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Les ruses de la complicité : sur l'influence supposée de Spinoza sur Marx 110 

Il semble difficile de dire quelle image Marx se faisait de Spinoza. Et celle-ci n'est certainement pas univoque. Philosophe maudit, philosophe sanctifié ; patriarche du rationalisme, icône du mysticisme, Spinoza est perçu de différentes façons en Allemagne. Bien qu'on puisse avec certains auteurs le considérer comme l'emblème du dogmatisme, comme un représentant de la Schulmetaphysik qui, de Suarez à Wolff190, subordonne l'existence à l'essence

et donc à une exigence de systématicité, ce n'est pas le même Spinoza chez Kant, chez Fichte, chez Schelling et chez Hegel. Et c'est encore un autre usage qui transparaît dans éloges de Spinoza comme un penseur du En kai pan, de l'Un-tout, comme philosophe de la totalité expressive, qui dépasse les antinomies de l'idéalisme spéculatif au profit d'une issue à la fois mystique et vitaliste. Le spinozisme apparaît simultanément comme rationalisme dogmatique et comme mysticisme, comme système spéculatif et comme mode d'existence. Quand Jacobi, dans les années 1780, raconte à Mendelssohn que Lessing, peu avant sa mort, aurait confié être pleinement en accord avec la doctrine de Spinoza, il donne le coup d'envoi de ce qui a été convenu d'appeler le « Pantheismusstreit », ou querelle du panthéisme. Il n'est cependant pas question de soumettre les différentes lectures de Spinoza à un point de vue totalisant qui ferait le départ entre les « mauvaises lectures » et le « vrai Spinoza ». Comme nous en avertit Vaysse, « […] le droit au contresens est parfaitement légitime dans certaines conditions et qu’il est dérisoire de reprocher à un penseur les usages qu’il peut faire de ses prédécesseurs ». Car en réalité l'histoire de la philosophie progresse par contresens : ne seraient-ce pas alors les contresens de Marx au sujet de Spinoza qui permettraient de retrouver un certain spinozisme au-delà de l'image du philosophe hollandais dans le contexte allemand de l'époque ?

Spinoza est perçu en Allemagne comme le philosophe des carrefours : il est là où le romantisme et l'idéalisme se rencontrent, là aussi où la philosophie allemande rencontre Spinoza. Le Pantheismusstreit représente un moment crucial pour le développement de l'idéalisme spéculatif, qui tient en échec la rationalité de l'Aufklärung et ouvre le champ aux

   

         

190 À propos de Wolff, Vaysse reprend de manière tout à fait pertinente la formule de Gilson : « Wolff accomplit

et parachève ainsi tout le processus d’essentialisation de l’existence qui, pour reprendre la formule de Gilson, institue depuis Suarez l’ontologie comme ‘la science de l’être intégralement désexistentialisé’ » (p. 22).

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débats post-kantiens. Dans ce contexte, Spinoza est aussi bien la condition de possibilité des Lumières que la plus grande menace qui pèse sur elles, car si d'un côté c'est à partir de son supposé dogmatisme que Jacobi en viendra à caractériser la philosophie comme nihilisme, le spinozisme représenta aussi la tentative la mieux achevée d'intégrer la finitude à l'infinitude. Si l'idéalisme pouvait fournir un concept de liberté définie comme autonomie, il échouait à fonder la doctrine de la liberté. Depuis sa condamnation jusqu'à sa réhabilitation, l'histoire de la réception de Spinoza en Allemagne montre comment sa conception métaphysique pouvait être réinvestie par les défis rencontrés par la philosophie allemande, qui tentait de dépasser les apories du dualisme critique – représentation/chose en soi, intelligible/sensible. Le panthéisme permettait d'ailleurs de répondre à l'une des exigences fondamentales de l'idéalisme : comment penser la totalité à partir d'un système de liberté ? L'Absolu et sa manifestation doivent-ils rester étrangers l'un à l'autre, ou bien est-il possible de les concilier sans subordonner la conscience à une puissance extérieure ? Le spinozisme représentait alors la plus grande objection possible à toute révolution copernicienne qui tenterait de séparer le sujet fini de l'Absolu.

