• Aucun résultat trouvé

3. L'identité bosniaque dans les rapports inter-communautaires

3.1 Les religions guerrières et discriminantes

Les symboles religieux brandis pendant la guerre des années 1990 participèrent à la construction d’une identité islamique fondamentalement guerrière. Les unités militaires bosniaques qui observaient les préceptes religieux les plus rigoureux se rebaptisèrent aux noms de Bérets Verts, Moudjahidines, Légion verte ou Brigades musulmanes117. Alija

Izetbegovic, chef politique et chef de guerre, fut reconnu leader spirituel par certains, un « combattant de l’islam », envoyé par Dieu pour « guider les musulmans dans le droit

115BOUGAREL Xavier, « L’islam bosniaque, entre identité culturelle... », Op. Cit., p. 100. 116Ibid. p. 100

117VELIKONJA Mitja, « In hoc signo vinces : religious symbolism in the Balkan wars 1991-1995 » in International journal of politics, culture and society, Vol. 17, N°1, Automne 2003, p. 30.

chemin »118, la « première personne après Mahomet à révéler l’ultime vérité »119 (sic !). Le roi

Fahd d’Arabie saoudite décora le président bosniaque d’une médaille pour « sa contribution à la diffusion de l’islam »120.

A l’instar des Croates et des Serbes, les Bosniaques identifient aujourd'hui leurs autorités religieuses comme dépositaires légitimes de leur identité nationale121. Les élites politiques à la

tête des partis nationalistes sont très largement discréditées. Selon une enquête effectuée en 2007 par les Nations Unies dans tout le pays, 64% des sondés considéraient leurs représentants politiques comme corrompus122. Au plus près des populations, les autorités

religieuses sont perçues comme proches des préoccupations du peuple. Dans un article qui questionne la place des autorités religieuses dans le déchaînement de violence des années 1990 et dans la possible réconciliation inter-communautaire, Janine Natalya Clark fait apparaître les signes d’ouverture de certaines autorités religieuses musulmanes en faveur d’une Bosnie multiculturelle, notamment dans le cadre du Conseil inter-religieux créé en 1997123. Cet organe représentatif est né de l'application des accords de Dayton. Les plus hautes

autorités religieuses du pays y siègent : le grand mufti musulman, le cardinal catholique, le patriarche orthodoxe serbe et le président de la communauté catholique. En 2004, il connut une grave crise, suite au retrait des parties catholique et orthodoxes124. Le patriarche Nikolaï

dénonçait le silence autour des crimes commis à l'encontre des Serbes pendant la guerre, alors que le cardinal Pulic aurait réagi à l'arrestation par la SFOR d'Ante Jelavic, ancien président

118Selon les propos d’Adil ZULFIKARPASIC, cités in Bosnjak Adil Zulfikarpasic, Bosnijascki insitut, Zurich, 1995, p.172.

119Propos de Miroslav JANCIC cites in MOJZES Paul, Yugoslavian Inferno : Ethnoreligious warfare in the

Balkans, New-York, 1998, p.94.

120VELIKONJA Mitja, « In hoc signo vinces... », Op. Cit., p. 30.

121Nous avons déjà montré que chaque groupe national se définit avant tout par son identité religieuse (Les Croates sont catholiques, les Serbes orthodoxes et les Bosniaques musulmans).

122Rapport de l'United Nations development programme 2008b, p. 15.

123CLARK Janine Natalya, « Religion and reconciliation in Bosnia and Hercegovina: are religious actors doing enough ? » in Europe-Asia studies, Vol. 62, N°4, juin 2010, p. 677. Le conseil réunit les représentants des quatre religions de Bosnie-Herzégovine (la minorité juive, estimée à un millier d’individus, y est aussi représentée).

124« Bosnie : l'Eglise orthodoxe quitte le Conseil inter-religieux », publié par Association Sarajevo le 14 avril 2004, mis en ligne par le Courrier des Balkans, consulté le 15 août 2013. http://balkans.courriers.info/article4326.html

du parti nationaliste croate HDZ et membre de la présidence collégiale de Bosnie- Herzégovine entre 1999 et 2000125. Les représentants de la religion musulmane cultivent les

mêmes ambiguïtés que leurs homologues catholiques ou orthodoxes, bien que leurs discours soient axés sur le thème de la concorde entre les peuples, et appellent au retour de relations harmonieuses entre les communautés. Le reis ouléma Mustafa Ceric (1993-2010) s’était particulièrement illustré dans cet exercice, en participant à de nombreux forums inter- religieux ou culturels à travers le monde126. Cependant, il ne se référait que rarement à la

réalité bosniaque, et privilégiait en Bosnie un discours sur l’union de l’Umma et la réconciliation inter-musulmane à travers le monde127.

