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Les rôles associés au « noyau dur » du groupe d’exploitation

On peut appréhender ce que l’on a qualifié de « noyau dur » du groupe d’exploitation à partir des individus qui, à un moment ou un autre de leur parcours, auront pris part au serment d’allégeance. Ce serment va en effet non seulement créer un lien entre la madam et celle qui s’engage, mais plus largement entre ces dernières et le chief priest, les témoins (qui peuvent être des proches de la madam ou du proxénète ou de celle qui sera exploitée) et les pair(e)s qui vont elles aussi prêter serment.

Les rôles inclus dans ce noyau dur sont ceux de « prostituée », « tutrice », « gestionnaire des lieux de prostitution » et « proxénète ».

Le travail réalisé autour des statuts, des rôles et des relations des acteurs identifiés dans une procédure pénale, nous a permis de dégager le profil type associé aux rôles élaborés. Il ne porte à ce stade que sur un seul dossier. Néanmoins, la quantité d’individus qui apparaissent en procédure d’une part – soit 284 individus - , et notre connaissance de cette forme de

criminalité d’autre part, constituent deux éléments qui permettent d’assurer de la fiabilité des tendances dégagées. Les informations utilisées à ce stade sont principalement l’âge des personnes endossant ces différents rôles, leur situation maritale, le nombre de langues parlées, mais également la manière dont les individus cumulent les rôles. Elles mettent en évidence l’existence d’une trajectoire, si ce n’est d’une carrière criminelle au sein des réseaux nigérians137. Ce concept, et la théorie de l’apprentissage élaborée par Sutherland, visent à rendre compte du processus par lequel des individus deviennent des déviants professionnels138.

A leur arrivée dans le pays dans lequel elles vont être exploitées, les filles et femmes nigérianes commencent par exercer le rôle de « prostituée ». Ce rôle a été attribué à quiconque est ou a été en situation de prostitution. 96 individus exercent ce rôle dans les données utilisées. Or, les 42 personnes auxquelles on a attribué uniquement ce rôle disposent de caractéristiques sociodémographiques différentes de l’ensemble de la population dite « prostituée ». Leur moyenne d’âge est ici de 24 ans soit 4 ans de moins que la population féminine globale et la proportion de celles d’entre elles qui sont célibataires et plus importante que chez celles qui cumulent plusieurs rôles. L’âge et la situation maritale semblent donc pouvoir être mis en relation avec la place dans la hiérarchie du groupe.

Au sein de la hiérarchie sociale du groupe, elles vont ensuite devenir « tutrice », puis « proxénète », à moins qu’elles ne fassent le choix de quitter le groupe. La référence à la progression sociale permettant de passer du rôle de prostituée à celui de « proxénète » revient fréquemment dans le discours. Ainsi, une mère dit à sa fille qui se prostitue en Europe : « Une fille a remboursé sa dette en dix mois. Si tu rembourses rapidement, tu deviendras une mama ». Dans un autre échange, elle dit à sa fille : « Si tu es sérieuse, dans moins d'un an, tu seras une mama ». Le terme mama signifie ici « proxénète ». La référence à cette progression sociale est aussi utilisée par les proxénètes. Ainsi une d’elles rapporte l’échange suivant : « J'ai parlé à la fille de mon amie d'enfance (…). Je lui ai dit que si elle était gentille, dès qu'elle aurait fini ce qui l'a amenée ici, elle pourrait elle aussi faire la sienne, rester là où elle est et chercher la sienne pour aider sa famille. Je lui ai dit de baisser la tête »139.

Le rôle de « tutrice » a été attribué à celle qui a la charge de la personne qui se prostitue. Elle sert d'intermédiaire entre elle et son ou sa proxénète. Son rôle peut être plus ou moins conséquent. Selon les cas, elle initie, donne les vêtements destinés à la prostitution, informe sur les règles de sécurité et d’hygiène, place, surveille, accueille, menace une fille, recueille/collecte l'argent. Elle peut, semble-t-il, assurer par délégation toutes les fonctions de « management » exercées par le « proxénète » manager. Les femmes auxquelles nous avons attribué ce rôle sont en moyenne âgées de 26 ans, soit une moyenne d’âge un peu supérieure à celles qui n’exercent que le rôle de « prostituée » (24 ans). En outre, les sept individus pour lesquelles ce rôle a été renseigné endossent également le rôle de « prostituée », ce qui

137 H. BECKER, Outsiders : Etudes de sociologie de la déviance, Paris, Editions Métailié, 13 décembre 2012.

138 M. FELICES-LUNA, « Déviance et politique : la carrière des femmes au sein de groupes armés contestataires »,

Deviance et Societe, mai 2008, n° 2, pp. 163-185.

confirme le fait que l’on devient tutrice après avoir été prostituée et non l’inverse. Ce rôle apparaît intermédiaire dans la hiérarchie criminelle.