Contrairement aux efforts cartésiens pour concevoir une philosophie de la conscience en commençant par le cogito, Spinoza commence l'Éthique par Dieu, c'est-à-dire, par la substance infiniment infinie. La puissance à partir de laquelle les choses naturelles sont nécessairement déterminées à exister et à agir est la puissance de Dieu lui-même, qui n'est rien d'autre que la Nature (Dieu ou la Nature – selon la formule latine : Deus sive Natura). Ainsi, l'effort (c'est-à-dire le conatus) par lequel chaque chose persévère dans son existence exprime directement la puissance de Dieu. En découle la coextensivité de Dieu, en tant que libre créateur de la nature (ou nature naturante) à l'ensemble des choses engendrées par lui de manière déterminée (ou nature naturée)191. Plus encore, Spinoza ne se contente pas de mettre sur le

même plan deux ordres de réalité : il les fusionne. Dieu n'est pas seulement la cause efficiente de tout ce qui existe, c'est-à-dire ce sans quoi les choses ne peuvent pas exister. Il est également la cause des essences des choses, c'est-à-dire que les essences dépendent de Dieu pour être conçues (E, I, prop. 25, dem., p. 58). En d'autres termes, Dieu est la cause de l'être des choses192.  

 

         

191 Sur la distinction entre nature naturante et nature naturée, cf. E, I, prop. 29, sc., p. 66.

192 Il s'agit pour Spinoza de comprendre Dieu simultanément comme causa essendi et comme causa fiendi. Dans

le second sens, les choses viennent à l'existence ; dans le premier, les choses sont comme elles sont, c'est-à-dire persévèrent dans leur être, dans leur forme. On ne peut que reconnaître ici un certain héritage scolastique. Cf. E, II, prop. 10, cor., sc., p. 110.

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En effet, les choses singulières ne peuvent être comprises comme des unités sectaires. Au contraire, elles sont des affections des attributs de Dieu. Elles sont des « manières par lesquelles les attributs de Dieu s'expriment de manière précise et déterminée »193 (E, I, prop. 25, cor., 60).

Une causalité immanente, qui relie le créateur à la créature, n'admet aucune séparation entre la dimension productive de la réalité et sa dimension produite, si tant est même qu'on puisse les distinguer. En réalité, « Dieu est de toutes choses cause immanente, et non transitive »194 (E, I,

prop. 18, p. 50), étant donné qu'il produit l'effet sur lui-même et non à l'extérieur de lui195.

Spinoza soutient donc que la Nature est autocréatrice, qu'elle persévère dans l'existence avec la même puissance que celle qui découle de son essence (E, I, prop. 34, dem., p. 77), car, à la différence des autres choses, elle est dotée d'une essence qui enveloppe son existence – qui implique son existence196. Elle est positivité absolue.

Puisque Dieu est immanent aux choses, sa puissance s'exprime à travers ces choses, par leur biais, et non sur elles. Elle agit à partir du dedans et non du dehors. Si la Nature constitue un plan absolument positif, qui n'admet pas l'extériorité ou la négativité, nous pouvons en déduire l'existence chez Spinoza d'un naturalisme intégral. Tout est compris dans la Nature. Tout est soumis aux déterminations propres d'un même plan. Chacun des modes finis exprime une partie, une intensité, de la puissance divine, sans être absorbé en elle, c'est-à-dire sans être submergé dans une totalité197. Et ce, parce que chaque mode fini persévère dans l'existence et

affirme son essence propre, qui ne peut pas être confondue avec l'essence des autres choses. D'ailleurs l'essence de Dieu n'est pas un élément constitutif de l'essence d'un mode fini. En effet, concernant l'homme – qui est un mode fini comme n'importe quel autre – Spinoza soutient qu' « à l'essence de l'homme n'appartient pas l'être de la substance, autrement dit, la substance ne constitue pas la forme de l'homme »198 (E, II, prop. 10, p. 108). De manière plus radicale,

   

         

193 « modi, quibus Dei attributa certo et determinato modo exprimuntur ». 194 « Deus est omnium rerum causa immanens, non vero transiens ».