En 2012, une véritable politique œcuménique semblait avoir été initiée. Parrainées par la communauté de Sant'Egidio, les « Rencontres pour la paix » réunirent début septembre à Sarajevo les instances du Conseil inter-religieux128. Très médiatisées, ces rencontres n'ont

pourtant réunies que 2 000 personnes. Des voix discordantes se firent entendre contre l'organisation de cette grand messe de la réconciliation, mettant de côté les rancœurs en présence des caméras et du président du Conseil européen M. Van Rompuy, mais ne parvenant pas à masquer l'hypocrisie dans les discours et les attitudes129. Il est reproché au Conseil inter-

religieux de n'adopter aucune décision concrète pour renouer les liens entre communautés. Concernant la religion musulmane qui nous intéresse plus particulièrement, elle continue a être perçue par de nombreux chrétiens des Balkans comme élément exogène, malgré des siècles de présence. Le doyen de l'université d’Études islamiques de Sarajevo, Ismet Busatlic, préfère mettre en avant les exemples de collaboration active entre catholiques et musulmans:

125« Le Cardinal Pulic quitte le conseil interreligieux de Bosnie-Herzégovine », publié par Association Sarajevo le 11 février 2004, mis en ligne par le Courrier des Balkans, consulté le 15 août 2013. http://balkans.courriers.info/article4079.html

126DERENS Jean-Arnaud, « Bosnie : l’Islam et le reis-uléma... », Op. Cit., pp. 7-10. 127Ibid. p. 77.

128« Sarajevo : œcuménisme, le dialogue inter-religieux et leurs limites », mis en ligne par le Courrier des Balkans le 16 septembre 2012, consulté le 15 août 2013 http://balkans.courriers.info/article20679.html 129Ibid. Jovan Divjak, général d'origine serbe responsable de la défense de Sarajevo pendant le siège de 1992-

1995 s'est exprimé contre l'organisation de tels événements : « Bien sûr, il est aujourd’hui nécessaire de parler avec les religions, car ce sont toujours des forces très importantes dans la société et l’opinion publique. [...] Mais je garde toujours les images de ces « hommes de paix » qui bénissaient les combattants avant de les envoyer au front. La guerre n’est jamais le produit, elle naît d’un accord entre tous ceux qui ont un pouvoir... Y compris les hommes de religion ».

« nous avons invité des professeurs de théologie catholique à venir apprendre à nos élèves les bases de leur religion. Nous avons des cours de philosophie chrétienne et juive, l’autonomie des professeurs est absolue. Cela marche depuis des années et l’échange est réciproque : ils nous demandent aussi de leur envoyer nos professeurs pour qu’ils enseignent les bases de la foi islamique dans les séminaires »130. Des progrès existent donc, mais grâce à la volonté

d'individus qui ne peuvent affronter un système où hommes politiques et autorités religieuses se complaisent des divisions issues des accords de Dayton, conservant jalousement leurs droits de veto face à la peur de vivre ou de revivre l'expérience de la minorité. Les déclarations du Conseil inter-religieux, pour louables qu’elles soient, ne se traduisent par aucune action au niveau local favorable à la réconciliation. Desmon Maurer, auteur d'un article pessimiste sur les relations inter-religieuses en Bosnie-Hezégovine, rappelle que le Conseil ne fut créé que grâce à la pression des acteurs internationaux. Ses observations justifient largement la vision d'un « clash des civilisations » dans le pays, alimenté par des leaders religieux cupides et haineux : « These leaders, chiefs, are patriarchal archetypes of the father from earlier, despotic times and they require a people that will listen unto them. […] They themselves are not mature enough and have not proved capable of organising the Interreligious Council, an arrangement they were practically forced into by international factors »131.

