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Les sauterelles

Dans le document CONTES ET PROPOS DIVERS (Page 77-81)

L

   du terroir que fut Pamphile Lemay a dit comment, un jour, dans son pays de Lotbinière, fut conjurée une invasion de sauterelles.

Les faits pareils dont on a gardé mémoire dans nos campagnes ne sont pas rares. J’en connais un, moins merveilleux peut-être, mais qui ne laisse pas de marquer la foi naïve de nos gens et leur juste croyance au surnaturel.

Ce que je vais raconter, et dont je fus témoin, se passa jadis dans une vieille paroisse de ma petite patrie.

On était au mois d’août, et depuis de longs jours une sécheresse dé-solait les champs. Longtemps exposée au soleil, la terre durcie était toute craquelée ; les blés dressaient, sur des chaumes trop grêles, des épis trop maigres ; sous une poussière grise, les prés dépérissaient. Pour rafraîchir le sol altéré, pour donner au creux des sillons les sucs aimés des racines, pour tout faire soudain croître et reverdir, il eût fallu de la pluie ; et il ne pleuvait point. Tout n’était cependant pas perdu ; on pouvait encore

es-Contes et propos divers Chapitre XX

pérer. Car, aux jours des Rogations, l’Église avait prié pour les fruits de la terre…

Da nobis, quœsumus, Domine, pluviam salutarem, et aridam terrae fa-ciem fluentis cœlestibus dignanter infunde.

Ainsi, devant l’autel, monsieur le Curé avait imploré la Providence :

« Donnez-nous, Seigneur, une pluie salutaire et répandez miséricor-dieusement les eaux du ciel sur le sol desséché. »

Avec confiance, malgré le soleil persistant, les paysans espéraient donc lapluie salutaire ;sûrement, elle viendrait à tomber.

Mais voici que, sur les terres du troisième rang, qui déjà avaient souf-fert plus que les autres, un nouveau fléau vint s’abattre : les sauterelles ! Elles arrivaient par essaims toujours plus nombreux, capables de tout vorer et de ne laisser sur le sol nu que des pailles déchiquetées. Pour dé-tourner cette menace, une pluie fine et bienfaisante ne suffirait pas ; les sauterelles ne seraient chassées que par une averse abondante, une pluie d’abat…Et c’est à quoi l’on ne pouvait vraiment pas s’attendre.

Il n’y avait qu’une chose à faire : forcer la main à la Providence, faire conjurer les sauterelles !

L’affaire était pressante. Les sauterelles avaient commencé leurs gâts ; demain, elles seraient légion ; et, s’il ne pleuvait pas, tout serait dé-truit.

Dès le lendemain, qui était un dimanche, une délégation des habitants du troisième rang se présentait au presbytère et priait le Curé d’aller exor-ciser leurs champs.

Le Curé ne manqua pas de rappeler qu’aux Rogations il n’y avait pas eu beaucoup de monde à l’église… Mais il promit d’aller, après vêpres, bénir les champs menacés.

Après vêpres, il s’y rendit en effet, accompagné des chantres, de deux enfants de chœur, et d’un groupe de fidèles.

Ce fut une belle, une touchante, et, dans sa simplicité, une grandiose cérémonie.

Tous les habitants du troisième rang, jeunes et vieux, étaient réunis, à une croisée de chemins, attendant l’arrivée du prêtre. Plusieurs, venus des concessions voisines, s’étaient joints à eux.

Contes et propos divers Chapitre XX

La procession se forma. En tête, la Croix, portée haut par un ancien ; puis, le Curé, en surplis et avec l’étole ; deux enfants de chœur, porteurs du bénitier et du goupillon ; les chantres, en un petit groupe ; et, à la suite, la foule, pieuse et recueillie, attentive aux prières, le chapelet aux doigts, têtes nues au grand soleil.

Ainsi, tout le long du chemin, se déroula la procession. À main gauche, à main droite, le Curé bénissait les champs ; il entonnait les hymnes, que reprenaient les chantres et la foule ; il disait les oraisons…

Effunde, quaesumus, Domine Deus noster, benedictionem tuam super populum tuum et super omnes fructus terrae…

Largire, quaesumus, Domine, congruam terrae fructuum ubertatem…

Deus, in quo vivimus, movemur, et sumus, pluviam nobis tribue congruen-tem…

Oblatis, quaesumus, Domine, placare muneribus ; et opportunam nobis tribue pluviae sufficientis auxilium…

Et toujours, à droite, à gauche, le geste bénisseur aspergeait d’eau sainte les champs voisins.

À la croix du chemin, qui se trouve à mi-distance, les femmes, les enfants, quelques vieillards étaient groupés. La procession s’arrêta, pour réciter les litanies des Saints.

Ut fructus terrae dare et conservare digneris,disaient les chantres ;te rogamus, audi nos,reprenait la foule.

Toujours dans une lumière implacable, le défilé reprit sa marche et ses prières. Il atteignit les dernières terres du rang sous les rayons obliques, mais encore ardents, du soleil penché vers l’horizon.

De retour au presbytère, chez mon hôte, ému par ce que je venais de voir et d’entendre, il ne me vint même pas à l’esprit d’exprimer un doute sur les suites de l’exorcisme.

Quant au Curé :

— Il pleuvra, si Dieu le veut, dit-il.

Tard dans la soirée, nous allâmes tout de même, comme des augures, consulter le firmament : ciel clair, sans nuages, plein d’étoiles !

Il fallait bien se résigner. À peine avais-je fermé l’œil pour la nuit qu’un bruit inattendu me réveilla : le crépitement d’une averse sur les tuiles du toit. Une pluie salutaire, abondante et subite, tombait du ciel,

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s’abattait sur la terre !

Le fléau des sauterelles était conjuré, et par surcroît il y avait de l’eau dans les sillons.

†††

Tantôt, après la messe, au pied de l’autel, le Curé dira :

« Ouvrages du Seigneur, bénissez tous le Seigneur…

« Pluies et rosées, bénissez toutes le Seigneur…

« Rosées et bruines, bénissez toutes le Seigneur…

« Plantes qui germez sur la terre, bénissez toutes le Seigneur »…

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CHAPITRE XXI

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