195 On peut suggérer un rapprochement significatif avec la pensée de Guillaume d'Ockham, dans la mesure où

Spinoza défend, au-delà de l'activité créatrice, une activité de conservation sous-jacente à l'ordre existant. Ainsi, il appréhende Dieu comme causa conservationis, ce qui établit sur de nouvelles bases son caractère de cause efficiente de tout ce qui existe, et rend impossible toute compréhension dichotomique qui sépareirait Dieu et sa création. Dieu est sa propre création. Se trouve ainsi renforcée l'idée selon laquelle il est causa sui, c'est-à-dire cause de lui-même.

196Cf. à ce sujet E, I, props. 20 et 24, pp. 52 e 58.

197Pour une discussion sur le supposé panthéisme de Spinoza, cf. MACHEREY, 1979, p. 36-40, et CHAUÍ, 1999,

p. 315-322.

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l'essence de la Substance n'implique pas l'essence de l'homme car cela équivaudrait à dire que l'essence de ce dernier enveloppe son existence ; de sorte que l'homme existerait nécessairement199, et serait, par conséquent, quelque chose d'absolu, d'infini, d'immuable et

d'unique, ce qui contredit violemment l'expérience. Appartient au contraire à l'essence de l'homme – ainsi que de tout mode fini – ce qui, en venant à l'existence, implique nécessairement l'existence de la chose et qui, en cessant d'exister, implique l'inexistence de la chose. Une telle définition de l'essence signifie sa réciprocité avec l'existence de cette chose dont elle est l'essence. L'essence n'est donc pas un principe d'intelligibilité absolu ou le moyen exclusif de l'accès à la chose. Au contraire, le processus d'individuation n'a lieu qu'à travers l'existence de la chose, jamais par le biais d'une essence antérieure à l'existence de la chose.

4. 1. Spinoza, un ancêtre de Marx ?

On a beaucoup parlé de l'influence supposée de Spinoza sur Marx200. En 1965, Althusser

affirmait : « la philosophie de Spinoza introduit une révolution théorique sans précédent dans l’histoire de la philosophie […], au point que nous pouvons tenir Spinoza, du point de vue philosophique, pour le seul ancêtre direct de Marx » (ALTHUSSER, 1996a, p. 288). Le présent chapitre vise à évaluer s'il existe de fait une relation historiographique entre les deux auteurs, ou si cette « ancestralité » si souvent mise en évidence n'est pas seulement le résultat d'une certaine pensée romantique qui, amoureuse des doctrines de Spinoza et de Marx, serait à la recherche de quelque chose de plus que les simples relations théoriques qui existent les deux penseurs. Comme nous l'avons soutenu dans le chapitre précédent, après sa démission de la

Rheinische Zeitung et son désenchantement à l'égard de la stratégie politique qu'il avait

   

         

199 Dans ce cas l'homme serait causa sui, c'est-à-dire cause de lui-même.

200 Ces dernières années ont été publiés au moins trois importants travaux sur ce thème : Fischbach, La production

des hommes (FISCHBACH, 2005), Pascucci, La potenza dela povertà (PASCUCCI, 2006), et Lordon, Capitalisme et servitude (LORDON, 2010). Les travaux de Fischbach autant que ceux de Pascucci insistent sur l'analyse de la

relation de Spinoza et de Marx à partir d'une influence potentielle, c'est-à-dire d'affinités qui ont lieu au niveau historiographique. La recherche de Lordon, quant à elle, a le mérite d'aborder cette relation à partir de potentielles affinités théoriques. Il tente ainsi d'étudier à partir de la théorie spinoziste des affects le problème du consentement dans les rapports de domination capitalistes, tels qu'ils sont décrits par Marx.

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jusqu'alors mis en œuvre, Marx inaugure une nouvelle manière de poser les problèmes politiques. Ce changement annonce déjà le règlement de comptes avec sa conscience philosophique – comme il le dira en 1859 dans la Préface de la Contribution à la critique de

l'économie politique, où il analyse rétrospectivement le moment d'élaboration de l'Idéologie allemande et explique qu'à ce moment, lui et Engels ont décidé de « régler [leurs] comptes avec

[leur] ancienne conscience philosophique »201 (MARX, 1961, p. 10).