Les autorités islamiques au niveau local usent facilement du discours de victimisation, se référant systématiquement aux défauts de l'autre communauté pour expliquer la rupture du dialogue. Dans ses entretiens menés à travers le pays avec des religieux musulmans, essentiellement des imams, Janine Natalya Clark identifie des positions qui se répètent par ailleurs chez les religieux catholiques ou orthodoxes : le rejet de la responsabilité sur l’autre partie (s’il n’existe aucun dialogue avec le monastère ou l’église, c’est parce que celles-ci s’y refusent), la propension à se présenter comme victime (tous les combattants sont des martyrs, ou shehides chez les musulmans), le déni des atrocités de la guerre (les massacres contre les Serbes dans la région de Srebrenica n’ont pas eu lieu) ou à un degré moindre, leur réinterprétation (les Serbes tués étaient tous militaires, ou de toute façon la proportion de

130« Sarajevo : œcuménisme...», Courrier des Balkans, Op. Cit.

131MAURER Desmond, « Kaos ili novi Jeruzalem » (Chaos or New Jerusalem), Dani, Sarajevo, 11 novembre 2011, pp. 34‐36.

victimes serbes ou croates par rapport à celle des victimes musulmanes est dérisoire)132. Il est

très difficile de savoir si les autorités religieuses ont instrumentalisé les populations pendant la « terrible décennie », ou si elles furent elles-mêmes instrumentalisées par les pouvoirs politiques. Il ne fait en tout cas aucun doute qu’elles participèrent activement à l’élaboration de discours nationalistes haineux, y compris chez les musulmans bosniaques.

Les autorités religieuses musulmanes locales ont des caractéristiques qui leurs sont propres dans la gestion des rapports entre communautés. Tout d’abord, les imams sont relativement jeunes, formés à la hâte au lendemain de la guerre suite au « renouveau islamique ». Beaucoup d’entre eux ont étudié à l’étranger, et ne sont pas toujours à même de faire jouer leurs réseaux locaux pour promouvoir le dialogue entre fidèles133. Ensuite, l’influence du néo-

salafisme a créé des positions divergentes au sein de la communauté religieuse. L’ouverture face aux autres religions est une question où s’affrontent partisans d’une ligne dure et défenseurs d’un islam ouvert et tolérant. Selon Kenneth Morrison, les imams modérés sont « vus par les Wahhabites comme corrompus et coupables de la prolifération d’un islam qui ne correspond pas à leur interprétation du Coran »134. Bien que numériquement peu nombreux,

les « wahhabites » disposeraient désormais d’un pouvoir d’influence important, en obstruant notamment le dialogue inter-religieux.

L'invasion de symboles religieux au cours de la dernière guerre a réduit la perception du conflit à celle d'un affrontement confessionnel, comme le défendent certains auteurs, y compris bosniaques135. Dès la fin de la guerre, Halid Causevic prit position contre la politique

nationaliste du président Izetbegovic et l'idée selon laquelle la guerre avait été déclenchée par l'invasion de l'armée fédérale yougoslave dans un pays récemment indépendant et souverain. Dans un entretien avec un journaliste du quotidien Dani, il pose clairement le facteur religieux comme déclencheur de la guerre : « Let me add that this was a religious civil war. Mosques and churches were demolished, priests of all faiths destroyed... The war followed exactly that

132CLARK Janine Natalya, « Religion and reconciliation... », Op. Cit., pp. 671-694. 133Ibid p. 684.

134MORRISON Kenneth, « Wahhabism in the Balkans » in Advanced research and assessment group, Defence

academy of the UK, Février 2008, p. 11.

135Sur les symboles religieux dans le paysage public en Bosnie-Herzégovine, voir SELLS Michael, « Crosses of blood: sacred space, religion and violence in Bosnia and Herzegovina » in Sociology of religion, Vol. 64, N°3, automne 2009, pp. 309-331.

path, which means that Bosnia-Hercegovina still hasn't matured to become a multi-religious, multi-national and multi-ethnic state as is frequently mentioned »136. Il est encore

extrêmement controversé de présenter le conflit en termes de guerre civile ou inter-religieuse. Cette thèse fait peser d'importantes responsabilités sur les dirigeants nationalistes du SDA, eux qui préférèrent faire sécession sans l'accord de tous les peuples constitutifs du pays et en violation de la Constitution de l'époque, précipitant le pays déjà massivement investi par des soldats serbes vers la guerre137. Ensuite, ce point de vue détruit l'image d'un pays à la tradition

multiculturelle et tolérante, qui aurait été violenté par des forces extérieures.