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L’histoire en action

Dans le document CONTES ET PROPOS DIVERS (Page 40-44)

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’   la bataille des Plaines d’Abraham.

L’affaire a eu lieu à l’école du deuxième arrondissement de chez nous, sous la direction du Curé de la paroisse, qui est de mes amis et que j’accompagne volontiers dans ses courses.

Deux fois la semaine, toute l’année durant, Monsieur le Curé visite l’une ou l’autre de ses écoles, pour y donner des leçons d’histoire du Ca-nada. Ces leçons sont illustrées en la manière que je vais vous dire ; c’est proprement de l’histoire en action.

Au jour fixé, c’est grande fête chez les écoliers. La classe est pleine.

Nul ne voudrait manquer la leçon.

Aussi bien, mon Curé, outre qu’il est un merveilleux conteur, sachant parler aux petits comme aux grands, a le sens du pittoresque et comme le don de la mise en scène. De quelque partie de l’histoire qu’il s’agisse, quel que soit l’épisode évoqué, son récit est toujours vivant, d’un intérêt qui ne se relâche pas et que relèvent, de temps en temps, des traits piquants

Contes et propos divers Chapitre X

ou tragiques. L’histoire, avec lui, est toujours un drame… ou une comédie.

Ce jour-là, on allait apprendre comment, aux Plaines d’Abraham, s’était joué le sort de la Nouvelle-France.

Se faisant d’abord simple narrateur, Monsieur le Curé, au pupitre du maître, dit quel était l’état de la colonie, au printemps de 1759, au moment où une flotte anglaise remonta le Saint-Laurent, du Bic à l’Île-d’Orléans.

– Puis, il rappelle la situation de Québec : promontoire gardé vers le sud et vers l’est par l’escarpement des falaises, mais qu’il faut protéger, du côté de la Saint-Charles, par des ouvrages de défense. Quelques détails, ensuite, sur les forces qui vont s’affronter : à bord de leurs navires, de l’Île-d’Orléans à l’Anse-des-Mères, les Anglais, et débarqués à Montmorency, à Lévis, les Anglais, encore, qui pillent et ravagent ; dans Québec et au camp de Beauport, attendant l’ennemi, les Français, les Canadiens, et des sauvages. – Les chefs : à la tête de la garnison, Montcalm, avec M. de Vaudreuil, le chevalier de Lévis, Bougainville ; commandant les troupes de l’assaillant, le général Wolfe…

Au tableau noir, un plan est tracé, qui montre l’emplacement des redoutes, des palissades, la position des corps d’armées, leurs mouve-ments…

Le récit commence.

Dans la nuit du 13 septembre, les Anglais débarquent sur les grèves du Foulon ; Wolfe à leur tête, ils gravissent la falaise. Vergor sommeille.

Au petit jour, l’armée anglaise est rangée en bataille, sur les Plaines, dans les replis des Buttes à Neveu.

Montcalm sort des murs, avec sa troupe, qu’il déploie.

La bataille s’engage. Escarmouches, mêlée, exploits.

Wolfe tombe et meurt.

Montcalm est blessé.

Erreurs et fautes. Les Anglais, deux contre un, l’emportent. Ils sont vainqueurs.

Le 18 septembre, Québec capitule.

Tout est fini.

Le récit est nerveux, animé ; des détails font revivre sous nos yeux les différentes phases du bref combat ; on voit évoluer les troupes ; on croit assister à la bataille, qui, pourtant, ne se déroule encore qu’au tableau

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noir…

— Maintenant, mes enfants, pour bien nous rappeler tout cela, pour n’en rien oublier jamais, nous allonsjouer la bataille des Plaines, dit le Curé.

Tous le suivent dans la cour de l’école, où, par ses soins, le champ de bataille a été aménagé. Au bout du terrain, se dresse un mur fait de blocs de neige, durcie : c’est la forteresse, c’est Québec, que Français et Canadiens ont à défendre. À quelque distance, un banc de neige figure les Buttes à Neveu, où l’ennemi, après avoir escaladé une falaise dans le champ voisin, se cachera.

Tout va se passer ainsi qu’il a été réglé : les deux armées évolueront, se déploieront, attaqueront, sauf quelques incidents imprévus, comme l’his-toire le rapporte. Du haut du promonl’his-toire, le Curé dirige l’action.

Les règles du jeu sont connues : on se bat à coup de mottes de neige, et il est entendu que tout homme atteint par un de ces projectiles est mort.

Tout d’abord, la distribution des rôles avait suscité des difficultés. Per-sonne ne voulait jouer celui de Vergor ; on dut se passer de Vergor. De plus, tous auraient préféré être parmi les miliciens de Montcalm. On eut quelque peine à recruter, pour le général Wolfe, une armée convenable.

Il faut bien noter aussi qu’au plus fort du combat il y eut chez les Anglais des défections. Quand parurent les sauvages, de la peinture aux joues, des plumes de coq sur la tête, et poussant des cris épouvantables, on vit le général Wolfe lui-même, emporté par l’enthousiasme, abandonner les siens et se joindre à cette troupe hurlante !

Bref, peu s’en fallut que la victoire ne restât à Montcalm ! Pour ne point faire mentir l’histoire, le Curé dut passer à l’ennemi, prendre la place de Wolfe, se faire tuer d’une balle de neige en pleine face ! Ce qui ne l’empêcha pas de ressusciter aussitôt, contrairement à toute discipline, et d’assurer, par des prodiges de valeur, le succès des armes anglaises et la défaite des Français.

Il arriva, ainsi qu’il le fallait, que ceux-ci, ayant épuisé les munitions amassées dans la forteresse, durent se retirer sous une grêle de balles, pendant que les sauvages, ignorant les lois de la guerre, criaient comme de plus belle, et ne cessaient de brandir leurs tomahawks !

— La semaine prochaine, annonça le Curé, nousjoueronsla bataille de

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Sainte-Foy, et les Français auront le dessus.

†††

On n’enseigne pas de la sorte l’histoire sans qu’il en coûte. Ce qui n’était que jeu pour les enfants devait être, pour Monsieur le Curé, à son âge, une assez rude besogne. Il revint au presbytère, exténué. Pour animer l’action, il s’était mêlé à la troupe, avait pris part à la bataille, s’était dé-pensé sans regarder à la fatigue. Sa soutane était déchirée, il avait perdu ses lunettes, il avait reçu dans l’œil une boule de neige… Mais il était heu-reux : il avait enseigné à ses enfants quelque chose qu’ils n’oublieraient point et, par surcroît, les avait amusés.

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CHAPITRE XI

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