Bien que ce règlement de comptes implique un mouvement constant d'allers-retours, on peut dire qu'après le moment rhénan – et nous associons ici le moment de Kreuznach et le tournant parisien –, Marx n'est jamais revenu au paradigme politique et à la véritable philosophie para-politique qu'il défendait dans ses premiers écrits. Les changements constants qui s'ensuivent à partir du séjour de Marx à Kreuznach à l'automne 1843, ne sauraient dissimuler le fait que, depuis ce moment, Marx n'a cessé de dénoncer les illusions de la pensée utopique, c'est-à-dire d'une philosophie politique négative, simple imposition d'un devoir-être (« Sollen ») - manière dont procède l'anticléricalisme bourgeois de Bauer dénoncé dans Sur la question

juive202. La transformation doit être pensée à partir des luttes effectives menées dans le réel ; et

en ce sens, la transformation ne renvoie pas à proprement parler à un futur, mais à une futurité, toujours ancrée dans les présupposés actuels sans pourtant jamais s'y dissoudre. Il s'agit alors de donner de nouveaux principes au monde à partir des principes du monde. Tout ce langage annonce déjà – sans pour autant épuiser sa nouveauté -la formule de l'Idéologie allemande : « Le communisme n'est pas pour nous une situation devant être instaurée, un idéal vers lequel devrait converger la réalité effective. Nous appelons communisme le mouvement effectif qui dépasse la situation actuelle »203 (MARX, 1978b, p. 35).

La critique d’Althusser est tout à fait juste en ceci que les textes du moment de

Kreuznach, en mettant en avant l'idée d'une réappropriation pratique d'une essence

   

         

201 « mit unserm ehemaligen philosophischen Gewissen abzurechnen ».

202 Il est certain, comme nous l'avons exposé au chapitre précédent (section 4.1) que cette précaution prise contre

la philosophie négative était déjà présente en 1841, dans la thèse de doctorat de Marx. Cependant il est évident que les textes rédigés au cours de cette période portent la trace d'une perspective négative, qui fait l'apologie de sa position comme système particulier. Comme nous avons tenté de l'expliquer, c'est par le biais du langage de

l'énigme que Marx abandonne résolument ses premières convictions : ainsi, de l'apologie de sa propre position en

tant que système particulier, de la défense d'une Weltanschauung privée et de toute forme de catéchisme révolutionnaire.

203 « Der Kommunismus ist für uns nicht ein Zustand, der hergestellt werden soll, ein Ideal, wonach die

Wirklichkeit sich zu richten haben [wird]. Wir nennen Kommunismus die wirkliche Bewegung, welche den jetzigen Zustand aufhebt ».

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aliénée, témoignent en effet d'une appréhension encore négative du réel, liée, comme nous l'avons vu, à une philosophie méta-politique. Pourtant, ces textes contiennent également l'annonce de ce qui va suivre. Si on considère la Critique de la philosophie du droit de Hegel comme un moment fondamental pour la genèse d'une approche authentiquement marxiste204 du

problème de la transformation, il faut s'intéresser à un fait singulier. Si le texte témoigne d'une forte influence de Feuerbach, il semble renvoyer par certains de ses aspects à un autre auteur : Spinoza. Le cœur de l'argumentation peut en effet être compris à la lumière de la conception spinoziste de la démocratie ; et notamment à deux caractéristiques de la démocratie spinoziste. Spinoza affirme la primauté de l’État démocratique (imperium democraticum) sur tous les autres, « parce qu'il paraissait le plus naturel et le plus proche de la liberté que la nature accorde à chacun »205 (TTP, XVI, § 11, p. 520). La démocratie, à la différence des autres régimes, se

définit donc par le fait que, chez elle, le but ou la finalité de sa mise en place – la conservation de la liberté – correspond à l'essence politique des hommes – le désir de gouverner et de ne pas être gouverné. Elle est donc l'articulation naturelle entre une organisation spécifique de la vie collective et la nature même de la politique. En d'autres termes, la démocratie est la réalisation même du politique. Pour cette raison, elle est le seul régime susceptible d'être défini comme

absolu en tout206 (TP, XI, § 1, p. 268). La perspective spinoziste permet ainsi de dépasser la

conception hégélienne en pensant l'immanence absolue de la démocratie, et en libérant ainsi le concept du politique de son encadrement bureaucratique, où il est l'otage d'une logique de légitimation exogène. En ce qui concerne la Critique de la philosophie du droit de Hegel et les

