à faire jaillir la lueur blanche de l'éclair, le dieu au fracas retentissant qui gronde au plus haut du ciel, précipitant (...) la neige épaisse dont les blancs flocons couvrent la

campagne265

». La lumière de Zeus n'intervient pas de manière directe dans le poème d'Apollonios, ni en son nom. Elle n'a pas le caractère spectaculaire de la foudre du Cronide homérique. Mais elle apparaît incidemment çà et là : la toison d'or est comparée à la brillance du foudre de Zeus (IV,

185 : λαµπόµενονστεροπῇἴκελον∆ιός) D'autre part, dans une perspective de relecture hellénistique

sur le mode burlesque, la manifestation lumineuse la plus impressionnante de Zeus dans les Argonautiques a lieu lors de la description de la balle étincelante avec laquelle il jouait alors qu'il n'était qu'un tout petit enfant266

dans l'antre de l'Ida (III, 134), jouet magique qu'aucun don

265 DE LA VILLE DE MIRMONT, 1874, p. 216. Pourtant, les arrêts de Zeus ont leur importance dans le poème. Le souverain des dieux demeure invisible.

266 Représenter les dieux dans leur enfance (et même leur petite enfance : Callimaque présente ainsi une Artémis de trois ans dans l'hymne qu'il consacre à cette déesse) est un trait typiquement hellénistique. Dans le cas de la description de la balle, Zeus n'est pas présenté dans le détail de son enfance (toute la mignardise est davantage reportée sur Éros, qui est aussi un enfant) . Mais le fait que la mention de sa balle présente l'effet lumineux le plus puissant dans tout le poème n'en est pas moins un geste significatif, qui suggère que la domination de Zeus sera dérisoire dans l'épopée. Contrairement aux Phénomènes d'Aratos, qui à la même période s'ouvrent sur une invocation à Zeus, dieu tout- puissant et omnipotent, les Argonautiques d'Apollonios de Rhodes se caractérisent par une présence plus que discrète de ce dieu normalement au sommet du panthéon grec. C'est que l'épopée

d'Héphaïstos lui-même ne saurait surpasser par sa brillance (III, 135-36). Cette fameuse balle est comparée à une étoile filante qui trace dans le ciel un rayon lumineux (III, 140-141) :

(...) εἴµινἑαῖςἐνὶχερσὶβάλοιο, ἀστὴρὥς,

φλεγέθονταδι' ἠέροςὁλκὸνἵησιν.

Si tu la lances dans tes mains, comme une étoile filante, elle trace dans l'air un sillon lumineux

La lumière de Zeus est donc bien présente, mais de façon incidente, par le biais de deux comparaisons. Tout le reste du temps, le Cronide demeure en retrait. C'est bien plutôt son épouse Héra qui manie la lumière et la foudre. C'est en effet sous l'égide protectrice d'Héra, patronne du

νόστος de l'expédition dans le chant IV des Argonautiques, que l'équipage effectue son retour. L'itinéraire qu'ils empruntent est compliqué. Au moment même du départ de Colchide, Argos ne se souvient plus très bien de la route à suivre, malgré l'itinéraire indiqué par Phinée au chant II. Héra

leur vient alors en aide en traçant dans le ciel un sillon lumineux (ὁλκὸς) qui entre directement en

écho avec le sillon scintillant que trace la balle de Zeus dans le ciel (IV, 294-302) :

Ὧςἄρ' ἔφη·τοῖσινδὲθεὰτέραςἐγγυάλιξεν αἴσιον, ᾧκαὶπάντεςἐπευφήµησανἰδόντες στέλλεσθαιτήνδ' οἶµον. ἐπιπρὸγὰρὁλκὸςἐτύχθη οὐρανίηςἀκτῖνος, ὅπῃκαὶἀµεύσιµονἦεν. γηθόσυνοιδὲΛύκοιοκατ' αὐτόθιπαῖδαλιπόντες λαίφεσιπεπταµένοισινὑπεὶρἅλαναυτίλλοντο, ]οὔρεαΠαφλαγόνωνθηεύµενοι. οὐδὲΚάραµβιν γνάµψαν, ἐπεὶπνοιαίτεκαὶοὐρανίουπυρὸςαἴγλη µεῖνεν, ἕωςἼστροιοµέγανῥόονεἰσαφίκοντο.

Il parla ainsi : et la déesse leur offrit un présage de bon augure, à la vue duquel tous s'exclamèrent dans une pieuse clameur qu'il fallait faire voile sur la route qui était tracée. En effet, loin à l'horizon, un rayon venu du ciel traça son sillon qui s'étendait précisément là où il fallait passer. Ravis, après avoir laissé sur place le fils de Lycos, toutes voiles déployées, ils voguaient sur la mer, en gardant en vue les montagnes de Paphlagonie, mais ils ne doublèrent pas Carambis, car les vents et la lueur du feu céleste durèrent jusqu'au moment où ils atteignirent le vaste cours de l'Istros.

Cette évocation, qui propose une réécriture d'un passage homérique similaire (Iliade, IV, 75-77267

) donne à voir le balisage lumineux que la déesse Héra prend soin de mettre en place pour

d'Apollonios est d'un genre différent ; les divinités lumineuses qu'elle convoque et dont elle marque la présence avec insistance sont bien davantage Hélios, et surtout Apollon, là où la dimension lumineuse de Zeus semble complètement évacuée. Ce passage extrêmement riche de la balle d'Éros, sur lequel nous reviendrons, présente l'intérêt de mettre en rapport Zeus et Éros : la balle que propose Aphrodite à Éros, balle de Zeus avant de devenir la balle d'Éros, suggère une passation de pouvoir entre ces deux divinités (même si cela a des allures d'enfantillages). Dans les Argonautiques, Éros est effectivement le maître du monde, et non Zeus.