Le rôle de « gestionnaire des lieux de prostitution » renvoie à l’individu qui fournit à la « prostituée » et/ou « au proxénète » un lieu de prostitution140. Ce rôle inclut une dimension de gestion globale de l’organisation de l’espace consacré à la prostitution : répartition des filles, gestion des conflits entre communautés, vente ou location des places… De ce fait, tous les individus qui fournissent un lieu de prostitution ne sont pas gestionnaires de lieux de prostitution. Les « proxénètes » peuvent fournir des lieux aux filles qui travaillent pour eux, sans assurer le rôle de « gestionnaire des lieux des prostitution ». Néanmoins, ils vont se procurer ladite place auprès d’un individu exerçant ce rôle. Il est encore difficile de situer le rôle de « gestionnaire des lieux de prostitution » dans la carrière criminelle, mais le fait que la totalité des individus pour lesquels on dispose de l’information soient identifiés comme étant en couple laisse à penser qu’il s’agit d’un rôle relativement avancé au sein de celle-ci.

Le rôle de « proxénète » ne coïncide pas avec la définition juridique qui est plus large141. Au sens juridique, le proxénétisme désigne le fait « d’aider, assister, protéger la prostitution d’autrui ; tirer profit de la prostitution d’autrui, d’en partager les produits ou de recevoir des subsides d’une personne se livrant habituellement à la prostitution ; embaucher, entraîner ou détourner une personne en vue de la prostitution ou exercer sur une pression pour qu’elle se prostitue ou continue à le faire »142. Ici, le terme « proxénète » va renvoyer au fait de sélectionner, manager, encadrer la prostitution ou encore de financer la migration de celle qui va se prostituer. Le choix a été fait de ne retenir qu’un seul rôle pour englober deux dimensions : le management et le financement. Le fait de manager inclut la direction, l’encadrement, l’encouragement, le conseil des filles dans leur activité prostitutionnelle. Cela peut aussi inclure le fait de les sélectionner selon des critères qui varieront selon les formes d'exploitation. Dans le contexte de traite transnationale, le « proxénète » peut également assurer des fonctions de « sponsoring », ce qui implique de prendre en charge le coût de la migration (papier, voyage, etc .) et en obtenir la compensation par le paiement – sous la contrainte le cas échéant – d’une somme cinq à six fois supérieure au montant investi. Il peut s’agir indifféremment d’un homme ou d’une femme. Les fonctions de sponsoring et de management peuvent être alternatives ou cumulatives. En d’autres termes, certains proxénètes ne feront que manager, d’autres ne feront que sponsoriser, quand d’autres enfin assureront les deux fonctions.

Parmi les données étudiées, nous avons attribué ce rôle à 54 individus dont 83 % de femmes. Les femmes auxquelles a été attribué le rôle de « proxénète » sont en moyenne plus jeunes (29 ans) que les hommes auxquels a été attribué ce rôle (38 ans), mais plus âgées que celles n’exerçant que ce rôle (24 ans). Parmi les 17 femmes « proxénète » pour lesquelles cette information a été renseignée, 15 sont en couple, mariées ou divorcées/séparées. Seules deux sont célibataires. Cet élément confirme le fait que l’acquisition du rôle de proxénète intervient à un moment où les personnes commencent à acquérir une certaine stabilité sociale. Pour

140 Ibid., p. 72.

141 Ibid., p. 66.

mémoire, parmi les personnes qui n’ont que le rôle de prostituées, plus de la moitié était célibataire. Les neuf hommes « proxénète » sont davantage localisés au Nigéria ou dans un autre pays d’Europe que la France. Trois individus n’exercent que ce rôle. Lorsque les hommes « proxénète » cumulent avec d’autres rôles, ils n’exercent aucun rôle spécifique à l’exploitation mais cumulent avec des rôles transversaux à d’autres formes d’exploitation. Parmi les six hommes « proxénètes » qui cumulent, tous sont également « prestataires migration », quatre d’entre eux cumulent également le rôle de « prestataire recrutement, contrôle, logistique ». Au sein de ces quatre derniers individus deux cumulent un quatrième rôle, non hiérarchisé, de « prestataire financier ».

Le rôle de « proxénète » correspond à une position élevée et probablement – mais ce point reste encore à confirmer – à la position la plus haute dans la carrière criminelle au sein des groupes nigérians. Le « proxénète » a sous ses ordres la « prostituée » mais également la « tutrice » à qui il/elle délègue les fonctions de surveillance. Néanmoins, il existe vraisemblablement une hiérarchie au sein même de ce rôle de « proxénète ». A ce stade, nous n’avons pas encore d’éléments précis permettant de confirmer ces hypothèses mais il est probable que le fait d’être un homme ou une femme a une influence sur la position au sein du groupe, de même que l’appartenance à un club de femme ou à un groupe cultist.

Le rôle « encourage la prostitution » qui est pourtant en lien direct avec le processus d’exploitation ne sera pas étudié ici, car il ne s’inscrit pas dans la carrière criminelle évoquée. Il est assuré essentiellement par les mamans des prostituées qui sont restées au pays (même si rien n’exclut qu’un père ou une autre personne de l’entourage de la prostituée assume ce rôle). Les personnes qui l’exercent ne prennent pas une part active dans le système d’exploitation, mais elles y participent en encourageant les filles à se soumettre à leurs proxénètes et à respecter le serment. Leur degré d’implication est néanmoins variable143.

Parallèlement aux rôles exercés par les individus qui prennent part à ce qu’on a qualifié de « noyau dur » du groupe d’exploitation, il convient de revenir sur les rôles transversaux que l’on peut rencontrer dans différentes formes d’exploitation (traite à des fins de travail ou délinquance ou mendicité forcés…).