Manuscrits économico-philosophiques de 1844, il nous semble plus productif de renoncer à la

perspective de l’influence directe de Spinoza sur Marx. A la place d’une telle influence, nous soutenons que le rapport doit être analyse en termes de spinozisme, c’est-à-dire, à partir du point de vue d’un phénomène culturel interne aux Lumières. Cette perspective nous permettra de satisfaire une précaution méthodologique posée par Marilena Chauí. Ainsi, dans la mesure où l’accent portait sur l’influence directe, ce qu’impliquait la validation d’une conception fondée sur l’image de la tradition – comme on voit même chez Althusser et Negri –, on perdait de vue le développement intellectuel de Marx, auprès duquel la dialectique a joué un rôle décisif, ce

   

         

204 Il n'est pas question ici d'identifier un moment plus authentique au sein de l'œuvre de Marx, mais bien de

considérer ce moment comme étant représentatif d'une perspective théorique qui ne peut simplement se référer aux discours philosophiques en vogue à l'époque de Marx.

205 « quia maxime naturale videbatur et maxime ad libertatem, quam natura unicuique concedit, accedere ». 206 L'expression en latin est omnino absolutum.

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que nous amènerait, malgré tous les soins, à l’élaboration d’un étrange mosaïque d’influences variées (CHAUI, 1983, 4-5).

Si l'on veut étudier les rapports entre les réflexions de Spinoza et Marx autour du problème de la démocratie et de la transformation politique, il faut d'abord s'interroger sur la nature de telles affinités. Nous nous trouvons de ce point de vue à la croisée de deux chemins : celui de l'approche historiographique et celui de l'approche théorique. Dans le présent chapitre, nous nous pencherons sur l'hypothèse d'une l'influence de Spinoza sur Marx. Nous nous référerons pour cela à un texte de Quentin Skinner, fondamental pour la méthodologie collingwoodienne, où l'auteur préconise que toute considération sur une influence supposée soit soumise à un triple examen. S'agissant de l'influence de Spinoza sur Marx, nous devons prendre certaines précautions. En premier lieu, il faut vérifier concrètement si Marx a bien lu Spinoza. En deuxième lieu, il faut confirmer que Marx n'aurait pas pu tirer d'un autre auteur les idées qu'on attribue à Spinoza. En troisième lieu, il reste à montrer que Marx n'aurait pas pu parvenir à ses conclusions de façon indépendante, sans s'appuyer sur la pensée de Spinoza (SKINNER, 2002, p. 75-6). Bien qu'on puisse juger quelque peu exagérées les précautions de Skinner - notamment parce qu'elles requièrent deux preuves négatives, qui, étant donné qu'elles sont négatives, exigent un effort d'enquête considérable - elles n'en sont pas moins utiles à titre d'avertissement. Le présent chapitre possède donc quatre objectifs. Dans un premier temps, nous voudrions délimiter un ensemble d'idées que Marx pourrait effectivement avoir assimilées à partir de ses lectures de Spinoza. Dans un deuxième temps, nous tenterons de déterminer la place spécifique que ces idées occupent dans les textes de Marx. Dans un troisième temps, nous nous intéresserons au moment où Marx s'éloigne nominalement de Spinoza, mais aussi de l'ensemble d'idées potentiellement issues de ses lectures de Spinoza. Enfin dans un quatrième temps, nous verrons que, s'il est possible de déterminer le moment où Marx rejette Spinoza, c'est en fait justement à cette période que Marx s'approche le plus résolument de la pensée de Spinoza, et entretient avec elle la plus forte complicité théorique. Par conséquent, les affinités théoriques entre Spinoza et Marx nous paraissent plus riches et intéressantes que les affinités historiographiques. C'est pourquoi dans les prochains suivant, nous nous interrogerons sur la relation entre Spinoza et Marx concernant les problèmes de la démocratie et de la transformation à partir d'une approche essentiellement théorique.

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4.2. Spinoza: entre Démocrite et Épicure

Les premières références de Marx à Spinoza remontent à 1841, quand Marx, encore étudiant de philosophie, préparait sa thèse de doctorat intitulée La différence entre les

philosophies de la Nature de Démocrite et Épicure, soutenue en avril de la même année207.

Dans sa thèse, Marx tente, à partir de l'image du clinamen épicurien situé dans un monde de