267 Οἷον δ̓ ἀστέραἧκε Κρόνουπάϊς ἀγκυλοµήτεω / ἢ ναύτῃσι τέρας ἠὲ στρατῷ εὐρέϊλαῶν / λαµπρόν·τοῦ δέ τε πολλοὶἀπὸσπινθῆρεςἵενται «Tel un astre que le fils de Cronos le Fourbe envoie en présage ou à des marins ou à des combattants d'une vaste armée, astre éclatant d'où jaillissent des étincelles par milliers. » (Trad. P. Mazon, CUF,

Iliade, t. I, p. 94). La comparaison s'applique ici à Athéna et à la promptitude de sa réaction. L'analogie qui est faite

guider les Argonautes. Ce sillon lumineux prend la forme d'un prodige de bon augure (τέραςαἴσιον) marquant la faveur qu'a la déesse pour l'équipage. Son ampleur spatiale (il s'étend loin devant :

ἐπιπρὸ) et sa persistance temporelle, qui s'ajuste parfaitement à la durée de la traversée de cet itinéraire par les Argonautes (302) témoignent de l'origine surnaturelle de cette lumière, qui établit un vrai trait d'union entre les hommes et la déesse Héra, qui manifeste sa protection par des effets lumineux217.

Un peu plus loin, alors que les Colques poursuivent l'Argo, Héra prend même la défense des Argonautes en passant à l'attaque. Elle manie alors véritablement la foudre, à l'instar de son époux, et la dirige contre les Colques (IV, 509-510) :

(...) Ἀλλ' ἀπέρυκενἭρησµερδαλέῃσι

κατ' αἰθέροςἀστεροπῇσιν.

Mais Héra les repoussait avec des éclairs effrayants à voir, jaillis du haut de l'éther. Cette prise en charge de la foudre par Héra et non par Zeus est une originalité qui distingue l'épopée d'Apollonios. La déesse utilise parfois aussi l'obscurité, comme le nuage dont elle enveloppe les Argonautes à leur arrivée en Colchide pour qu'ils échappent aux regards des habitants de la cité d'Aia (III, 210-211) :

ΤοῖσιδὲνισσοµένοιςἭρηφίλαµητιόωσα ἠέραπουλὺνἐφῆκεδι' ἄστεος, ὄφραλάθοιεν ΚόλχωνµυρίονἔθνοςἐςΑἰήταοκιόντες.

Héra qui les favorisait répandit un épais brouillard à travers la ville, pour qu'ils échappent à la multitude innombrable du peuple colque.

De même, un autre type de transfert des attributs lumineux de Zeus à son épouse Héra est observable dans les Argonautiques, où la déesse Iris, déesse de l'arc-en-ciel, se fait la messagère d'Héra, alors que dans l'épopée homérique, elle est attachée au service de Zeus. L'Iliade la présente ainsi comme une déesse chargée de porter les messages de Zeus, qui trace dans les airs des

arcs-en-ciel menaçants268

Chez Homère, Iris est une messagère de querelle. Chez Apollonios, où elle est au service

d'Héra, elle est au contraire une puissance bienveillante269

qui intervient au chant II (286-90) pour empêcher les Boréades de poursuivre les Harpies (qui sont, comme nous avons eu l'occasion de le

lumière, et même une lumière aux effets particuliers (des milliers d'étincelles en jaillissent). Ce présage, qui émane habituellement de Zeus chez Homère, est transféré chez Apollonios dans la personne d'Héra, correspondante féminine de Zeus ; il s'applique néanmoins à une situation habituelle en éclairant des marins.

268 (...) ἴρισσινἐοικότες, ἅςτεΚρονίων ἐννέφεϊ στήριξε, τέραςµερόπωνἀνθρώπων (XI, 26-27) « Semblables à des arcs-en-ciel que le fils de Cronos a fixés dans la nuée, présage effrayant pour les hommes à la voix articulée. » 269Le même type d'inversion des connotations s'observe dans le cas du dieu Apollon. Le dieu vengeur chargé d'apporter

la peste et la mort dans le chant I de l'Iliade, où « il allait, pareil à la nuit » se mue en un dieu chargé de lumière et de clarté synonymes au contraire d'un retour à la vie (cet aspect est très flagrant dans la seconde épiphanie).

voir, comparées à des éclairs, ce qui fait qu'elles relèvent du domaine de Zeus et d'Héra), puis au chant IV, chargée de demander à Héphaistos d'arrêter l'activité de sa forge (775-77) et à Thétis de se rendre chez Héra (773-74). Dans les Argonautiques, les interventions de Thétis ne s'accompagnent pas d'effets lumineux particuliers, mais confirment l'affirmation du pouvoir d'Héra dans le chant IV, déesse féminine du ciel lumineux où elle manie la lumière et la foudre avec bienveillance, contrairement au modèle homérique où la lumière de Zeus est souvent menaçante et funeste. La lumière signale donc pleinement la présence divine dans les Argonautiques. Les parcours dans lesquels elle se réfracte ont pu donner à voir ses fonctions de liant mythologique, de référent généalogique, et enfin de moyen de communication divin. Cependant, si la lumière tisse à l'occasion des liens étroits entre les dieux et entre les mortels qui sont issus de leur race, la relation entre les hommes et les dieux que dépeint Apollonios est également chargée d'ambivalence et d'obscurité, à l'image des autres systèmes de dialectiques entre lumière et obscurité déjà passés en revue.

2 Les hommes et les dieux dans les Argonautiques : quelques ombres au tableau.

2.1 Des dieux indifférents aux hommes ? De la proximité homérique à la prise de distance